Créé en 2016, le ministère des Affaires locales était chargé de la mise en œuvre de la décentralisation et de la politique de développement local. « Nous l’avions, à l’époque, compris comme une forme de consécration et de reconnaissance de la place primordiale des affaires locales dans la politique de l’Etat », se souvient Yassine Turki, maître de conférences en urbanisme et spécialiste de la question de la décentralisation. « Il est légitime de s’interroger sur les raisons de son absence au sein du nouveau gouvernement, mais aussi sur le manque de communication », poursuit-il. Dans un communiqué publié aux lendemains de l’annonce de la composition gouvernementale, Al Bawsala dénonce l’absence d’un ministère des Affaires locales et appelle la cheffe du gouvernement, Najla Bouden à clarifier ce point sans délai. Elle a également appelé la cheffe du gouvernement à préciser l’autorité de tutelle des collectivités locales. L’ONG a par ailleurs souligné « l’importance de communiquer clairement sur le sort des collectivités locales et des différents structures déconcentrées notamment le poste de gouverneur ».

L’échec du ministère des Affaires locales

Municipalité de Bizerte, photo par Citizen59, CC BY-SA 3.0 Wikimedia.

Du côté de la Fédération Nationale des Communes Tunisiennes (FNCT), on affiche un certain optimisme. Son président Adnen Bouassida tient à rappeler que selon le décret 117, la suppression et la restructuration des ministères relève des prérogatives du président de la République. Bouassida se veut rassurant : « la suppression du ministère des Affaires locales dans le nouveau gouvernement ne signifie pas l’annulation du processus de décentralisation ou la suppression du chapitre 7 de la Constitution de 2014, relatif au pouvoir local ». D’ailleurs, il considère que le ministère des Affaires locales a échoué dans sa mission. « Il était supposé défendre les intérêts des communes auprès du pouvoir central, taper du poing sur la table, mais force est de constater qu’il n’a pas joué le rôle que l’on attendait de lui », regrette Adnen Bouassida. Selon lui, deux exemples témoignent de cet échec : la baisse du budget alloué aux municipalités « passant de 4 à 2,5% du budget de l’Etat » et les retards dans la publication des décrets d’application du Code des Collectivités Locales (CCL).

Un discours mesuré qui tranche avec le communiqué de la FNCT publié après le coup de force institutionnel du président de la République, accusant Saied d’être responsable de la crise politique. « Les affaires locales auront nécessairement un point de chute, et quelque soit la forme qu’il prendra, ce que nous demandons, c’est un ancrage du processus de décentralisation dans notre pays ». Même son de cloche chez Yassine Turki qui a observé une plus grande efficacité lorsque les affaires locales étaient gérées par le ministère de l’Intérieur : « la direction générale des collectivités locales avait une marge de manœuvre plus importante et le seul fait qu’elle soit sous l’égide du ministère de l’Intérieur lui assurait plus de pouvoir et d’autorité ». En effet, avant la création d’un ministère dédié aux affaires locales, c’était le ministère de l’Intérieur qui était en charge des questions relatives aux collectivités locales. Et c’est justement à cette époque que la rédaction du code des collectivités et de la loi électorale locale a été initiée. « L’une des plus grandes réformes postrévolutionnaires a été réalisée alors que les affaires locales étaient sous la tutelle du ministère de l’Intérieur : loin d’être un élément de blocage, cela a au contraire facilité les choses ». Or justement, le passage vers un ministère dédié « n’a pas abouti à un renforcement des capacités », observe-t-il.

Vers un recul ?

Municipalité de Sayada, photo par Citizen59, CC BY-SA 3.0 Wikimedia.

Indépendamment de ce constat, « la suppression du ministère des Affaires locales est porteuse d’un message qui remet en cause le chemin parcouru jusque-là », s’inquiète Yassine Turki. Mais ce sont aussi les récentes déclarations de Kais Saied qui ont amené de nombreux observateurs à s’interroger sur les intentions présidentielles. Dans une vidéo publiée le 13 octobre sur la page Facebook de la présidence de la République, le président affirme, en référence au Code des Collectivités Locales, que des lois, « taillées sur mesure », ne permettent pas de contrôler et d’exiger des comptes aux municipalités, et qu’elles sont « un Etat dans l’Etat ». En parlant de « certaines collectivités locales », il affirme « qu’il est temps de prendre les mesures nécessaires pour que cessent leurs crimes. Ils rejoindront les déchets qu’ils ont amassés et finiront à leur vraie place dans la poubelle ».
Un avertissement qui a piqué au vif Walid Ben Omrane, consultant en gouvernance locale. « Que compte t-il faire ? Dissoudre les 350 conseils municipaux ? », s’insurge-t-il. Depuis la Révolution, plusieurs avancées ont permis de réorganiser le pouvoir local. En mai 2016, le ministère des Affaires locales a achevé l’extension des communes à l’ensemble du pays. Quelque 187 municipalités ont été agrandies et 86 ont été créées : 350 communes quadrillent désormais l’ensemble du territoire, contre 264 en 2016. En janvier 2017, le parlement a voté la loi électorale organisant le scrutin communal. A l’issue de débats houleux, l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) a adopté, en avril 2018, le Code des collectivités locales. En mai 2018, se sont tenues les premières élections municipales libres de l’histoire du pays. Plus de 7200 élus locaux, dont 33% d’indépendants, ont pris place au sein des 350 conseils municipaux. Mais si les acquis en termes de « décentralisation politique » sont réels, l’action publique locale reste limitée. « Le chemin est encore long, mais pourquoi vouloir détruire ce que nous avons si difficilement bâti ? Parce que dans certaines municipalités il y a des irrégularités, on remet tout le processus en cause ? », regrette Chaima Bouhlel, consultante en décentralisation et ancienne présidente d’Al Bawsala. « Le président Kais Saied pratique la politique de la table rase », poursuit-elle.
Pour les deux experts, la suppression du ministère des Affaires locales ne présage rien de bon. Et mettre les Affaires locales sous la tutelle du ministère de l’Intérieur marquerait un retour en arrière d’une décennie. « Ce scénario mettra en concurrence les affaires locales et les forces sécuritaires, en termes de priorités politiques et de budget. Je ne crois pas que cela va aider au processus de décentralisation, au contraire ! », fulmine Chaima Bouhlel.

Décentralisation ou déconcentration ?

Municipalité de Somâa, photo par Seyfeddine Ben Mansour, CC BY-SA 3.0, Wikimedia.

Le président est-il en train d’appliquer sa vision du pouvoir local et de la « décentralisation » en particulier ? Pour Walid Ben Omrane, « Kais Saied croit en un Etat fort avec un pouvoir déconcentré mais pas décentralisé ». Nuance. Si la déconcentration et la décentralisation ne peuvent se comprendre l’une sans l’autre, elles ne reflètent pas la même vision du pouvoir local. En effet, la décentralisation confère à la collectivité locale le statut d’une structure administrative distincte de l’administration centrale. Alors que la déconcentration consiste à transférer des compétences du pouvoir central nommées par l’Etat, agissant pour son compte et chargées de gérer les affaires d’une circonscription. « Si on analyse son programme électoral, il n’y a pas vraiment de surprises : Kais Saied croit davantage aux gouverneurs, aux délégués et aux chefs de secteurs. Il croit en un pouvoir déconcentré, dans un régime présidentiel et une démocratie directe », explique Chaima Bouhlel. Saied est, en effet, sans ambiguïté au sujet de la démocratie locale, une question martelée à longueur de discours. Les assemblées locales et régionales dont il a longuement expliqué le mécanisme lors de sa campagne électorale, sont l’incarnation du pouvoir restitué au peuple. Il est alors difficile de ne pas voir en la suppression du ministère des Affaires locales la volonté du président de concrétiser son projet politique.