Manifestation contre le référendum et la Constitution de Saied. Tunis, 22 juillet 2022. Crédit: Tarek Laabidi

La Constitution de Kais Saied a été approuvé par le référendum du 25 juillet, avec 94,6% des voix. Cependant, des points d’interrogation persistent sur l’évolution des droits et libertés. La Constitution de 2014 prévoyait tout un dispositif garantissant les droits humains. Les instances constitutionnelles et les instances publiques indépendantes en font partie. Une mosaïque de structures a été conçue pour veiller, chacune selon sa spécialité, au respect et à la consolidation de ces droits.

Instances indésirables

Prévues comme des mécanismes « œuvrant au renforcement de la démocratie » (article 125 de la Constitution de 2014), les instances constitutionnelles ont livré un bilan mitigé. Hormis l’Instance Supérieure Indépendante pour les Élections (ISIE), la finalisation du cadre législatif et réglementaire des autres instances a fait l’objet de nombreuses tergiversations politiques. Ainsi, les Instances de la communication audiovisuelle, des droits de l’Homme, du développement durable et des droits des générations futures, ainsi que celle de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption, ont subi de plein fouet les conséquences de ces atermoiements. Et n’ont ainsi jamais été créées.

En attendant l’entérinement du processus législatif et réglementaire des instances constitutionnelles, d’autres structures ont été créées, à l’instar de l’Instance nationale pour la prévention de la torture (INPT), de la lutte contre la traite des personnes (INLTP) et de la lutte contre la corruption (INLUCC). D’autres existent depuis bien avant la révolution de 2011, en l’occurrence l’Instance des droits de l’Homme, instaurée en vertu de la loi du 16 juin 2008, relative au comité supérieur des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, et l’Instance de la protection des données personnelles (INPDP), créée conformément à la loi organique du 27 juillet 2004 portant sur la protection des données à caractère personnel.

Cependant, ces organisations sont restées sous l’emprise du pouvoir, ce qui a entaché leur supposée indépendance. Pour l’enseignante de droit constitutionnel, Salsabil Klibi, il y a « une sorte de résistance » de la part du pouvoir envers ces structures, a-t-elle souligné lors d’une conférence, le 21 juin, organisée par les ONG Al Kawakibi pour la transition démocratique, Dignity et EuroMed-Droits.

Dès le départ, plusieurs partis politiques présents à l’ARP ont vu dans ces instances un pouvoir concurrençant celui de l’exécutif. Le discours ambiant accusait ces organisations de causer le morcellement de l’Etat et son affaiblissement. Elles étaient présentées comme des espèces de privilèges accordés à des amis. Ce discours persiste encore,

souligne Klibi.

L’existence de ces instances s’inscrit dans une optique démocratique tendant à contrôler et à limiter en premier lieu le pouvoir de l’exécutif. « Cette conception ne correspond pas à un pouvoir exécutif enclin à étendre son pouvoir sur les autorités de l’Etat et sur la société», constate-t-elle.

Cette méfiance envers ces instances a engendré un discours critique de certains politiques envers elles. Leur efficacité et leur légitimité étaient constamment remises en cause. Salsabil Klibi redoute la concrétisation de ce discours politique en vertu de la nouvelle Constitution. L’abandon de cette architecture institutionnelle favorisant la démultiplication des pouvoirs signe l’éradication de garde-fous, supposés veiller au bon fonctionnement de la démocratie.

Mort-nées

Toutefois, les instances constitutionnelles n’ont pas attendu l’avènement de la nouvelle Constitution pour subir les répercussions de la défiance politique à leurs égards. Les politiques ont fait en sorte que ces instances soient instables. « Les lois instaurant ces structures ainsi que leur cadre institutionnel ont mis longtemps pour voir le jour», a expliqué Salsabil Klibi. Et de rappeler que la seule instance pérenne est l’ISIE.

Faute de moyens humains et financiers, le fonctionnement de ces instances a été entravé. En outre, des obstacles sont mis en place pour empêcher le renouvellement de leurs membres. Ces méthodes sournoises ont abouti à des issues « prévisibles » allant du gel à la dissolution de ces institutions. D’autres ont été vidées de leur substance au point de devenir « des coquilles vides », déplore la constitutionnaliste. Elle a pris comme exemple le cas de l’Instance des droits de l’Homme. « Cette instance est dépourvue d’un président depuis des mois. Et on ignore ce qu’elle fait et comment elle fonctionne », souligne-t-elle.

Le même flou entoure la HAICA. Cette dernière rencontre des difficultés relatives au renouvellement de ses membres. Son président, Nouri Lajmi, se montre, malgré cela, optimiste. D’après lui, la suppression de ces instances dans la nouvelle Constitution n’annonce pas leur abandon. Il préfère toutefois attendre la décision politique découlant de l’adoption de la nouvelle Constitution pour pourvoir discuter de l’avenir de l’instance qu’il préside.

Par ailleurs, le cas de l’INLUCC demeure des plus parlants après son gel par le président Saied en août 2021. Celle-ci elle a été gelée par le président de la République. C’est donc suite à un mauvais départ et au cumul de ces facteurs que les instances constitutionnelles se trouvent aujourd’hui menacées dans leur existence.

En revanche, Salsabil Klibi relève un bilan « relativement positif » concernant les instances publiques indépendantes, à l’instar de celles de la protection des données personnelles, de la traite des personnes et de la prévention de la torture. Elle explique ce succès relatif par leur dépendance organique au pouvoir exécutif. Ce dernier ne voit pas en elles une menace, contrairement aux autres instances consacrées dans l’ancienne constitution et constituant un véritable contre-pouvoir.

Les menaces guettant les instances anciennement constitutionnelles se justifient par l’absence d’un cadre législatif ou judiciaire veillant au renforcement des droits et des libertés en cette période transitoire.

Il n’y a ni parlement élu, ni cadre de discussion politique. Pas d’instance chargée de préserver ces droits non plus. La fonction législative a été transférée dans sa totalité au président de la République,

alerte Salsabil Klibi.

L’harmonisation pressante de l’arsenal législatif avec les dispositions de l’ancienne constitution en matière de droits et liberté a été mise à mort avec l’adoption d’une nouvelle constitution. L’autre garant des libertés, en l’occurrence, la Cour constitutionnelle n’a jamais vu le jour sous la constitution de 2014. Quant aux instances, anciennement constitutionnelles, présentes, elles sont fragilisées. Le discours dominant, qu’il émane des politiques ou de la société, fait peu de cas des droits et libertés. Affaiblies, ces instances ne sont pas en mesure de le contrecarrer, regrette Klibi.

En somme, les instances indépendantes qu’elles soient auparavant constitutionnelles ou publiques sont restées au stade des belles promesses. A défaut de les concrétiser, le président de la République en a fait table rase. Et si certaines pourraient survivre, d’autres risquent d’être enterrées à jamais.