Engagement artistique et nécessité politique

La place de l’art dans l’espace public ? Indubitablement un changement auquel a aspiré la Tunisie depuis son soulèvement populaire contre la dictature entre le 17 Décembre 2010 et le 14 Janvier 2011. Une « révolte » qui continue sous d’autres formes aujourd’hui.

Nous savons que la transition dont il s’agit ici est principalement une direction idéelle vers la transition démocratique, et que le changement auquel a aspiré la Tunisie, celle qui s’est rassemblée contre la dictature, est son passage vers la démocratie.

Maintenant quel rapport y a-t-il entre art et démocratie ? Quel est le rôle de l’art et de la culture en tant que « substances » effectives dans les sociétés en transition? Les artistes peuvent-ils être des sujets actifs dans un processus de transition démocratique ?

Des artistes, des collectifs de citoyens portés vers les arts et la culture, des hommes et femmes de culture, des journalistes, des blogueurs, etc., se sont affirmés ces trois dernières années comme étant des éléments porteurs de changements et donc d’engagement par rapport au thème et à la question du rôle de l’art et de la culture dans le processus de transition démocratique.

Pour cela, notre raisonnement se développe autour de l’engagement progressif des artistes tunisiens aux lendemains de la révolution, et les convoies de réflexion qui les ont graduellement menés jusqu’au développement du néo-militantisme des acteurs culturels et artistes tunisiens, précisément dans l’investissement de nouveaux espaces pour l’art en Tunisie, comme une reterritorialisation du support de l’œuvre artistique.

Nous savons que l’art et l’engagement sont des fondamentaux, inhérents à une perception supra-consciente de l’artiste engagé, qui à travers sa démonstration artistique tend concrètement et/ou d’une manière latente à « transformer le monde ». L’artiste « engagé » intègre donc en lui, avant toute manifestation de création et avant toute pratique artistique, cette idée de transformation.

Vouloir « changer le monde » et être en lutte perpétuelle pour ce changement, c’est ambitionner par là même un changement de la société et des mentalités, et donc être un moyen évolutif de progrès des voies de la citoyenneté. C’est également participer à l’instauration à long terme d’un état de droit, où la justice des hommes pourrait être consacrée.

La question à se poser maintenant est de savoir comment la composition de ces responsabilités, émanant d’artistes et d’œuvres artistiques, opérant essentiellement « hors les murs » et « hors galeries », serait ou deviendrait un piédestal et une base à un engagement habituellement politique. Qu’est-ce que ce dernier à avoir avec l’art ? Lorsqu’il se fabrique et s’exécute, l’engagement dans l’art se mute-t-il en nécessité politique ?

Comment l’art, lorsqu’il est habité par l’engagement peut-il réellement contribuer à changer le monde, et surtout comment pourrions-nous reconnaître puis jauger le « pourcentage » d’engagement dans l’art ?

Par son investissement de l’espace public, l’expérience artistique et socioculturelle de la Tunisie postrévolutionnaire en a témoigné. Lorsqu’il s’agit de révolution culturelle, dans un même mécanisme, le processus de transition démocratique se met en place. Ceci, en passant de facto, comme une évidence dans les faits, par une réappropriation des lieux communs de l’art.

Un artiste peut littéralement assiéger l’espace public. Réflexe, instinct, enfouie et retournée, extravertie et attestée, la « rue » reste toujours cet intervalle dimensionnel, où la complaisance et la politesse sont proscrites. La « rue », espace de conflit, de contestation et de controverse.

Un art qui n’accompagne pas les révolutions, est-ce un art ? Et, comment exprimer aujourd’hui la « transition démocratique » en Tunisie sans invoquer le rôle de l’art et de la culture dans ce mouvement de transition. Véhicule pour un message, un art activiste se mêle implicitement à la vie réelle, donc à la société, une alliance au milieu socioculturel qui l’entoure.

Les artistes et acteurs culturels tunisiens ont progressivement appris à devenir, pour être, porte parole de la société. Ils se sont permis, puis donné, cette mission. L’aspect politique de l’engagement ne peut pas être dépourvu ou séparé de l’engagement artistique. L’art devient par la même une affaire d’Etat.

Ainsi, l’art, la pensée, et les concepts sont une agora pour des réseaux, pluriels ; et les réseaux sont des résistances. Nous l’avons compris comme acquis palpables de la « Révolution » : des entrecroisements d’énergies artistiques se sont installés sur les murs de la douillette Tunisie.

Evidemment, l’ère postrévolutionnaire nous avait déjà conté cette possibilité, mais continuellement dans un goût d’inachevé, avec une soif d’attendre un imprévu et une spontanéité qui surgirait de nulle part.

Un niveau de conscience depuis longtemps enfoui chez l’artiste, le créateur et n’importe quel porteur de projets culturels en Tunisie a révélé à l’opinion de masse que le véritable enjeu de sa pratique dans l’espace public, aujourd’hui, doit se consolider, à fortiori dans une société en mode « transitoire » historique.

A part déclencher des émotions singulières, même passagères, l’expression artistique dans l’espace public tend à réunir tous les citoyens, égaux l’espace d’un moment, face à l’acte citoyen et devant leurs citoyenneté commune. L’urbanité et ses foules ne cesse de crier « Tous Tunisiens », ce que n’a jamais réussi à dire, ni même à murmurer, aucun discours politique.

Justement, en parlant d’art et de politique, pourraient-ils enfin s’unir dans la cohérence et la cohésion, du moins le respect, par le biais de la « rue » ? L’espace public peut-il être l’espace politique ? L’art doit-il forcément être politique pour vivre dehors ? Enfin, arriverons-nous à contredire l’hypothèse d’Hannah Arendt selon laquelle « l’art et le politique ne s’aiment pas car tous deux ont besoin d’espace public ».

Théâtre visuel… théâtre social : fulgurance

L’espace public est une plateforme qui fabrique une pensée collective avec un sens commun. Ici même, déjà, réside le politique ou une de ces formes. Dans les pays du monde arabe, où l’image « officiellement » interdite est devenue messagère et symbole, le passage de la « rue » comme trop plein de propagande, à la « rue » comme théâtre visuel inspiré du théâtre social, a été décisif. Cette dernière a opéré un mécanisme enclenché depuis des années, localisé et déterminé sur les remparts de la conscience collective directe, mais dont l’interface est tributaire des médias qui la magnifient ou la déstabilisent. Sans oublier les réseaux sociaux qui régulent son mouvement.

Lorsque nous sommes en extérieur et « hors les murs », hors du « tout » conventionnel, une grande place à la spontanéité et à l’improvisation s’exige. Le « Street art », comme étendard affirmé de la manifestation créatrice urbaine, est habité par ce type d’improvisation. Il a su dépasser toutes les identités implantées, en étant une manifestation urbaine iconoclaste, volontairement non structurelle et non-structurée.

Eviter l’exagération des codes, définitivement quitter la digestion facile, ce n’est pas un hasard si en Tunisie et en Egypte, tout juste après les « révoltes » respectives des deux pays (la « première » révolte pour l’Egypte…), une véritable détonation de « street-arteurs » a eu lieu, avec un impact palpable sur une possibilité, comme un espoir de démocratisation.

Les expressions artistiques, tout juste aux lendemains de la « révolution » ressemblaient beaucoup plus à des manifestes, des monstrations proches du « happening », comme ce qui se passe « ici et maintenant ».Ce déplacement qui s’est inopinément mais naturellement opéré vers le « street-art », comme fondateur même de l’art citadin, a vu la détonation de jeunes groupes d’artistes urbains, naviguant dans ce sens. L’expérience décisive et invraisemblable épisode des « Zwewla », avec la mobilisation citoyenne qui s’en est suivi, n’a fait que consolider cette dimension actionniste.

Dès 2012, justement, des actions se sont alignées sur les rangs de l’effronterie. Nous pensons par exemple à l’événement « Vertige Graffik » du 10 au 15 décembre de la même année, organisé par deux associations respectivement française et tunisienne, « Kif Kif International » et « Open Art Tunisia ». Comme son nom l’indique, cet event mettait à l’honneur le « graffiti », « griffé » à cette occasion sur les bâtiments désaffectés de la STAM, aux alentours du TGM, Tunis Marine. Collectifs français et tunisiens ont alors œuvré durant environ une semaine pour réhabiliter ces lieux totalement abandonnés. Nous pouvons d’ailleurs revoir les vestiges de ce dépassement du réel à chaque fois que l’on passe par là… L’hiver et la pluie de deux années consécutives n’ont pas eu raison des énergies artistiques urbaines de « Vertige Graffik », alors conduit et « escorté » par le groupe reggae-ragga « Gultrah Sound System », et les v-j (vidéo jocking) Boomj, Shenz, Nire et Mogli, un ensemble de martèlements citadins totalement « free style «  en communion absolue avec le citoyen, lui offrant gratuitement de l’art, dans sa jungle urbaine quotidienne.

Tout cela vient nous rappeler que l’art d’une manière générale, et particulière, doit également être un mouvement d’éducation populaire. Par ses divers actions, il contribue à défendre l’idée que sans culture, il n’ya pas de démocratie, ni de citoyenneté. Avec ses travaux, il aide à la mise en place d’un réseau de groupes, formels, informels, associatifs ou pas.

« Esprit Bat7a » (retranscrit de la sorte par les organisateurs pour faire directement allusion à la culture urbaine, celle des « texto », des « sms » et autres « chat » rapides…), la dernière collaboration de « Kif Kif International » et d « Open Art Tunisia », mis en place il y a environ 3 mois, du 9 au 14 décembre 2013, à Tunis, Ben Arous et La Goulette, continue à suivre les traces de « Vertige Graffik », de manière plus élaborée. « Bat7a » comme une ouverture maximale d’espace et d’esprit.

Esprit-Bat7a

Avec très peu de moyens, sans aide matérielle considérable, « Esprit Bat7a » a donné vie, bon gré, mal gré, à une suite de « graff » muraux, notamment celui de l’entrée de la Maison de la Culture Abou Kacem El Chebbi à Ben Arous, avec le portrait de Zouhair Yahyaoui, confirmant par là même que sa mémoire est bien vivante, réalisé par ACSE P19, Manchester – GB. « Graffiti Art » toujours appuyé par le « son », tribal avec environ 12 percussionnistes, et des soirées de performances urbaines et v-jings., L’implantation ou la tentative d’implantation d’une culture pour tous, se fait forcément dans et à partir de l’espace public. Même si les moyens matériels (financiers) font défaut, conséquence d’un manque organisationnel malheureusement imposé, avec ce risque de tomber bien souvent dans l’animation de rue. Pourtant, des actions telles que « Vertige Graffik » et « Esprit Bat7a », alignées sur les murs vieillis des banlieues et de la capitale, ont su fédérer, même l’espace d’un instant, tous les « Mr tout le monde » de la Tunisie.

C’est donc pour toutes ces raisons que nous avons articulé l’idée de l’espace public comme véritable enjeu dans les sociétés en transition. De plus, les réalités du spectacle vivant tel qu’il est vécu et approché aujourd’hui, pose la tentative de relier les vecteurs de la communication sociale, culturelle traditionnelle et la connectivité au monde.

Et si ces dernières années plusieurs structures artistiques indépendantes ont émergé, c’est seulement grâce à l’initiative individuelle d’artistes pour une réelle transformation des habitudes culturelles. Il est donc encore impossible d’affirmer que celles-ci constituent une néo-culture. Faudrait-il encore que la population en ait une juste connaissance et reconnaissance, par leur diffusion et leur subventionnât en tant que politiques culturelles effectives.

Ces expressions vont-elles se ritualiser et/ou s’institutionnaliser ? Doivent-elles se formaliser par rapport à l’Etat ? Leur identité n’est-elle pas justement de rester fougueuse et impulsive ? Underground, hors système et hors gouvernement.

Toutefois, il est indubitable que dans l’espace public, l’artiste touche directement les gens, en devenant un renvoi direct à leur situation sociale, et en se faisant leur écho. Comme il est indubitable que le système gouvernemental en place doit l’admettre comme une évidence : un espace réel d’expression artistique, et non pas seulement politique. Un certain degré d’initiative reste encore relativement séquestré par les pouvoirs politiques. L’investissement de l’espace public se fait au fur et à mesure que l’ouverture de l’espace démocratique s’installe.

A un niveau national, l’art devient médiateur de la cohésion sociale et tente d’abolir les divisions entre classes. Il peut rééquilibrer les relations entre citoyens, leur vision sur eux-mêmes et sur les autres.

A l’échelle mondiale, la culture urbaine s’affirme de plus en plus comme une stratégie socioculturelle à part entière, et participe de la compétitivité et du développement durable des villes, dans le laboratoire international de leur rivalité. Pour ce faire, les pouvoirs publics tunisiens devraient sérieusement penser à adopter une « politique des arts dans l’espace public » afin de participer à la création et à la diffusion de l’art dans les espaces des villes, des régions et des quartiers de la Tunisie.

L’art se doit d’être pour les populations un moyen de se responsabiliser par rapport à leur devenir social, un moyen d’abandonner définitivement leur statut de spectateur passif pour intégrer celui d’acteur de son temps et de son histoire.

Parce-que l’artiste dans la normalité de son identité est un indigné par essence, il a en lui la possibilité de rêver, et donc d’espérer faire « bouger » la société civile. En se regardant respectivement descendre dans la « rue », ils se prennent pour modèles, faire entendre leurs voix, construire et affirmer leur légitimité. Qu’est-ce qui les rassemble dans cet espace de lutte commune ? Encore et toujours leur devoir de citoyenneté qui intrinsèquement leur impose de sortir des espaces fermés réservés aux minorités, bien souvent privilégiées, par procuration amnésique des situations sociales.

Considérant que le seul acte artistique, comme le seul acte citoyen, comme le seul acte politique sont dans la « rue », nous pouvons affirmer que l’action artistique dans l’espace public peut changer les sociétés car elle change les mentalités des individus qui la composent.

La sphère du lieu public se pose comme un espace d’expression libre et du vivre ensemble où s’écrivent les directions d’une société. Quand n’importe quelle idéologie s’empare de la « rue » pour « hurler » ses dogmes, ce n’est jamais un hasard. Et quand l’islam, qu’il soit politique ou non, prend de plus en plus de place dans nos existences, c’est justement parce qu’il est originellement prêche dans l’espace public. Alors, quand il n’y a rien en face… De plus, n’oublions pas que l’art dans l’espace public fait entièrement partie de notre patrimoine. Certes, l’association n’est pas toujours facile. Faut-il encore avoir en mémoire que sur les places des villages, dans l’expérience artisanale ancestrale, ou autre « Koteb » et « Kharraf », les acrobates et fakirs, etc, tous ont communié avec la population « dehors » et non pas « dedans » ; une expression pour tout le monde, tout le temps.

Négativement, à leur insu, contre elles, ces pratiques ont été cataloguées à un vulgaire folklore, nourries par une culture occidentale, aidé par un système dictatorial qui refuse n’importe quelle expression qui pourrait le menacer, en se mettant sur un même piédestal.

Aujourd’hui, pour les artistes tunisiens, tout reste à inventer. Plus que jamais, il s’agira de montrer puis de démontrer, là où les mots n’ont plus de sens pour le peuple.