Les récentes déclarations de Rached Ghannouchi concernant les appétits présidentiels de l’actuel Premier ministre ont suscité des réactions critiques d’un certain nombre de dirigeants nadhdhaouis dont Abdelatif Mekki apparait comme le porte-parole officieux aux côtés notamment de Mohamed Ben Salem et Samir Dilou. Si, dans ses propos tenus dans divers médias, l’ancien ministre de la Santé, n’a pour l’instant exprimé aucune divergence programmatique, avec Ghannouchi, pour s’en tenir à des appréciations d’ordre tactique. Il n’hésite pas cependant à remettre en cause l’autorité du président d’Ennahda et le mode de fonctionnement du parti. Malgré la prudence et les ambigüités de son discours, le plus notable, est certainement le fait de s’affirmer publiquement, d’afficher plus ou moins ouvertement ses propres ambitions et, plus encore peut-être, de suggérer qu’il représente un courant au sein d’Ennahdha.

Certes, depuis la révolution, nous avions tous entendu parler de divergences d’opinion au sein du parti islamiste, on pouvait repérer, ou penser reconnaître, des « durs » et des « mous », des « faucons » et des « colombes », des « archéo » et des « novateurs », des sectaires et des opportunistes. Les rumeurs, les conversations de café et, plus bas encore, au rez-de-chaussée de l’intelligence, les pseudo-révélations des médias les plus hostiles à Ennahdha, nous permettaient de distinguer, ou de croire distinguer, les différents clans, les humeurs des différents dirigeants, les compétitions entre cliques. Combien d’amis ai-je qui étaient capables sous l’ancien régime de me raconter par le menu les bisbilles entre Ben Ali et sa femme, comme s’ils passaient leurs nuits sous le lit du couple présidentiel, et qui, aujourd’hui, l’air de ne pas douter eux-mêmes de leurs propos, me décrivent dans le détail les chamailleries au sein d’Ennahdha ! Malgré tout ce bavardage, rien ou presque rien, en tout cas pas grand-chose, ne transpirait vraiment concernant les dissensions réellement significatives au sein de ce mouvement. Surtout, même quand cela était le cas, comme il est apparu avec la sécession de Jebali puis les mésaventures d’Ali Laraïedh, l’idée dominante restait, et demeure largement encore, qu’Ennahdha était un bloc de granit et que Ghannouchi, chef tout puissant et arbitre suprême, en colmatait les éventuelles fissures. Cela, dans l’esprit de beaucoup, confirmait le caractère « totalitaire » et le danger mortel que représentait Ennahdha, et participait à l’argumentaire en faveur d’un front de tous les « démocrates ».

Ennahdha, on ne peut en disconvenir, est un grand parti. La force centripète qui a préservé jusque-là son unité trouve son principe non dans une quelconque nature totalitaire, mais dans une longue histoire – faite de combats et de souffrances communes -, des références doctrinales puissantes, un mythe fédérateur, de fortes relations ancrées dans le temps avec des courants similaires dans l’espace musulman et un véritable enracinement populaire. Sur ce plan-là, en dehors de l’ancien parti au pouvoir, du moins à une certaine époque du bourguibisme, on ne peut comparer Ennahdha qu’à l’UGTT. Cela fait une immense différence avec les partis circonstanciels qui sont apparus au lendemain de la chute de Ben Ali. Là, réside sa force et là, bien plutôt que dans des financements occultes, résident les raisons de ses succès depuis la révolution et de son accession au pouvoir. Mais, là, réside aussi sa faiblesse. Car on ne s’empare pas d’un Etat en toute impunité. Quand on prend le pouvoir, on risque d’être pris par lui. C’est exactement ce qui est en train de se produire dans le cas du parti de Ghannouchi et c’est là qu’il faut chercher l’explication des divergences qui le traversent et, depuis peu, de leur manifestations publiques tant au sein du parlement qu’avec l’émergence du « courant » représenté par Mekki. Que des oppositions doctrinales existent, cela ne fait guère de doute. Pourtant, elles ne constituent pas le vecteur principal des conflits inter-nahdhaouis. Elles apparaissent et elles apparaîtront de plus en plus nombreuses, de plus en plus caoutchouteuses, au fur et à mesure que l’Etat, les rapports de classes sur lesquels il repose et les hiérarchies mondiales qui le structurent comme elles structurent l’ensemble de notre société, manifesteront leur formidable puissance d’aspiration.

L’Etat est un immense aspirateur, un normalisateur, y compris pour ses propres membres, sa bureaucratie, ses responsables et ses dirigeants. L’acclimatation du parti islamiste à l’Etat ne pourra qu’y susciter de puissants conflits d’intérêts. Sans nul doute, l’agitation d’un Abdelatif Mekki, qui peine à masquer son désir d’être le futur candidat d’Ennahdha aux présidentielles ou le Premier ministre d’une coalition victorieuse, doit être comprise comme l’une des expressions parmi d’autres de l’intégration du parti islamiste à l’Etat et naturellement à ce qui reste de l’ancien régime. Ce qui est tout le contraire de l’ « islamisation » de l’Etat, redouté par tant de nos démocrates. Cela n’améliorera pas pour autant le sort des classes populaires mais, si l’on tient à rester optimiste, on peut toujours espérer que se libère aussi, au sein de l’islam politique ou à sa périphérie, un espace pour des militants qui y seront plus sensibles.