Alors que le projet du nouveau code des eaux encourage l’introduction des partenariats public-privé (PPP), de nombreux pays reviennent à une gestion publique de l’eau. Un enjeu de taille dans un contexte où nos politiques sont majoritairement acquis à la libéralisation de nos ressources.
600 000 dollars. C’est la contribution de la multinationale Coca-Cola pour « améliorer la gestion de l’eau potable en milieu rural et pour faciliter l’accès à l’eau aux populations vulnérables notamment les femmes et les jeunes ». Le programme « Replenish Africa Initiative » en Tunisie (2012-2015), lancé par Coca Cola Company, l’Usaid et le Pnud a atteint son objectif selon la campagne publicitaire de Coca Cola qui indique que 180 000 habitants bénéficient désormais de l’eau potable. Mais à quel prix lorsqu’on sait que les procédés de fabrications des boissons gazeuses présentent des risquent énormes pour l’environnement et la santé des populations. Si aucune information n’est disponible sur les sites de la Société de Boissons de Tunisie (concessionnaire exclusif de CoCa Cola) ou de Coca Cola Tunisie, d’autres expériences nous permettent de nous interroger. En Inde par exemple, les usines produisant cette boisson, devenue le symbole de la mondialisation, ont souvent été amené à fermer temporairement en raison de la surexploitation des nappes phréatiques et des déchets toxiques qu’ils rejettent. Sachez que pour produire 1L de boisson, l’entreprise utilise en moyenne 2,5 litres d’eau. Alors quand Coca Cola se lance dans des projets humanitaires, on rit jaune.
Toujours en cours d’élaboration, le projet du nouveau code des eaux marque tout de même un point : il qualifie l’eau de patrimoine. Cela s’inscrit dans la continuité de ce que la Constitution prévoit, puisque selon l’article 44, « le droit à l’eau est garanti. La préservation de l’eau et la rationalisation de son exploitation est un devoir de l’État et de la société ». Mais il introduit aussi les partenariats public-privé. Ne dites surtout pas « privatisation », mais « partenariat », « concession » ou encore « participation ». Voilà un joli subterfuge pour ne plus utiliser un terme devenu tabou. Pourtant, toutes ces différentes notions renvoient à une même réalité : le transfert au secteur privé des services liés au contrôle et à la gestion de l’eau. Ainsi, nous pouvons lire dans la dernière version du projet : « L’Etat encourage le partenariat entre les secteurs publics et privés dans la gestion des ressources en eau », ou encore « l’approvisionnement en eau potable est considéré comme la priorité des services publics, et autorise l’Etat à déléguer à des personnes morales, publiques ou privées ».
Un nouveau code qui vient consolider ce qui avait été amendé en 2001 pour permettre la participation du secteur privé dans le développement des sources d’alimentation en eau. Depuis, les gouvernements successifs ont exprimé leur intérêt pour la participation du secteur privé (PSP). D’où la crainte de Thouraya Mellah, économiste de l’eau : « si nous avions voulu privatiser la gestion de l’eau nous aurions pu le faire avec ou sans les PPP et le nouveau code des eaux, puisque la loi sur les concessions le permet déjà. La grande différence, c’est qu’il y a depuis quelques années une volonté politique d’encourager les processus de privatisation ». Or, toujours selon Thouraya Mellah, cela pose la question de notre rapport à nos ressources : « que faisons-nous de notre patrimoine commun ? », interroge-t-elle.
L’eau, ressource essentielle, suscite en effet un foisonnement d’interrogations qui nécessiterait d’être posé dans le débat public. Ces décisions politiques engagent l’avenir des tunisiens et de leur rapport à ce qui est un bien commun, de plus en plus rare et précieux. Car le choix de la privatisation est un choix idéologique, et non technique comme on le sous-entend souvent. C’est dans cette dynamique qu’un groupe de travail issu de la société civile a publié un « Manifeste pour une gestion durable et équitable de notre patrimoine ‘eau’ » dans lequel il affirme que « l’offre de l’eau est un service public qui doit obéir aux principes de redevabilité, de transparence et de participation et ne doit pas être géré selon des intérêts privés ». Pourtant, les institutions internationales, tels que le FMI ou la Banque Mondiale, encouragent la participation du secteur privé dans le domaine de l’eau.
Privatisation, PPP ou PSP
Plusieurs appels d’offres de la Banque Mondiale en témoignent, comme celui publié en 2014 qui recherche une société dont l’objectif est d’étudier l’introduction des PPP dans la gestion de l’approvisionnement en eau en milieu rural. Le rapport de l’OCDE (2014) s’inscrit dans la même logique. Nous pouvons y lire que la « situation actuelle de reconstruction post-révolutionnaire offre une opportunité unique, et même impose, de réfléchir au cadre de gouvernance de l’eau et au rôle que peut jouer la participation du secteur privé (PSP) dans le développement du secteur de l’eau ». En proposant une analyse de la situation de la SONEDE et de l’ONAS où les défaillances et les dysfonctionnements sont pointés du doigt, le rapport propose comme solution de faire appel au secteur privé. « Le secteur de l’eau est confronté à une détérioration continue des infrastructures et des performances des services, ainsi qu’à des difficultés croissantes de financement », peut-on lire. D’où la nécessité d’attirer le secteur privé : « le secteur privé pourrait contribuer à la stratégie du pays de remettre au centre des préoccupations les questions d’efficacité technique et de qualité de services ».
La Banque mondiale au secours de l’ONAS
08/09/2016
Mais n’allez surtout pas croire qu’il y a désengagement du secteur public et des opérateurs historiques. Bien au contraire, assure l’OCDE. Cette participation du secteur privé « ne signifie pas un amoindrissement du rôle du secteur public, mais une réallocation des fonctions de l’État et des capacités vers les activités de préparation des projets, de contractualisation, de suivi des performances, de régulation des services ». N’allez donc surtout pas parler de logique néolibérale ou de marchandisation d’un bien commun. D’ailleurs, dans son rapport, l’OCDE assure que « l’expérience internationale a montré le rôle que la PSP peut jouer dans la distribution de l’eau pour réorienter la culture d’approvisionnement en services vers une plus grande efficacité technique et commerciale et une réactivité accrue aux demandes des usagers ». Même écho dans une étude de la Banque Mondiale qui fait le bilan des expériences de partenariats public-privé pour les services d’eau dans les pays en développement. Ainsi, sur la base de 32 pays, et sur une période de 15 ans (soit environ 65 contrats de gérance, concessions et bails/affermages pour les services publics de l’eau), l’étude conclue que les opérateurs privés ont le plus souvent permis d’améliorer l’efficacité opérationnelle et la qualité du service.
Retour à la gestion publique de l’eau : un phénomène en plein essor
Mais si les PPP ou PSP étaient si efficaces, comment se fait-il que nous observons une remunicipalisation de la gestion de l’eau dans le monde ? En effet, selon le rapport de l’Observatoire des Multinationales, il y a eu 180 cas de remunicipalisation au cours de ces 15 dernières années. Parmi eux, des grandes villes comme Accra (Ghana), Kuala Lumpur (Malaisie), La Paz (Bolivie), Maputo (Mozambique) ou encore Paris (France). A la fin des années 2000, les italiens avaient déjà voté pour le principe d’exclure l’eau des processus de libéralisation et de privatisation des services publics. Pourquoi le transfert de la gestion de l’eau à des sociétés privées ou à des sociétés à capital mixte, public-privé, est remis en cause ? Selon le rapport de l’Observatoire des Multinationales, les raisons de la remunicipalisation sont nombreuses : « la piètre performance des entreprises privées ; le sous-investissement ; des conflits sur les coûts d’exploitation et sur la tarification ; la flambée des factures d’eau ; les difficultés à superviser les opérateurs privés ; leur manque de transparence financière ; les réductions d’effectifs et la mauvaise qualité de service ».
Et ces risques pèsent également sur la Tunisie si le pays était amené à faire le choix de contrats de PPP ou PSP dans le cadre de la gestion de l’eau. Pour Thouraya Mellah, il faut « repousser toute tentative de privatisation de la gestion de l’eau et redresser la performance du secteur public ». Et de poursuivre : « la délégation de la gestion des services publics de l’eau à un opérateur privé, quelque-soit la forme contractuelle PPP, PSP ou autre, n’a pas été satisfaisante dans la plupart des pays qui l’ont expérimenté, or, s’est très compliqué de résilier un contrat avec le secteur privé avant son expiration en raison des compensations financières, qui peuvent se compter en millions ». Par ailleurs, elle précise que « le discours qui repose sur l’idée que l’opérateur privé est capable de réaliser un niveau d’efficience élevé face à la défaillance du public ne tient pas debout, d’une part les études comparatives ne soutiennent pas ce postulat et d’autre part les expériences concrètes le réfutent ». Sans pour autant nier les manquements de la SONEDE, épinglé par la Cour des Comptes en 2011, l’économiste met en garde : « pour préparer l’opinion publique à la privatisation de l’eau, on va mettre en avant les défaillances de la SONEDE, alors que ce qui serait dans l’intérêt général est de recréer les conditions qui incitent l’entreprise publique à améliorer sa performance ». Si la privatisation ne résoudra pas les problèmes rencontrés par l’opérateur historique, la remunicipalisation, elle, entraîne une amélioration de l’accès et de la qualité de service, « car les ressources financières auparavant détournées sous forme de profits ou au bénéfice des actionnaires sont désormais réinvesties dans le service lui-même“, note le rapport de l’Observatoire des Multinationales.
Cependant, si la tendance à la libéralisation se poursuit, et atteint le secteur de l’eau, il est essentiel de mettre en place, au niveau institutionnel des garde-fous qui permettraient de contrôler les sociétés privés avertit Thouraya Mellah : « la révision du modèle de régulation mis en place jusqu’à lors est une condition sine qua non pour améliorer les services de l’eau d’autant plus si qu’un transfert au secteur privé est envisagé ». Une institution de régulation permettrait de garantir une gestion de l’eau comme un bien commun et non comme une marchandise dont l’unique objectif serait de satisfaire les grandes multinationales… qui perdent des marchés, un peu partout dans le monde.
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