Crédit photo : Yasmine Kacha

En Algérie, comme ailleurs, mai commence par la fête internationale du travail, un mercredi, journée de manifestations marquée par des violences policières contre les manifestants. Cette répression ne découragera toutefois pas les manifestants qui sortiront en masse les vendredis suivants dans une temporalité censée être plus lente du fait du Ramadan et de la chaleur. Alors que la fin du mois approche, le gouvernement par intérim, en place depuis la démission d’Abdelaziz Bouteflika, est dans l’impasse. Le 25 mai, seuls deux personnes, méconnues, ont déposé leurs dossiers de candidature à l’élection présidentielle prévue le 4 juillet.

Si officiellement, le Conseil constitutionnel a jusqu’au 4 juin pour statuer sur ces dossiers, il n’y aura à priori pas d’élection présidentielle. C’est ce que demande la rue algérienne depuis plusieurs semaines. Que va-t-il advenir alors des institutions du pays ? Difficile à dire puisqu’au niveau légal, la Constitution algérienne ne prévoit pas l’annulation de la présidentielle. A la lecture des analyses qui émergent par ci, par-là, je repense à ceux et celles qui en Tunisie, plus de 8 ans après la fin de la dictature, ne cessent de me répéter depuis le début du Hirak algérien que nous devrions nous méfier d’une quelconque technicisation du débat politique.

De toute façon, à ce stade, les algériens s’inquiètent surtout du rôle grandissant de l’armée et de son chef. Pour résister, ils et elles continuent depuis février d’affluer dans les rues pour protester pacifiquement. La mobilisation est partout ; à Oran, Tiaret, Sidi Bel Abes, Guelma, Chelef, Skikda, Batna, Bejaia, Sétif, Constantine, Djelfa, Tissemsilt, Khenchla, Ghelizane,  Tamanraset, Tougourt et…Bordj Bou Arreridj où jusqu’au 14ème vendredi de protestation, un impressionnant tifo était déroulé chaque semaine.

Crédit photo : Yasmine Kacha

“El Djazaïr: Djoumhouriya, mechi caserna !”

En cet 11ème vendredi (le 3 mai), à Alger, ce que réclament les manifestants, c’est avant tout le départ du général Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée et de Said Bouteflika, frère et conseiller de l’ex-président. Ce dernier est arrêté le lendemain pour “atteinte à l’autorité de l’Armée” et “complot contre l’autorité de l’État”. Ainsi, Gaïd Salah qui a pourtant été nommé par Abdelaziz Bouteflika à la tête de l’armée en 2004 puis en 2013 vice-ministre de la défense nationale a lâché la famille de l’ex-président.

Quand il est arrêté, Saïd Bouteflika n’est pas seul. Il est accompagné de deux généraux et ex-directeurs des services de renseignements ; Mohamed Mediene, dit Toufik, forcé à la retraite en 2015 après avoir dirigé le département de Renseignement et de Sécurité (DRS) pendant plus de 20 ans et Ahmed Tartag qui l’a remplacé jusqu’à son arrestation. Tous les trois sont poursuivis sur la base des mêmes chefs d’accusation et transférés devant le tribunal militaire de Blida, où ils attendent leur procès.

Manifestation des étudiants – 26 février, Alger. Crédit photo : Huff Post Algérie

Le vendredi suivant, le 12ème donc, c’est encore le départ de Gaïd Salah qui est au cœur des revendications. Entre temps, Louisa Hanoune, secrétaire générale du Parti des travailleurs a été arrêtée le 9 mai, quelques jours seulement après avoir critiqué le chef d’état-major de l’armée. Transférée devant le tribunal militaire de Blida, elle aussi attend le début de son procès. Dans l’espace public reconquis par les citoyens, une pancarte rappelle que l’Algérie est inSISSIsable. Le chant « Sorry sorry, Gaïd Salah ! Ce peule n’est pas stupide ! Dégagez les tous » est entonné plusieurs fois. Un nouveau slogan fait son apparition : « Ce peuple ne veut pas d’un coup de théâtre à l’égyptienne ».

Les étudiants qui manifestent tous les mardis demandent également le départ de Gaïd Salah et la primauté du politique sur le militaire, en plus du droit d’exister par ce slogan marquant « faites place à l’étudiant. Ouvrez les portes ». Le mardi 7 mai, le dispositif policier mis en place entre la faculté centrale d’Alger et la Grande Poste est disproportionné par rapport au nombre de manifestants. La police a peur des étudiants et de toute corporation susceptible d’organiser le processus révolutionnaire en cours. Elle le fait savoir par sa forte présence qui ne peut qu’intimider les esprits. La circulation est très encadrée et les étudiants n’osent pas encore dépasser les barrières de « sécurité » et les interdictions d’accès à certains espaces. Ce sera chose faîte le 21 mai. Des étudiants seront arrêtés ce jour-là. Ce n’est pas la première fois. Les arrestations de manifestants pacifiques varient en nombre d’une semaine à l’autre. L’utilisation de la force (gaz lacrymogènes, canons à eau, coups de matraque…etc) également jusqu’à tuer le manifestant Ramzi Yettou, 22 ans, roué de coups de matraques lors de la manifestation du 12 avril. Il est décédé le 19.

 « Pas d’élections avec les gangs »

Ce que veulent les manifestants, c’est aussi l’annulation de l’élection présidentielle prévue le 4 juillet. Sur place, je demande à une manifestante si elle compte voter. Elle me dit que non parce qu’elle sait d’avance que l’élection sera truquée. Cette inquiétude, beaucoup d’algérien.nes la partage. Comment organiser un scrutin transparent en si peu de temps ? Comment s’assurer que l’instance chargée de l’organiser soit réellement indépendante et ne subisse aucune pression ? L’Algérie est un territoire de 2 millions de km2, immense, le plus grand pays d’Afrique. Comment alors ne pas s’inquiéter des garanties de transparence du scrutin ? Un avocat militant des droits humains me fait part avec insistance de ses inquiétudes par rapport à cette question, à laquelle vient s’ajouter dans le cas où elle serait réglée, la peur de voir les islamistes rafler la mise. Un autre manifestant me dit que le pays n’a pas besoin d’élections mais d’« hommes propres ». Il me lance quelques noms d’hommes politiques et militants des droits humains, déjà entendu ailleurs.

A ce moment-là, je me demande à quoi rêvent les manifestants dans le reste du pays, majoritaires ? Ce qui est sûr, c’est que le slogan on ne peut plus clair « pas d’élections avec les gangs » est répété partout. Il y a quelques semaines, une quarantaine de maires et des magistrats se sont ralliés à cet appel en annonçant leur refus de superviser les élections. La classe politique suit. La société civile, ONGs et syndicats compris, également. Le 27 avril, ceux-ci annonçaient l’organisation d’une conférence nationale de la société civile algérienne ouverte, dont les contours restent à définir.

Lundi 20 mai, Gaïd Salah prononce un discours ambigu. Il rappelle l’urgence de mettre en place l’instance indépendante pour l’organisation et la supervision des élections, tout en commandant aux marcheurs de faire émerger de vrais représentants se distinguant par leur sincérité et intégrité. Le 28 mai, du fait de l’absence de candidatures sérieuses, Gaïd Salah change de discours et ne parle plus que de dialogue et de concessions mutuelles.

24 février, Alger. Crédit photo : Huff Post Algérie

Envisager l’après « Dégagez les tous »?

Dans ce contexte complexe, la justice a pris le parti durant cette période d’intérim de lutter contre la corruption, ou plutôt de poursuivre tous ceux en lien avec le clan de l’ancien président A. Bouteflika, éveillant les craintes de manipulations d’une justice qui serait toujours asservie. En avril, les hommes d’affaires Ali Haddad et les frères Kouninef au cœur du système clientéliste mis en place pendant la présidence d’A.Bouteflika, ont été arrêtés. Issad Rebrab, richissime homme d’affaires, 6ème fortune africaine selon le classement Forbes aussi.

Le 26 mai, le nouveau procureur de la Cour d’Alger a annoncé avoir transmis à la Cour suprême les dossiers de 12 anciens hauts responsables, parmi lesquels les ex-Premiers ministres Abdelmalek Sellal et Ahmed Ouyahia. C’est la première fois que d’anciens responsables sont poursuivis dans le cadre d’affaires de corruption. S’il est impossible de connaître l’impact futur de ces bouleversements, beaucoup d’algériens appellent de leurs vœux la constitution d’une instance de transition avec des personnalités reconnues pour leur probité. D’autres considèrent qu’il est urgent de s’acheminer vers une assemblée constituante. La possible dégradation de la situation économique inquiète, le vide constitutionnel dans le cas où l’élection présidentielle ne serait pas tenue, aussi.

Dans ce tumulte d’angoisses et en cette veille du 15ème vendredi de manifestations, il est essentiel d’avoir l’optimisme de la volonté et de garder espoir dans la dynamique populaire que rien ne semble essouffler.