Les femmes représentent 3,2% de la population carcérale en Tunisie, d’après les données du Comité général des prisons et de la rééducation (CGPR) datant d’octobre 2021. Ce chiffre est cité par une étude réalisée par l’association Beity et Avocats Sans Frontières (ASF), intitulée “L’impasse du carcéral : Étude sur la désinsertion sociale des femmes en détention en Tunisie”. Présentée en avril 2022, elle revient sur les conditions d’incarcération des femmes en Tunisie.

Le faible nombre des femmes détenues par rapport aux hommes renforce la marginalité des premières. Hier et encore aujourd’hui, elles sont perçues comme des sorcières ou encore des hystériques, note l’étude précitée. La criminalité féminine serait « exceptionnelle » face à celle des hommes.

« La défense de l’ordre public sexuel explique ce dualisme du traitement pénal des violences commises par les femmes et la fluctuation des sanctions prononcées entre sévérité et clémence ou indulgence, selon que le crime rentre ou non dans les stéréotypes du genre. Plus que l’homicide du mari par sa femme, qui frappe au cœur même du patriarcat, c’est le parricide, puis l’infanticide que la société ne tolère pas, tout comme du reste une sexualité « hors normes », perturbatrice de la pureté de la filiation (adultère de l’épouse) ou de la procréation et de l’engendrement au nom, comme l’homosexualité », expliquent les auteurs de l’étude.

Des profils précaires

Derrière chaque femme détenue se cache généralement un homme. Ce dernier la pousse à la délinquance ou à purger la peine à sa place, indique ladite étude. La logique patriarcale prévaut. Halima Jouini, coordinatrice juridique chez Beity, décrit le mécanisme classique qui se déclenche lorsqu’une jeune femme perd sa virginité et ne peut plus rester chez ses parents : « Elle fugue et tombe dans la délinquance, alors qu’initialement elle est victime d’un rejet social, condamnée socialement pour une question de liberté individuelle ».

Asma déroge à ce profil typique de détenue. Après 5 années d’études universitaires, elle a intégré une grande société à Bizerte. Trentenaire, elle est retournée à son ancien emploi après ses 4 mois passés en prison pour « violence aggravée » et « dommage à la propriété d’autrui ». Mais elle a dû intégrer une section de l’entreprise à Tunis, à la recherche de l’anonymat. Personne de ses actuels collègues ne connait son passé carcéral.« Je ne tiens pas à ce que ça se sache», confie-t-elle à Nawaat.

A priori, la jeune femme n’a rien d’une marginale. Bien entretenue, laissant échapper une voix particulièrement douce, elle parait calme et plutôt réservée. Asma n’a cessé de clamer son innocence en parlant d’un procès injuste. Ses droits auraient été broyés à cause de la position influente des plaignants au sein de l’instance judiciaire, argue-t-elle. Entre son arrestation, accompagnée de sa sœur également incriminée, et l’annonce du verdict, il a fallu seulement 4 jours.

Durant ces quelques journées, elles gisaient dans une cellule. Pour se reposer, elles n’avaient droit qu’à un matelas posé à même le sol. « Des insectes y étaient nichés. Quant à la couverture, elle était infecte », se souvient Asma. Pour les trois repas, on leur a servies des sandwichs. Elles ont été appelées à se nourrir dans la même cellule où elles ont dû faire leurs besoins. L’eau était rare, souvent coupée. « Je me suis dit que ce n’est qu’un cauchemar qui cessera avec la tenue du procès. J’avais gardé l’espoir d’une libération. J’ai tenu à ne pas craquer », nous confie la jeune femme. D’autant plus qu’elle n’en avait pas le droit. « Les policiers nous ordonnaient de taire toute plainte. On n’avait pas le droit de pleurer. A leurs yeux, on était déjà des criminelles», raconte-t-elle.

Les épreuves de la prison

Aussitôt le verdict prononcé, elle a été transférée à la prison pour femmes de Manouba. Asma relatait son récit sans interruption. Une aisance dans la narration interrompue par des pleurs surgissant brusquement lorsqu’elle se remémore la fouille subie à l’entrée de la prison. La jeune femme a été totalement dépouillée de ses habits et sommée de s’accroupir en toussant.

Cette fouille est une mesure sécuritaire visant à empêcher l’entrée de produits dangereuxà travers les parties intimes. Toutefois, son caractère intrusif et répétitif a été ressenti par Asma comme « une atteinte à sa dignité ».

A chaque sortie de cellule, pour procéder aux paperasses administratives requises, on nous imposait cette fouille. J’étais rabaissée. L’agent se tenait debout devant moi, toute droite et habillée. Je me sentais moins que rien en ces moments,

lâche-t-elle effondrée.

Asma et sa sœur ont été transférées par la suite dans la cellule de transit. Là-bas, la plupart des détenues étaient nouvellement arrivées. Seuls 3 lits étaient disponibles, pour les quelque 25 détenues. Asma devait donc se coucher sur le sol. Pour les trois repas de la journée, on lui servait de la soupe. Réveil en sursaut tous les jours à 6h du matin pour l’heure de décompte des prisonnières par les gardiennes.

Je me réveillais tous les jours sur les cris des agents. Certaines détenues refusaient de se lever. Et elles avaient droit à toutes sortes d’injures de la part des gardiennes en colère. Ces cris se mêlaient aux récitations du Coran à la télé, obligatoirement émises à la première heure.

Elle a dû rester dans de telles conditions 20 jours. Un étrange procédé a été employé par la surveillante pénitentiaire pour extirper les détenues de cette cellule de transit. « Elle a débarqué et elle nous a dit qu’elle allait compter jusqu’à 5. C’était le temps accordé pour qu’on ramasse au plus vite nos affaires. On était affolées, courant dans tous les sens. Je n’ai pas pu prendre la totalité de mes affaires, ni saluer quelques compagnes de cellule », se désole-t-elle. Et de lancer, emportée :

C’était une image tragi-comique. On la dirait extraite d’une fiction. La gardienne voulait s’amuser et elle a eu ce qu’elle voulait.

Les détenues étaient réparties selon qu’elles soient fumeuses ou pas. Asma et sa sœur ont été mises dans les dortoirs des non-fumeuses. Là-bas, des détenues attendant leur jugement côtoyaient d’autres, déjà condamnées. Celles accusées de terrorisme étaient côte à côte avec d’autres inculpées pour prostitution ou pour chèques sans provision, rapporte Asma.

En effet, si la séparation stricte entre hommes et femmes est effective, celle parmi les femmes prévenues et les femmes condamnées demeure toutefois exceptionnelle. Aleur arrivée à la prison pour femmes de Manouba, les détenues sont affectées dans les cellules selon certains critères, comme le tabagisme, une éventuelle grossesse, ou une affection contagieuse.

Le dortoir d’Asma comprenait plus de détenues que de lits disponibles. Pour espérer ne pas dormir sur le sol, il faut partager un lit avec une autre détenue.

Un rapport de Penal Reform International (PRI) cité par l’étude de Beity et ASF, décrit dans ce sens des cellules très exiguës et surpeuplées, avec peu de distance entre les lits superposés et peu d’espace pour les tables, les chaises ou l’exercice. La cheffe de la chambre était chargée d’organiser la vie en cellule.

Comme en civil, le copinage prévaut. Les amies de cette dernière étaient mieux logées, mieux nourries. On les laissait tranquilles. La prison est une micro-société. L’enfermement la rend encore plus laide, plus impitoyable,

ironise-t-elle.

Ainsi certaines détenues s’accaparaient le couloir entre les lits. Elles le font siennes et interdisent aux autres détenues d’y mettre les pieds au risque de rester cloitrées toute la journée dans leurs lits.

Elles se bagarraient surtout pour la place de prière. Presque toutes devenaient pratiquantes en prison et voulaient prier toutes au même moment. Chose pas du tout évidente dans un dortoir surpeuplé,

relate Asma.

Par ailleurs, les auteurs de l’étude reviennent sur les rapports de pouvoir en prison. Ils dépendent dans les faits de la situation judiciaire des détenues, de leurs moyens financiers ou de leurs capacités de réseautage à l’intérieur ou à l’extérieur de la prison.

Des gardiennes despotiques

Dans la cellule, les détenues devaient déjeuner, prier, jouer aux cartes, regarder la télé et faire leurs besoins. Les toilettes à la turque étaient à côté.

Un jour, les toilettes ont été bouchées et elles ont débordé sur la cellule. Durant une semaine, on pouvait observer les excréments près de nous. Et on devait faire avec. Suppliées de régler ce problème, les gardiennes nous criaient dessus en nous disant qu’elles ne travaillent pas à l’ONAS,

se remémore Asma, encore écœurée par ce souvenir crasseux.

Et il y en avait d’autres, comme celui de la corvée des poubelles. « Chaque jour, une des détenues en était chargée. Les gardiennes lui ordonnent de déverser toutes les poubelles de la prison dans la grande cour. En le faisant, on était submergées par une odeur répugnante et les moustiques. C’était terriblement humiliant».

Les détenues étaient également chargées de nettoyer les cellules de la prison y compris les siennes, le pavillon, etc. « Il y avait un roulement pour la corvée du ménage. Certaines s’en dédouanent en s’achetant les faveurs d’autres détenues amenées à les remplacer », relève la jeune femme. En prison, tout s’achète et il faut en avoir les moyens. Pour vivre au-delà du minimum offert par la prison, Asma avait besoin de 50 dinars par semaine pour ses courses, entre cafés, biscuits, eau minérale, etc.

Lors de l’achat de ces produits, la gardienne nous imposait ses préférences pour telle ou telle marque ou faisait semblant d’oublier d’autres,

s’offusque-t-elle.

Tout au long de son emprisonnement, Asma a mené une vie solitaire. « Je ne pleurais pas. J’étais encore sidérée », décrit-elle. Mais elle se dit désormais « endurcie ». « Au début, j’étais choquée par l’image d’une femme tentant de se suicider ou souffrante devant moi. Après, je me suis habituée à cette scène. Il nous arrive de déjeuner tranquillement en ayant à côté une détenue en détresse », regrette-t-elle.

D’après Asma, les tentatives de suicide sont monnaie courante en prison. Les femmes s’arment des brettelles de leur soutien-gorge ou de leur foulard. Ces tentatives sont le plus souvent un moyen de faire pression sur la direction. Certaines ont été privées de visite ou particulièrement malmenée par les gardiennes. Elles cherchent à attirer l’attention sur leur situation, constate Asma. D’autres se bourrent de psychotropes pour ne pas sombrer.

La plupart des détenues prenaient des psychotropes. Ça arrange aussi les gardiennes, satisfaites de leur calme apparent, procuré chimiquement par les médicaments,

relève-t-elle.

Une réalité appuyée par les observations des auteurs de l’étude. Reprenant l’enquête de PRI, ils indiquent que la dépendance aux substances stupéfiantes et les maladies mentales chez les femmes incarcérées sont souvent la conséquence de leur vécu de violence.

Asma dit avoir « tenu bon » pour ne pas en prendre. Elle a demandé un jour à voir la psychologue mais elle n’en garde qu’une amertume face à des séances menées en groupes sans aucune intimité. Pour laisser couler le temps, autrement que par des médicaments ou des bagarres comme pour la majorité des détenues, Asma voulait s’adonner à la lecture. Pour cela, il lui a fallu des stratagèmes. «Je ne pouvais pas demander tout simplement d’aller à la bibliothèque de la prison. Il fallait profiter de la séance quasi hebdomadaire dédiée à la prévention des MST/VIH pour se procurer un livre en marge de ma sortie ».

Et de poursuivre : « Tout est fait par les gardiennes pour nous maintenir sous pression, pour faire sortir le pire de nous-même et pas le contraire », se lamente-t-elle. Les mises en beauté, même anecdotiques, sont bannies.

Par exemple, les Tunisiennes ont été sommées de démêler leurs tresses africaines faites par des codétenues subsahariennes. Les femmes rondes devraient porter des vêtements amples pour dissimuler leurs formes. Celles qui avaient des longs cheveux étaient invitées à les attacher et celles qui en avaient des courts, de porter des foulards,

raconte-t-elle.

« L’accès à un travail ou aux programmes de réinsertion sociale s’inscrit également dans un rapport inégalitaire. Dans la pratique, seul un petit nombre de personnes détenues se voient offrir effectivement la possibilité de suivre une formation et d’avoir un emploi, l’administration pénitentiaire n’étant pas soumise à une aucune obligation en la matière », affirme l’étude.

Il est aussi préférable de ne pas tomber malades en prison.

Les gardiennes croient souvent qu’il s’agit d’une comédie pour leur imposer un travail supplémentaire, arguant qu’on mérite notre sort et qu’on n’aurait pas dû être là si on voulait être soignée. Je n’osais pas tomber malade,

raconte Asma, peinée.

Beaucoup de détenues craignaient aussi les représailles des gardiennes. Ces dernières chargeraient quelques prisonnières proches d’elles de mener la vie dure à une détenue dans leur ligne de mire, selon Asma.

Malgré l’étendue de leur pouvoir, je les ai entendues regretter le temps de Ben Ali, quand elles n’avaient pas sur le dos les organisations de défense de droits de l’Homme,

raconte la jeune femme.

Sortie de prison, Asma ne voulait plus vivre dans sa ville d’origine. « L’image de la femme agressive me collait à la peau », regrette-t-elle. Elle bataille pour n’avoir besoin de personne. Comme elle, à cause de leur incarcération, la plupart des détenues ont perdu leurs liens de filiation (déchéance parentale, perte de la garde des enfants, incapacité à subvenir aux besoins des enfants). En outre, leurs liens sociaux sont en général affectés par leur passé carcéral. Certaines sont délaissées par leurs amis ou conjoints et vivent dans l’isolement. Et la peine la plus dure n’est pas toujours celle subie derrière les barreaux.