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Les violences conjugales constituent 75,5 %  des affaires de violence à l’égard des femmes qui ont été rapportées à la ligne d’urgence des autorités tunisiennes entre janvier et octobre 2021. La violence que les femmes ont subie en grandissant dans leur propre famille, elle, est rarement dénoncée, laissant dans l’ombre les répercussions durables qu’elle a sur leur vie. Ces six derniers mois, j’ai enquêté sur la violence domestique à travers la Tunisie – au Kef, à Tunis, Sidi Bouzid, Regueb, Mahdia, Gabès ainsi qu’à Zarzis. Je me suis entretenue avec 30 survivantes de violences domestiques et plus de 50 représentant·e·s d’organisations de la société civile, juges, avocat·e·s, agents de police et autres parties prenantes.

Woman walking on the street in Zarzis © 2022 Kenza Ben Azouz / Human Rights Watch

Lorsque j’ai parlé à ces femmes rescapées de violence, la plupart ont choisi de me raconter les abus physiques, psychologiques, sexuels et économiques que leur mari ou ex-mari leur infligeait. Elles mentionnaient rarement la violence à laquelle elles avaient été exposées en grandissant au sein de leur propre famille, sauf si je le leur demandais explicitement. J’ai été frappée par le manque de stratégies institutionnelles ou informelles veillant à inclure cette dimension de la violence faites aux femmes. La violence à l’égard des femmes est un crime, quel que soit le lien familial. Il est de la responsabilité de l’État de le traiter comme tel et de veiller à ce que des mesures efficaces de prévention, de protection et de justice pénale soient mises en œuvre et que des services de soutien soient suffisamment accessibles aux survivantes.

Les hommes de la famille

« Papa était sévère », voilà ce que les victimes de violence domestique m’ont dit presque à l’unanimité en décrivant leur enfance. Les pères, qui en droit tunisien sont les chefs de famille, étaient généralement les premiers à avoir introduit la violence dans la vie de ces survivantes. Pourtant elles ne s’attardaient pas sur les actes violents du père. Elles étaient plus enclines à condamner la violence subie de la part de leurs frères, décrivant comment, parvenus à l’adolescence, ces derniers s’étaient efforcés de dominer les filles de la famille pour imiter le père, avec souvent encore plus de dureté.

« Mes frères aînés ont commencé à me battre alors que j’étais à l’école primaire », m’a raconté une Tunisoise de 29 ans, parmi les nombreux témoignages de femmes évoquant les abus des frères. « Chaque fois que l’un d’entre eux m’accompagnait à l’école, il trouvait une raison de me frapper. Ils voulaient que je me soumette à eux. […]. Mes parents le savaient. Je ne pouvais rien y faire… Ce sont mes grands frères, tu sais ! ». Parmi toutes les femmes que j’ai interrogées, elle est, avec une autre, la seule à avoir dénoncé à la police les abus fraternels qu’elle subissait alors. Mais lorsqu’en 2016 elle s’est décidée à porter plainte, à l’âge de 24 ans, la police lui a répondu : « Ne fais pas ça à ton frère », m’a-t-elle confié. « Je leur ai répondu qu’il devait assumer la responsabilité de ses actions, mais ils ont refusé. Je me suis sentie vaincue. »

Bochra Belhaj Hmida, une avocate connue et défenseure des droits des femmes, a été la première à attirer mon attention sur le phénomène : « Il faut vraiment que l’on aborde la question de la violence des frères. J’ai vu trop de jeunes femmes, contrôlées et terrorisées par leurs frères, qui avaient trop peur et se sentaient trop coupables pour les dénoncer. »

Pourtant, la violence entre frères et sœurs reste un sujet très peu exploré en Tunisie – et dans le monde entier.

Ce type de violence découle en partie du fait que les familles attribuent aux filles une place subalterne, leur attribuant les tâches domestiques et leur imposant des règles sociales restrictives. Les femmes évoquent une « mentalité » centrée sur les fils et rejetant les filles. « En 2012, lorsque notre premier enfant est né, mon mari était déçu car il espérait un fils, mais c’était une fille », a témoigné une femme de 47 ans, de Zarzis. « Je ne me suis pas rendu compte tout de suite que c’était ça qui l’avait contrarié – alors que ce n’était pas quelque chose que je pouvais contrôler ! Il est devenu violent et s’absentait beaucoup. En 2015, quand je suis tombée enceinte à nouveau, il m’apportait très peu de soutien. Il ne dépensait pas d’argent pour les soins médicaux. Je suis allée à l’hôpital toute seule. Lorsque j’ai accouché, la seule chose qu’il m’a apportée, c’était un sandwich froid. Il m’a demandé : ‘Qu’est-ce que tu nous as sorti cette fois ?’  Lorsqu’il s’est rendu compte que c’était une fille, il a quitté l’hôpital sur le champ. C’est à partir de là qu’il est devenu physiquement violent. »

Lorsque les femmes se marient, elles sont souvent censées emménager dans la famille de leur mari et accomplir des tâches domestiques pour toute la famille. Leur statut inférieur dans le foyer les rend vulnérables face à la violence de leur belle-famille. « La mère et les sœurs de mon mari me traitent comme leur esclave », a déclaré une femme de 43 ans originaire du Kef, en me décrivant les corvées domestiques et les coups infligés par sa belle-famille.

La violence conjugale, un héritage familial

Les violences familiales portent atteinte aux droits fondamentaux et à l’intégrité physique des femmes, les poussant souvent dans les bras de leurs agresseurs. L’histoire que raconte cette femme de 40 ans de Ben Arous est représentative : « J’ai quitté ma famille pour échapper aux violences que j’y subissais, mais j’ai connu bien pire avec mon mari. Je savais qu’il était violent avec sa propre famille, mais je n’ai jamais pensé qu’il pourrait me faire la même chose. […] Je lui ai déjà pardonné sept fois après qu’il m’ait battue, mais je pense qu’il ne changera jamais. À ce stade, j’ai peur qu’il ne me tue. » D’après son récit, elle a enduré douze ans de violences physiques et psychologiques extrêmes, avant d’essayer, en vain, de porter plainte contre son mari auprès de la police. Elle vit toujours avec lui.

Naila Msalbi, une femme de 43 ans vivant à Sidi Bouzid, a rendu le lien encore plus clair : « Ma famille n’a jamais été violente avec moi, c’est pour ça je ne pouvais pas accepter les violences de mon mari. »  Elle a quitté le domicile avec ses enfants lorsque les abus de la part de son mari ont commencé, en 2017.

‘Freedom’ graffiti on Mohamed Bouazizi Boulevard, Sidi Bouzid © 2022 Kenza Ben Azouz / Human Rights Watch

Dans d’autres cas, les violences familiales affectent l’image que les survivantes ont d’elles-mêmes et leurs futures relations. Une femme originaire de Gabès, âgée de 44 ans et qui a porté plainte quatre fois pour violences domestiques, a témoigné : « Toute mon enfance, je me suis sentie sous pression. Ma famille ne me donnait aucune affection. Tout l’amour allait à mon frère. Lui, il n’était pas obligé de rester sage ou d’étudier. À lui, tout était pardonné, alors que moi, je ne pouvais pas faire la moindre erreur sans être sévèrement punie. J’ai grandi en sentant que je n’étais pas aimée. Mon enfance a tout à voir avec le conjoint violent que j’ai fini par choisir à l’âge adulte. »

Des études ont démontré que les garçons qui grandissent dans des familles violentes avaient dix fois plus de chances de reproduire cette violence dans leurs relations conjugales. Sur douze survivantes ayant à la fois des garçons et des filles, sept m’ont affirmé que leurs fils, mais pas leurs filles, s’étaient déjà montrés violents envers elles – les insultant, mais aussi les frappant –, parfois à l’âge de 11 ans seulement. Le concept de « cycle de violence » peut être ancré au sein des foyers familiaux au sens large, pas seulement avec les conjoints.

Un cheminement solitaire

Dans une société qui sacralise les liens familiaux, dans laquelle des gens sans lien de parenté s’appellent « mon frère » et « ma sœur » en signe d’affection, la solitude de ces survivantes a été une constatation déconcertante. Pas une seule des 30 survivantes que j’ai interrogées n’a été encouragée par sa famille à quitter son agresseur ou à porter plainte contre lui. Au contraire, toutes les mères les ont implorées de rester, en leur disant par exemple : « Il faut juste que tu sois patiente », « Pense à tes enfants » ou « C’est comme ça que sont les hommes ». Quant à leurs pères, ils avaient tendance à leur rappeler : « Tu l’as choisi, maintenant c’est ta responsabilité. »

Le plus souvent, les survivantes qui avaient rassemblé leur courage pour quitter leur agresseur se sont rendues seules au commissariat et au tribunal, des institutions généralement intimidantes pour elles. Sans soutien familial, leur cheminement a été solitaire. Dans de nombreux cas, les difficultés économiques limitaient la capacité des parents à aider leur fille et leurs petits-enfants essayant d’échapper aux abus subis. Cependant, la rudesse avec laquelle beaucoup de familles ont claqué la porte au nez de leurs survivantes, est difficile à comprendre.

« Je suis restée chez mes parents pendant trois jours, mais ensuite ils nous ont mis dehors », a ainsi témoigné la femme de Ben Arous. « Ma mère m’a lancé que mon père l’avait battue toute sa vie et que je n’avais qu’à me débrouiller avec mon mari. Au tribunal, mon mari s’est même servi de ça contre moi en disant que même ma mère ne me soutenait pas. »

Alors que les survivantes ayant eu le plus de chance exprimaient leur gratitude envers les membres des organisations de la société civile qui les avaient aidées, la plupart n’avaient ni famille ni ami·e à qui parler et n’avaient pas les moyens de voir un·e psychologue. Les organisations de la société civile et les institutions apportant un soutien aux survivantes déplorent le manque de psychologues formé·e·s à traiter les cas de violence domestique ainsi que leur incapacité à apporter un accompagnement à plus long terme aux survivantes.

La faute des pères et le rôle de l’État

Abordant les violences familiales, les survivantes et les prestataires de services pointent presque systématiquement du doigt la responsabilité des mères. En tant que principales responsables de leurs enfants, elles renforceraient les rôles de genre sexistes et malsains dans leur éducation. Ceci dit, blâmer les mères comporte des écueils importants. Il est certes indispensable de sensibiliser les mères, mais cet objectif ne doit pas camoufler la socialisation patriarcale des femmes, ni le fait qu’elles sont usées par 8 à 12 heures en moyenne de travail domestique quotidien non rémunéré. Pour combattre les origines sociales de la violence, il faut se concentrer sur la paternité et la masculinité toxique.

La lutte contre la violence domestique, y compris au sein des familles, est la responsabilité de l’État en vertu de la Constitution et de la loi n°58 sur la violence à l’égard des femmes. Les autorités tunisiennes devraient faire preuve d’une tolérance zéro vis-à-vis des violences familiales et faire en sorte que les responsables soient prêt·e·s à combattre ce type de violence.

Elles devraient allouer un budget raisonnable à l’application de la loi n°58 afin de briser le cycle des violences à l’égard des femmes. Elles devraient veiller à ce que les unités policières de réception des plaintes soient formées à détecter les violences familiales, à enquêter rigoureusement sur ces affaires et à informer systématiquement les survivantes de leurs droits. Enfin, elles devraient poursuivre les auteurs des violences familiales et créer et financer des refuges dans tout le pays.

La réponse de l’État à la violence nécessite également de prévoir des mesures de prévention pour briser les stéréotypes de genre discriminatoires, lutter contre les violences à la maison, notamment de la part des pères et des frères, et inciter les familles à devenir des alliés actifs dans le parcours des survivantes. En vue de ces efforts de sensibilisation, les autorités devraient accomplir ce travail interministériel aux côtés des organisations de la société civile, des établissements éducatifs et des médias.

 

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L’autrice remercie les femmes qui ont passé du temps avec elle et lui ont confié leurs secrets, peurs et espoirs, ainsi que leurs réflexions sur la famille, le pouvoir et l’amour. Elle remercie aussi les organisations de la société civile (OSC) et les expert·e·s qui lui ont fait part de leurs analyses, ainsi que Nissaf Slama, assistante de recherches à Human Rights Watch, pour son aide dans la réalisation de ces recherches.