Mise au banc des accusés par le président de la République, inculpée par le comité de défense des de Chokri Belaid et Mohamed Brahmi, la justice, et plus précisément son instance de régulation, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), vacille.
Le comité de défense des deux martyrs a étalé, lors d’une conférence de presse tenue le 9 février, l’étendue de ce qu’il appelle «la connivence et la complicité» du CSM avec le crime. Il s’appuie sur les multiples manœuvres des magistrats chargés du dossier des assassinats de Belaid et Brahmi. Il cite ainsi les agissements du président du CSM, Youssef Bouzakher, ayant voté contre la levée de l’immunité de Béchir Akremi, ancien procureur de la République près le Tribunal de première instance de Tunis. Tenu responsable de dissimulations de preuves dans les affaires Belaid et Brahmi, Akremi était en charge de ces dossiers depuis 2013, en tant que juge d’instruction puis en tant que procureur de la République.
Bouzakher accusé
Bouzakher aurait également demandé au procureur général de rejeter la demande du ministre de la Justice de mener une enquête au sujet de l’appareil secret du mouvement Ennahdha. Parmi les 26 personnes appartenant à cet appareil d’après le comité de défense, 16, dont Rached Ghannouchi, n’auraient délibérément pas été poursuivis par le ministère public.
Koutheir Bouallegue, membre de ce comité, a indiqué que ce dossier aurait été délibérément transféré du pôle judiciaire de Tunis au juge d’instruction près du Tribunal de première instance de l’Ariana. Chacun des deux magistrats ayant siégé dans cette juridiction auraient enterré l’affaire durant une année. Puis, ils auraient demandé à être transférés. Leurs demandes ont été acceptées par le CSM. Pour Bouallegue, le président du CSM serait ainsi à la solde du mouvement Ennahdha.
Des accusations niées en bloc par le parti islamiste. Lors d’une conférence de presse tenue le même jour, le porte-parole d’Ennahdha Imed Khemiri a qualifié le comité de défense des martyrs de «comité de la tromperie». Pour lui, ce comité est en train de mener contre eux une campagne de diabolisation, au profit de Kais Saied. Il avance que si Ennahdha détenait un appareil secret, le «coup d’Etat» du président de la République n’aurait pas pu avoir lieu.
Prenant la défense du CSM, qualifié de garant de l’indépendance de la justice, les cadres d’Ennahdha se sont positionnés en victimes de Saied. Zeineb Brahmi, cheffe du bureau juridique du parti islamiste, a tenu le président de la République et le ministère de l’Intérieur pour responsables de la sécurité de Rached Ghannouchi, sa famille ainsi que tous les membres du parti.
Nous comptons poursuivre en justice ceux qui nous ont accusés d’avoir perpétré un crime (l’assassinat de Belaïd et Brahmi) dans lequel nous ne sommes mêlés, ni de près ni de loin,
a-t-elle annoncé.
Chronologie d’une déchéance
L’éclatement de cette affaire intervient dans la foulée de la dissolution du CSM par Kais Saied. Une décision ayant entrainé une levée de boucliers à l’échelle nationale et internationale. L’Association des magistrats tunisiens dénonce une volonté du président de la République de faire main basse sur le pouvoir judiciaire. Quant aux ambassadeurs des pays du G7, l’Union européenne et les Nations Unies, ils ont exprimé leur préoccupation concernant l’indépendance de la justice en Tunisie.
Longtemps assujettie au régime de Ben Ali, la justice était l’une des priorités des réformes démocratiques. La Constitution de 2014 consacre tout un chapitre au pouvoir judiciaire en insistant sur son indépendance. Sa mission est de garantir «l’instauration de la justice, la suprématie de la Constitution, la souveraineté de la loi et la protection des droits et libertés».
La création du CSM s’est inscrite dans cette optique. Il est chargé de veiller au «bon fonctionnement de la justice et au respect de son indépendance». Cependant, les dysfonctionnements rongeant ce pouvoir n’ont cessé de refaire surface : lenteur judiciaire, corruption, allégeance politique, corporatisme reviennent toujours au-devant de la scène.
Les révélations des affaires de Béchir Akermi et de Taieb Rached en 2020 ont dévoilé les dérives sur fond de règlements de compte entre les deux hauts magistrats. Ainsi, l’ancien procureur de la République, Béchir Akremi a accusé son collègue, le premier président de la Cour de Cassation, Taïeb Rached, de corruption et de possession de biens non déclarés. De son côté, ce dernier a mis en cause Akermi, soutenant qu’il a dissimulé des preuves dans les dossiers de l’assassinat de Belaïd et Brahmi. Cette obstruction à la justice a permis d’étouffer la vérité dans ces affaires.
En dépit de la gravité des accusations, le dossier n’a pas été sérieusement appréhendé. Il a fallu attendre près de deux ans la suspension de Taieb Rached de son poste et le transfert de son dossier au parquet. Quant à l’affaire de Béchir Akermi, elle a connu bien des rebondissements. Entachée de vices procéduraux-délibérément commis, selon le comité de défense des martyrs, la décision de sa suspension par le CSM, datant du 13 juillet 2021, a été annulée par le tribunal administratif le 20 janvier 2022.
L’Exécutif s’en mêle
Cette lenteur justifiée par les représentants des magistrats par les dysfonctionnements des organismes de contrôle interne, en l’occurrence l’Inspection générale des affaires judiciaires chargée des investigations nécessaires et le CSM, le seul habilité à prendre des mesures disciplinaires à l’encontre des magistrats. Cette Inspection générale demeure sous la coupe du ministère de la Justice. Ceci ouvre la voie à l’intervention directe de l’exécutif dans le déroulement de la justice.
Le cas de l’ex-ministre de la Justice par intérim, Hasna Ben Slimane, qui aurait dissimulé chez elle le dossier concernant Béchir Akremi, en est l’illustration flagrante. D’autres dérives sont légion et concernent les mutations des magistrats ou encore les mesures disciplinaires arbitraires à leur encontre.
Des dérives qui auraient pu être évitées si le dossier de la magistrature avait été sérieusement appréhendé. Des réformes entamées par la création du CSM, n’ont pas été finalisées. Les gouvernements et les législatures se sont succédé, mais les lois garantissant le bon fonctionnement de la justice et son indépendance n’ont pas vu le jour. Il s’agit notamment de la loi organique sur les magistrats, la loi organique sur l’Inspection générale et le Code de la justice administrative. Les commissions formées au sein du ministère de la Justice pour élaborer des projets de lois dans ce sens ont été dissoutes.
Une série de défaillances qui a servi à Saied pour prétextes au lancement de sa croisade contre ce corps malade. Depuis le virage du 25 juillet, il n’a cessé de relever les manquements de la justice en se dressant contre ce qu’il appelle «le gouvernement des juges». Ces diatribes ont été suivies par la suspension des primes et des privilèges des membres du CSM le 19 janvier. Puis, l’annonce de la dissolution du conseil le 5 février. Une décision rendue publique dans la foulée d’une réunion avec des cadres du ministère de l’Intérieur. «Le projet de dissolution est prêt et sera examiné», a-t-il fait savoir le 10 février. Un Conseil provisoire de la magistrature sera mis en place pour examiner les questions urgentes, dans l’attente de la promulgation d’un nouveau décret régissant le Conseil.
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