Autant le dire tout de suite : sur le papier, L’Homme qui a vendu sa peau ne fait pas mystère de son intention de jouer dans la cour des grands. Sans doute, Kaouther Ben Hania possède-t-elle l’audace d’un flirt risqué avec l’air du temps, mais elle ne se contente plus de la surenchère d’un film à sujet, comme c’était le cas avec La Belle et la Meute. En fait, parce qu’il s’agit ici d’opposer les extrêmes, elle opte pour une scénarisation moins factuelle. L’idée de la fiction est en partie tirée des Cochons tatoués de Wim Delvoye auquel est réservé ici un rôle secondaire. Si, à l’écran, Ben Hania pose un pied sur le terrain du drame syrien, elle n’en fait pas moins un prétexte, et d’une pierre deux coups : sans mauvais jeu de mots, tout repose dans ce film sur le dos du personnage. Ce choix donne clef en main l’horizon de sa mise en scène, dans un renvoi constant du corps à son aliénation. Mais bien qu’il arbore les signes d’une fable stylisée, en se voulant plus malin que ne pouvait le laisser croire son cahier des charges, le film peine à convaincre.

S’il compte sur ses qualités d’écriture pour faire souffler le chaud et le froid, L’Homme qui a vendu sa peau trouve prétexte à cet exercice dans le motif scénaristique d’un étrange pacte « faustien » qui se propose à son protagoniste. Stimulant dans ses rouages, ce pacte se veut à la fois fidèle à l’esprit de son contexte syrien, mais se confond aussi avec un concept qui se révèle bien moins vraisemblable dans son déroulé. Exilé à Beyrouth et voulant rejoindre la femme qu’il aime, Sam, un syrien campé par Yahya Mahayni, accepte le deal de vendre littéralement sa peau, en se faisant tatouer un visa Schengen dans son dos par un célèbre artiste joué par Koen De Bouw. Le deal se complique par deux tensions que Ben Hania emboîte l’une dans l’autre : circuler aussi librement qu’une marchandise, dans un monde de l’art qui lui assigne le prix d’une vie humaine doublée d’une promesse de bonheur. Et de raccorder ces deux tensions à mesure que Sam prend conscience de n’être qu’un pion sur cet échiquier. Le scénario va porter à incandescence ce double bind en soumettant le protagoniste au piège qui menace de se refermer sur lui. Si ces deux extrémités permettent de dégager le scénario de ses jalons attendus, tout l’enjeu revient à poser en sourdine de grandes questions sans pour autant se laisser entraîner dans les failles d’un film à thèse. Ben Henia aurait-elle vu trop grand en repliant la liberté de circulation d’un exilé sur les contraintes d’un système avec lequel il doit s’accommoder ?

C’est en effet le cap esquissé par L’Homme qui a vendu sa peau pour faire corps avec son sujet. En faisant résonner les enjeux du drame syrien à travers le destin du jeune exilé aux poussées d’enthousiasme adolescent, Ben Hania explore les zones grises d’un désir de liberté au prix d’un tour de passe-passe dans le schéma d’action. Entre la fuite de Sam au Liban et sa rencontre avec le célèbre artiste Jeffrey Godefroi et son assistante – dans le rôle de laquelle se fond Monica Bellucci, froide comme une nuit sans tain –, s’ouvre une galerie où chaque personnage possède sa partition. Les niveaux fumigènes des périples et des incursions dans les coulisses gazeuses de l’art contemporain, n’en jouent pas moins de tous les ressorts, pour maintenir en éveil les extrêmes. Or si la fracture entre ces élans symétriques évacue le risque d’une narration prémâchée, par des ellipses qui s’apparente à des étapes à moitié investies, elle multiplie les rebondissements qui n’auront de cesse de remettre à plat ses enjeux tels une série de coups de poker.

Mais s’il faut malgré tout reconnaître que le scénario est trop subtil pour coudre le récit de fils blancs, L’Homme qui a vendu sa peau ne manque pas de redoubler la quête de Sam de métaphores épaisses sur le système, à travers le parallèle avec l’élevage intensif de poussins auxquels Sam dit vouloir ressembler. Mais en abandonnant ce corps aux mains du marché de l’art, le film ne lui ôte son contrôle que pour le mettre en situation contraire pour troubler les tentatives de réification. Au cœur de cette ambivalence, Ben Hania abat l’une de ses rares idées de mise en scène, dans un découpage qui prend soin de sublimer l’irruption du corps dans l’espace, filmé tel une coquille à l’abri du monde, où les cadres ciselés s’enchaînent comme des natures mortes grandeur nature. Idée interceptée : jeté à la pâture de l’assujettissement, ce corps en représentation s’appartient malgré tout par une forme de contre-pouvoir. Oui, mais voilà : la caméra, qui est de son côté, en se prêtant à ce jeu de subterfuge, pose sur cette création vivante un regard qui ressemble au point de vue de l’économie sur les choses. On dira qu’à l’heure de sa marchandisation, c’est l’argent qui le filme. Ne rejoint-on pas par là l’ambiguïté d’un cinéma qui compresse la réalité en se jouant de tous ses fonds de tiroir chic ?

On peut se le demander. Bien que la mise en scène de Ben Hania prenne en charge cette tension, L’Homme qui a vendu sa peau reste en réalité trop soucieux d’en assurer plutôt les arrières : si elle ne cède pas aux sirènes du spectaculaire, la volonté de bien faire s’assimile pourtant à une grande manœuvre de lissage, délaissant les aspérités pour n’en garder qu’un écrin de soie, sur le terrain d’un anti-naturalisme assumé. A priori, cette mise en scène onirique se révèle adaptée en l’état, avec la bonne dose de contrastes dont elle assaisonne sa photographie. C’est vrai des intérieurs, lors des scènes où les déambulations de Sam devant les chefs-d’œuvres, pour rejoindre son emplacement au sein des salles d’expositions encore vides. Curieusement laissée en friche, c’est peut-être là une idée que le film n’exploite qu’au prix d’un paradoxe : faire remonter à la surface, sous un romanesque étouffé, l’exil de la vie dans la représentation ; tout en interrogeant cet ordre aliénant dans un détachement qui tend plutôt à en gommer les effets. Mais au-delà des limites de l’esthétique arty, le problème tient aussi à la manière dont le scénario dresse devant son protagoniste les figures d’un contexte inventorié de fond en comble, entre mari pro-régime, associations de réfugiés, et mises en scène à la Daech. La façon dont Ben Hania borde son protagoniste de toute part, tend à sa manière non seulement à articuler une série d’arbitraires scénaristiques, mais aussi à boucler en quelque sorte la boucle. C’est le problème de ce type de récits qui, voulant déjouer les ressorts sur lesquels un spectateur averti aurait deux temps d’avance, bute sur un dénouement trop volontariste par un montage qui privilégie le serpentin à la ligne droite, vrillant sa logique pour faire tourner la machine à vide. Et ce n’est rien de dire que, de son rebondissement final, ne reste qu’un tour de passe-passe.

À défaut de convaincre, Ben Hania garde sur le terrain de l’actualité et du fait divers une distance de guetteuse sur ses compères. Le fait d’être rodée aux sujets à forte valeur ajoutée, que la mise en scène vient polir en surface, plaide sans doute en faveur d’une maîtrise avec laquelle elle a su définir les ambitions de son film. Mais sans minimiser la dextérité que son écriture scénaristique et visuelle a réclamée, L’Homme qui a vendu sa peau laisse l’impression d’une construction forcée. C’est le paradoxe de mettre sur le tapis tout un art de disséquer les travers du monde en élaguant les herbes folles entre les rails, renvoyant dos à dos l’intention et l’élan pur, la logique de l’effet et l’artifice de ses ficelles. De là l’impression que Ben Hania peine à faire sa mue dans un système d’écriture qui, aussi efficace et huilé qu’il paraisse, n’en demeure pas moins éprouvé.