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Concert de Leila Hjaiej au Festival de la Médina, 2019

Toutes ces étiquettes n’auront malheureusement pas été suffisantes pour dissimuler un imaginaire manifestement stérile et un recours déplorable aux solutions de facilité, l’élément « patrimoine » chatouillant furtivement et sans effort l’enthousiasme des foules, et garantissant par conséquent une masse considérable de partisans, voire de supporters.

Souci de documentation ? Trop facile !

On ne peut ignorer cette immense précarité que la Tunisie traîne depuis toujours, celle de la documentation. D’aucuns soutiennent qu’il serait urgent et indiscutable de soutenir une industrie culturelle « nationale » et rétrograde, se voulant étroitement liée et concernée par la reconstitution des trésors méconnus des fameux « trois mille ans d’Histoire » (qui font polémique à part). La conséquence ? Un paysage folklorique fier et arrogant, qui relève la plupart du temps plus d’un regard personnel du « créateur » que d’une restitution objective et crédible d’éléments listés sur le répertoire du patrimoine national, ou de l’Histoire collective.

Le fantasme de la médina

La médina se retrouve bien malgré elle sacrée « centre du monde », tant dans les titres de certaines œuvres musicales que dans certains scénarios de longs métrages. Et c’est ainsi que l’on se retrouve à raviver, voire magnifier l’histoire de certaines figures de la pègre locale, tout comme les quelques pages de résistance dont elle a été le théâtre durant l’occupation française. On compte pourtant plusieurs autres pôles historiques et patrimoniaux, autant riches que méconnus, et auxquels l’attention n’a pas été largement accordée, non par omission, mais par obligations stratégiques. Ce sont les lois d’un sentiment de nostalgie collective sur lequel on mise et on se concentre avant même l’élaboration de l’œuvre.

Un commerce juteux

Réduit au rang de serviteur, l’art dans cette conception génère tant satisfaction, que forte demande. On se laisse entrainer dans ce qu’il serait aisé de qualifier de « terre à terre », garantissant à la fois un confort sans équivoque pour les cervelles réceptrices ainsi qu’une vendabilité certaine pour les entités émettrices. Tout le monde y trouve son compte dirait-on, à tort sans doute, parce que ce ne serait qu’une manière d’opérer à une dégringolade culturelle progressive.

Alerte : les académiciens s’y mettent !

Naturellement, nous ne sommes aucunement dans un esprit d’exclusion, reconnaissant ainsi une nécessité de voir le patrimoine figurant parmi les majeurs axes d’intérêt culturel. Cependant, il reste inquiétant, voire menaçant, de constater que les académiciens prennent aussi ce même plaisir à se décommander de toute transgression, pour rejoindre la fièvre archaïque soutenant une suprématie arbitraire et inopportune du patrimoine en tant que pivot et moteur uniques d’un mouvement culturel prétendument actuel et progressiste. Parce qu’à côté, nous n’avons plus désormais de collectifs de romanciers actifs ou de compositeurs à même de nous mouvoir de temps à autres par leurs innovations. Toutefois, on souffre de cette fabrique d’intrusions orchestrée par des médias dominants et mercenaires, qui nous injectent régulièrement toutes sortes d’inconvenances et d’aberrations, et qui investissent avec une grandissante confiance dans l’adhésion populaire, évidente et inévitable dans ces conditions. Pour retourner aux académiciens, il faut souligner qu’ils sont au moins tenus de fournir un art nouveau, ne serait-ce que pour faire contrepoids à tout le reste, et pour également mériter un statut de spécialiste.

Un fâcheux procédé d’instrumentalisation de l’art ?

Ce paysage culturel correspond parfaitement à un art « étatique » conforme aux besoins périodiques des cérémonies et festivités « nationales ». Du centenaire de je ne sais quel auteur, jusqu’aux hommages redondants et interminables, l’objet culturel revêt exactement la même valeur que les ustensiles de grand-mères, ceux que l’on garde précieusement pour les grandes festivités et pour les retours médias d’une politique gouvernementale pro-culturelle et dignement alliée à l’identité nationale, un concept pour le moins, dérapant.

Revoir l’enseignement culturel serait une nécessité plus que jamais urgente, afin de semer les graines de nouvelles traditions de « consommation » culturelle. Si l’Etat tient à ce point à avoir la main mise sur les rouages du secteur, qu’il se penche sur la prévention de ces horreurs en prolifération nés d’un faux exercice de la « liberté », on le taxera peut être de censure (ce qui ne constituerait pas son ultime pêché) mais ça donnera sens et efficacité à une intervention étatique. Il faudrait également considérer la culture comme l’une des rares terres fertiles restantes au sein d’une Tunisie dominée par le doute et la tension.