« J’ai parfois l’impression de venir d’une autre planète ». C’est ce qu’a dit de lui-même un jour Kais Saïed, alors qu’il était président depuis près de deux ans. S’il est tout à fait sûr que le 7ème chef de l’Etat tunisien est un terrien, il ne fait pas le moindre doute qu’il occupe une place à part dans la galerie des présidents tunisiens, parce qu’il se distingue de ses prédécesseurs à la fois par son comportement et les réactions qu’il suscite. On vient d’en avoir une nouvelle illustration avec l’épisode de l’autre feuilleton ramadanesque ayant pour sujet la santé de Kais Saïed.
Absences répétées
En effet, ce n’est pas la première fois que le locataire du Palais de Carthage disparaît des radars. Toutefois, son éclipse de fin mars-début avril est la plus longue –onze jours- depuis qu’il a accédé à la magistrature suprême en octobre 2019.
Jusqu’à récemment, le président Kais Saïed ne s’est jamais expliqué sur ses absences répétées qui n’ont jusqu’ici pas suscité de commentaires. La présidence n’en a parlé qu’une seule fois. C’était le 7 février 2020 lorsqu’elle avait annoncé que « sur les conseils de son médecin personnel, le président de la République Kais Saïed, va observer une période de repos de 4 jours, à partir du vendredi 7 février 2020 suite à une inflammation aiguë de la gorge ».
On peut voir dans le grand déballage actuel au sujet du bulletin de santé du chef de l’Etat une conséquence de la crise politique actuelle et plus particulièrement du durcissement du bras de fer entre le chef de l’Etat et l’opposition.
Doutes sur la santé mentale du président
Le mur du silence qui entourait ce dossier a commencé à céder il y a très longtemps. En fait dès l’instant où Kais Saïed a fait acte de candidature à la magistrature suprême. La première incursion dans ce dossier n’a pas été opérée par un parti ou une personnalité politique. Elle est venue du milieu associatif et plus précisément de la très controversée association Shams.
En juin 2019, à deux mois des élections présidentielles, cette association militant pour la dépénalisation de l’homosexualité traite Kais Saïed de « malade mental » parce qu’il avait déclaré que « l’homosexualité, ou plutôt son expression publique, est encouragée par des parties étrangères qui financent les homosexuels tunisiens ».
Fin septembre de la même année, après la qualification de Kais Saïed au deuxième tour de l’élection présidentielle, cette question fait l’objet d’un échange entre un psychiatre, Sofiane Zribi, et… un docteur en management, Youcef Ennabli, qui livrent leurs diagnostics, totalement contradictoires.
Le 24 septembre, c’est Sofiane Zribi qui se fend d’un article pour contrecarrer les déclarations tendant à accréditer l’idée que le candidat à l’élection présidentielle Kais Saïed a un problème de santé mentale. Cet éminent psychiatre explique que dans un premier temps, il a choisi « de ne pas parler, non pas parce que je n’ai rien à dire, mais surtout afin d’éviter toute interprétation tendancieuse et toute allusion mal placée ».S’il a décidé de descendre dans l’arène pour défendre son ami, c’est après avoir vu « des figures du monde médical et associatif (qui) se hasardent à des descriptions et des allusions qui n’ont d’autres fondements que le visionnage de quelques vidéos ou l’observation de fragments de discours ».
Sofiane Zribi affirme que Kais Saïed « n’est aucunement malade », assure que le candidat à l’élection présidentielle « a toujours parlé d’une voix grave, respectueuse de l’autre, correcte et juste. Déformation professionnelle certes, mais aussi certainement par manque d’habitude d’être devant les caméras. Il va rapidement s’habituer ».
Sentant peut-être que le côté atypique dérange, voire même inquiète un tant soit peu bon nombre de ses concitoyens, Dr Zribi affirme que l’homme qu’il « connait est sociable, ouvert et humain ».
Enfin, le psychiatre demande « à mes confrères et amis, discutez de ses idées, discutez de sa vision, soyez d’accord avec lui ou soyez contre lui, c’est votre droit mais cessez d’insinuer des choses qui ne sont ni justes ni vraies et qui peuvent aux mieux passer inaperçues au pire blesser inutilement sans que cela ne change rien aux intentions de vote ». Il sera écouté par ses confrères mais pas par d’autres Tunisiens.
Une semaine plus tard, c’est un docteur en management qui vient contester le diagnostic de Sofiane Zribi. Dr Youcef Ennabli, puisque c’est de lui qu’il s’agit, exprime dans un article « des réserves sur le profil psychologique de Kais Saïed, tel qu’il est décrit par le psychiatre » :
Il me semble que la description du profil est assez partielle. Certains autres traits de caractères auraient mérité d’être traités. Il paraît également que le recoupement du profil psychologique avec sa vision politique n’est pas sans reproches.
Dr Youcef Ennabli
Enfin, le docteur en management aurait « souhaité que l’auteur ait indiqué l’approche ou la méthode psychanalytique adoptée pour déchiffrer certains traits de caractère du futur président ».
Instrumentalisation politique
Saisissant la balle au rebond, Nabil Karoui, son concurrent pour la présidence, tente, lors du débat télévisé d’avant le 2ème tour organisé le 11 octobre 2019, de tirer profit de cette polémique pour faire passer l’idée qu’il est peut être inapte à assumer les charges de la fonction présidentielle. Evitant la question de la santé mentale, Nabil Karoui soutient que le futur président a été malade du cancer. Celui-ci lui répond –en français- « Je ne vais pas mal, mais rassurez-vous, un jour je ne manquerai pas de mourir ».
Les déclarations et les allusions concernant la santé mentale de Kais Saïed deviennent encore plus fréquentes et insistantes lorsqu’éclate en 2022 le bras de fer entre le président et la coalition menée par Ennahdha. Mais elles ne sont pas le fait seulement des partis et personnes regroupés aujourd’hui au sein du Front National du Salut.
Le 15 décembre 2020, Lotfi Mraihi, fondateur de l’Union Populaire Républicaine (UPR), dit aux Tunisiens qu’ils ont « élu un psychopathe à la présidence ». Le 25 janvier 2021, alors que ce médecin réitère cette déclaration, Borhen Bsaies s’en mêle. Réagissant à un discours du président Saïed lors d’une réunion du Conseil de sécurité nationale, l’animateur de radio reprend à son compte l’analyse de Lotfi Mraihi.
Le 17 février 2021, Sghaïer Zakraoui, le professeur de droit public et ancien collègue de Kais Saïed, déclare lui que le président est autiste.
En novembre de la même année, l’ancien président Moncef Marzouki brode à son tour sur la même thématique. Un mois plus tard, Rafik Abdessalem, gendre du président du mouvement Ennahdha Rached Ghannouchi et ancien ministre des Affaires étrangères, abonde dans le même sens.
Fin avril 2022, une source anonyme rend public des enregistrements attribués à l’ancienne directrice du cabinet présidentiel Nadia Akacha –démissionnaire d’après l’intéressée et destituée selon la version officielle, en janvier 2022- dans lesquels cette dernière apporte de l’eau au moulin des ennemis de Kais Saïed en tendant à accréditer la thèse de sa maladie mentale, avec force détails.
Nadia Akacha dément du bout des lèvres en écrivant sur sa page Facebook : « Après la campagne de dénigrement et d’atteinte à l’honneur on passe au montage des voix. La marche ne s’arrêtera pas ». Cela ne l’empêchera pas d’être considérée comme responsable et condamnée le 17 janvier 2023 à 14 mois de prison par contumace.
La longue absence de fin mars-début avril 2023 du président tombe à point nommé pour les opposants à Kais Saïed. Alors que l’affrontement avec le président perdure et se durcit, elle leur permet d’enfoncer davantage le clou.
Se sachant hors de portée de toute poursuite, puisque réfugié à Londres, Rafik Abdessalem met les pieds dans le plat le 31 mars 2023 en affirmant sur sa page Facebook que Kais Saïed est malade et hospitalisé à l’hôpital militaire.
A Tunis, le Front National du Salut (FNS) se montre plus prudent. Même s’il déclare qu’il a appris que « le président a eu un problème de santé depuis le premier jour de son absence le 23 mars 2023 », le dirigeant du FNS, Ahmed Nejib Chebbi, se limite à demander au gouvernement de « dévoiler les raisons » de l’éclipse du président et de « dire aux Tunisiens si cette absence est due à des raisons de santé ».
Enfin, Saïed se prononce
Le gouvernement ignore la demande. Même le ministre de la Santé Ali Mrabet refuse le 2 avril de répondre à une question sur l’état de santé du président. C’est Kais Saïed qui va s’en charger lui-même lorsqu’il réapparaît le lendemain.
Devant la cheffe du gouvernement qu’il reçoit le 3 avril 2023, -il ne parlera que de cela pendant les onze minutes d’enregistrement diffusées par la page Facebook de la présidence– il donne sa propre version concernant sa plus longue absence depuis le début de son mandat, afin de contrecarrer celle que les médias et l’opposition ont relayée.
D’abord, en souhaitant la bienvenue à Najla Bouden, il affirme que « les communications (sous-entendu entre eux) ont continué » et que « la coordination entre tous les appareils de l’Etat s’est poursuivie, contrairement à ce qui se propage ».
Ensuite, il réfute le fait qu’il y ait eu vacance au pouvoir. Accusant ses détracteurs de ne pas savoir distinguer l’empêchement provisoire de la vacance, il soutient qu’« il n’y a eu ni l’un ni l’autre » puisqu’il n’est « pas apparu pendant deux ou trois jours » seulement. Last but least, Kais Saïed donne une explication à cette éclipse : il a «attrapé un rhume et c’est devenu un problème ».
Question cruciale : pourquoi le président est-il et pour la première fois sorti du silence qu’il a toujours observé jusqu’ici au sujet de sa santé ? Probablement pour dissiper le doute qui a commencé à s’insinuer concernant sa capacité à continuer à exercer ses fonctions et contrecarrer l’idée qu’il y a peut-être vacance du pouvoir.
C’est le professeur de droit Amin Mahfoudh qui lance la polémique sur l’éventuelle vacance à la tête de l’Etat en rappelant ce que la constitution d’août 2022 prévoit dans un tel cas de figure. Dans un post sur Facebook en date du 1er avril 2023, l’ancien membre de la commission consultative créée par le président pour travailler sur le projet de constitution lance une pique au chef de l’Etat, sans le nommer. Il y rappelle que « celui qui se soucie de l’Etat tunisien œuvre à garantir sa pérennité en se souciant d’organiser le cas de la vacance du pouvoir » et que, a contrario, « la pérennité de l’Etat importe peu à celui qui croit le personnifier » et, de ce fait, « la question de la vacance du pouvoir est le dernier de ses soucis ».
S’il veut démentir son ancien collègue, Kais Saïed va devoir se hâter à créer la cour constitutionnelle dont le président, selon la constitution d’août 2022, est le personnage clef. Puisque en cas d’empêchement, c’est lui qui est chargé de prendre le relais du président de la République et d’organiser une élection présidentielle anticipée pour désigner son successeur.
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