Si l’on veut décrire Magma Tunis, certains mots s’imposent inévitablement comme celui de foutoir. Parce qu’il n’hésite pas sur la première phrase, c’est par la grande porte d’un foutoir urbain qu’Aymen Gharbi entre en littérature. L’ambiance inhabituelle qui flotte sur ce roman s’écrit au bistouri d’un style électrique au ras des choses. En fond sonore, klaxons, aboiements et insultes font sourdre une étrange agitation en longs paragraphes, alors que Tunis est curieusement en proie à une inquiétante invasion de chats : des montagnes d’immondices et les sacs éventrés jonchent les rues, là où des performances d’art contemporain se préparent. Une poignée de visages et de corps en éruption, jeunes et moins jeunes, vont, viennent et se croisent entre les pages. Voilà réunis les ingrédients d’une intrigue qui, à coups de pétards et de mouvements de foule, donne à la capitale un élan incroyablement foutraque. Comme si, en pleine surchauffe, seules les latitudes de la fiction laissaient une ville et sa jeunesse exsuder le désespoir par tous les pores.

Mais peu importe que ce roman soit une fable ou un conte. Évidemment, cela ne préjuge de rien. Disons qu’à mi-chemin des deux, la fiction les parasite avec l’énergie brouillonne d’une cité où, le temps d’un course poursuite, tout peut arriver, y compris l’invraisemblable. Ayant dit cela, on n’a encore rien dit des personnages que les rencontres catapultent dans diverses directions. Drôle de type que ce Ghaylène, un urbaniste à côté de ses pompes, devenu « un débris calciné par l’âge adulte ». Jalousement amoureux de sa copine Chiraz, il claque la porte de son appartement au plafond écroulé pour traîner la patte en ville après une violente altercation avec cette étudiante en sociologie. Infidèle, celle-ci le trompe avec Felipe, le doctorant espagnol. Le cannabis aidant, Ghaylène est rongé par la culpabilité et pense à se suicider : il abandonne le corps de sa compagne sur le sol de sa salle de bain, croyant l’avoir laissé sans vie. Sauf que cette infidèle « dépressive en convalescence » réapparaît, et le jeune intello de partir à sa recherche.

On oublierait presque qu’à travers ces tribulations, Aymen Gharbi fait battre le cœur de sa fiction avec un sens de l’aiguillage, le doigt sur la carte. Laissant foisonner la matière de cette ville « comme un lieu bombardé qui exhibe ses béances et ses cadavres à la fin d’une guerre », le récit de Magma Tunis possède plus d’un rythme, mais remue d’un même pas le désenchantement de cette jeunesse. Dans un mélange paradoxal de sidération et de débandade inouïs, l’intrigue qui organise l’inattendu à travers une galerie de personnages loufoques. Ce serait sans compter sur l’errance des chiens et la prolifération des rats.Le malaise et la peur gagnent peu à peu la population. La menace aussi. On ne jase pas pour rien : nos protagonistes, qu’un commissaire de police soupçonne de préparer un attentat, s’aperçoivent qu’ils sont suivis par des flics en civil. Une fois le mystère du trou de la salle de bain résolu, c’est par un happening qu’ils décident de survoler l’îlot de la capitale en hélicoptère artisanal pour fuir les tirs de la police.

Entre les ruelles de cette ville brouillonne, Magma Tunis nous introduit sans qu’on y prenne garde dans le chaos speedé d’une jeunesse post-révolution. Et tout se passe comme si le romancier jetait sur ses pages les fragments d’une déroute hallucinatoire qui appuie parfois un brin trop. Quand les personnages prêtent leurs corps à la topographie de la capitale, leurs regards et les rencontres qu’ils font prennent une coloration absurde. Ainsi de ce labrador empêtré sous le sable, transformant la scène en peinture goyesque. Aymen Gharbi puise dans la littérature et les arts d’étonnantes gémellités que ce bordel urbain génère avec des situations lorgnant du côté de Beckett ou sortant tout droit de Tous en scène de Minelli. Toute l’agitation qui irrigue Magma Tunis verse en effet dans les eaux troubles de cette métaphysique secouée de délires et retenue en images.

Inutile de dire que la corde de Magma Tunis vibre de bien autres choses encore. Logique, c’est un huis clos à ciel ouvert où la fiction phagocyte et sublime les faits, les personnages que la réalité lui apporte. On dirait que la force peu commune de ce premier coup d’essai est celle d’un peintre d’atmosphère. Le style d’Aymen Gharbi y aide avec les latitudes descriptives de sa prose. Sans perdre la note, son écriture fourmille de faits et détails tel un inventaire hétéroclite, se gonflant avec humour tout comme les fausses pistes. Noircie aux feux versicolores des pétards, elle a quelque chose de corrosif. C’est d’ailleurs ce qu’il y a de plus jouissif dans Magma Tunis : un fatras d’affects et de percepts volcaniques efficacement mis en scène, aussi addictif que l’esthétique de proscrit qu’il distille et auquel il est difficile, si on veut jouer le jeu, de résister.