Le 31 août 2018, le porte-parole du gouvernement Iyad Dahmani annonce le limogeage de Khaled Kaddour et quatre hauts responsables du ministère de l’Energie. Selon ses propos, cette décision est motivée par des soupçons de corruption autour de la concession Halq El Menzel. Quelques heures après, tous les regards se tournent vers ce champ pétrolier, considéré par le même ministère comme gisement « marginal ». Pour sa part, la société titulaire de la concession, Tunisian Onshore & Offshore Petroleum & Industrial Contractor (TOPIC), s’est retrouvée dans la posture du principal accusé. Au fil des jours, les accusations ont perdu en crédibilité pour devenir, dans un premier temps, de simples soupçons, avant d’être réduites en interprétations divergentes du texte juridique. Entre-temps, les travaux de forage à Halq El Menzel ont été suspendus, sans que quelconque partie assume la responsabilité des répercussions de la décision gouvernementale.
Précipitation communicationnelle
Comme par hasard, le gouvernement a découvert « l’exploitation, sans autorisation depuis 2009, d’un puits pétrolifère sur la côte de Monastir par un investisseur tunisien, après l’invitation reçue par le chef du gouvernement de la part du dirigeant de la société afin d’assister à l’inauguration du champ durant les semaines à venir », selon les dires d’Iyad Dahmani. La première version officielle du gouvernement soutient que la société TOPIC exploite illégalement le champ de Halq El Menzel depuis 2009 puisque le permis accordé à la société autrichienne OMV en 1979 et récupéré par TOPIC en 2006 a expiré, étant donné que sa validité a été écourtée de 50 à 30 ans après l’entrée en vigueur des dispositions du Code des Hydrocarbures de 1999. Précédant l’aboutissement des investigations, la sortie médiatique du porte-parole du gouvernement a été une occasion pour informer sur l’importance gagnée par ce champ pétrolier, jusqu’ici considéré comme « marginal » : « avec une réserve de plus de 8,1 millions de barils et une capacité de production autour de 15 milles barils par jour. Et ce, contre une production nationale totale autour des 39 milles barils par jour, soit une augmentation en production nationale de 30% ».
Suspicieux « soupçons de corruption »
La version officielle du gouvernement sur l’affaire n’est pas passée sans que les principaux concernés et autres juristes se fassent entendre sur la question. Le 3 septembre, le ministre de l’Energie Khaled Kaddour a annoncé que la manière dont les limogeages ont été faits était « inacceptable » et avait « une dimension politique à portée communicationnelle », soulignant que des divergences précédentes avec un conseiller économique de la présidence du gouvernement, Lotfi Ben Sassi, étaient à l’origine de cette décision. Le ministre a également déclaré qu’il a informé le chef du gouvernement Youssef Chahed sur des litiges en cours sur l’exploitation de Halq El Menzel et qu’il lui a même proposé de reporter sa visite de 3 mois « par souci de préserver le prestige de l’Etat », selon les dires de Kaddour.
Concernant la découverte soudaine de cette affaire et le volume de production annoncés par le porte-parole du gouvernement, le ministre limogé Khaled Kaddour les a démenti, affirmant que Halq El Menzel est considéré comme « marginal » et que ses réserves sont limitées, avec une production estimée à un maximum de 8 millions de barils en le comparant au champ de Burma avec une capacité de production de 800 millions de barils. Et d’ajouter que la qualité médiocre de ses stocks pétroliers et son coût de production élevé expliquent l’abandon de ce champ par les différentes entreprises internationales qui se sont succédé à l’exploiter depuis 1979 surtout après avoir découvert que la période de production effective n’est que de 4 ans. Kaddour a également rappelé que le gouvernement a présenté le dossier de Halq El Menzel en 2016 lors de la conférence Tunisie 2020, y compris les pièces juridiques relatives à sa situation, et que la Banque Mondiale n’aurait pas soutenu l’investissement dans le champ s’il y avait eu le moindre soupçon.
Toujours sur le plan légal, l’avocat et ancien magistrat au tribunal administratif, Ahmed Souab, a affirmé que le gouvernement a la plus grande responsabilité dans l’affaire, faisant remarquer que la décision d’agir est venue tard, surtout vu l’existence de preuves démontrant que le ministère de l’Energie avait approuvé l’expiration de la concession sans pour autant s’immiscer dans la suspension des travaux dans le champ. Une position conforme à celle de l’Association Tunisienne des Contrôleurs Publics qui écarte l’éventualité de faits liés à la corruption, mais qu’il s’agit plutôt d’un « problème juridique » lié à la durée de la concession, puisque « le permis a été accordé en 1979 et soumis au décret de 1953 fixant la durée d’exploitation à 50 ans, jusqu’à ce que les titulaires de la concession fassent le choix de se conformer en 2001 au Code des Hydrocarbures de 1999 pour bénéficier de ses dispositions, sachant qu’il stipule dans l’article 48 que la concession confère le droit d’exploitation pour une période ne dépassant pas 30 ans ». En réaction aux déclarations de Kaddour et autres interventions remettant en cause la version gouvernementale des faits, Iyad Dahmani, a annoncé, le 4 septembre, que « le Corps de Contrôle Général des Services Publics (CGSP) et le Comité de contrôle général des finances sont chargés d’ouvrir des investigations sur le champ Halq El Menzel, afin de déterminer les responsabilités », ajoutant que « Khaled Kaddour est un homme compétent et honnête » et que les limogeages sont justifiés par « des obligations démocratiques ».
Historique opaque
A 70 kilomètres au nord-est des côtes de Monastir se trouve Halq El Menzel. Ce champ, exploité depuis plus de 54 ans, est situé dans la zone sous la licence du Golfe de Hammamet attribuée suite à la convention spéciale signée entre le gouvernement tunisien et la société française Petrobar le 5 janvier 1964 et autorisant l’exploration et l’exploitation de la zone maritime située entre le sud du Cap Bon et le nord du gouvernorat de Monastir. Depuis 1967, la concession est passée d’une société internationale à l’autre, après que Petrobar l’ait cédé à son homologue Erap-Elf. Entre 1977 et 2006, plusieurs sociétés se sont succédé à l’exploitation de cette concession (voir time line en arabe). Le 9 juin 2006, la concession Halq El Menzel est reprise par la société tunisienne TOPIC, l’ayant acquise de l’entreprise OMV, pour un montant de 11 millions de dollars conformément à l’article 34 du Code des hydrocarbures. La transition s’est déroulée sans histoires, sans révéler ses termes et autres détails durant plus de 12 ans. Une opacité ordinaire dans le secteur de l’énergie en Tunisie.
Passivité des institutions de l’Etat
Suspendus depuis début septembre, les travaux au champ de Halq El Menzel ont coûté, depuis 2006, 190 millions de dollars avant même l’extraction d’un seul baril de pétrole, d’après ce qu’a confié un responsable de TOPIC à Nawaat. Nonobstant l’argumentaire gouvernemental, le dossier de ce gisement pétrolifère est bien plus qu’un simple problème juridique lié à l’interprétation du texte réglementaire, à savoir le Code des hydrocarbures de 1999, auquel la concession de Halq El Menzel a été soumise en vertu de la décision du ministère de l’Industrie du 12 décembre 2000 (voir document).
L’article 48 du Code des hydrocarbures accorde une durée d’exploitation de 30 ans, au lieu de la limite de 50 ans fixée par l’Arrêté du 20 janvier 1979 (voir document) à la licence octroyée, dans le temps, à la société Tunishell.
Ce qui est intéressant à remarquer, c’est la gestion de cette concession à partir de la date de sa supposée fin en 2009 selon les dispositions du Code des Hydrocarbures de 1999, jusqu’à l’annonce de la découverte de son expiration le 31 août 2018. Le premier motif de doute est le transfert du permis par OMV à TOPIC le 9 juin 2006. Quand TOPIC a acquis la licence, suite à la décision du ministère de l’Industrie, de l’Energie et des PME du 30 septembre 2006, la société n’a été informé ni par OMV ni par le ministère sur la date d’expiration du permis, et ce pendant 3 ans. Un argument qui gagne en crédibilité du fait que le champ n’est pas encore entré dans la phase de production en raison des travaux de développement et de forage qui se réalisent généralement pendant une période de 6 à 7 ans dans des champs offshore similaires, selon une source officielle de l’entreprise. Ainsi et depuis la soumission du permis Halq El Menzel au Code des hydrocarbures en 2000 jusqu’à fin 2006, aucune notification n’a été adressé à OMV sur des modifications des termes contrat.
L’ETAP demande sa part dans un champ « non-autorisé »
Les correspondances officielles entre TOPIC et le ministère de l’Energie et ses départements au cours de la dernière décennie sont aussi étonnantes que les circonstances de la transaction puisqu’elles n’ont jamais remis en question quoi que ce soit. Dans sa réponse en réaction au plan de développement de Halq El Menzel le 13 mars 2011, Khaled Kaddour, à l’époque directeur général de l’Energie, a abordé différents détails tout en demandant à l’entreprise d’entamer rapidement les travaux à partir du 9 mars de la même année et pendant deux ans conformément aux dispositions de l’Article 52 du Code des hydrocarbures. Dans cette même lettre, Kaddour promet de prendre en considération la demande de TOPIC de bénéficier des avantages fiscaux énoncés par les dispositions de l’article 112 du Codes des hydrocarbures, sans aucune mention en rapport avec la modification de la durée de la concession (voir les documents ci-dessous).
Par ailleurs, Nawaat a obtenu une lettre adressée le 5 janvier 2015 par l’ancien directeur général de l’Energie Ridha Bouzouada au directeur général de TOPIC, demandant au nom de l’Entreprise Tunisienne d’Activités Pétrolières (ETAP) l’attribution de parts à cette dernière dans l’actionnariat des nouveaux gisements découverts dans le champ. La lettre contenait les détails du permis de Halq El Menzel. Elle est également tout à fait conforme à l’Arrêté du 20 janvier 1979 qui s’étend sur une durée de 50 ans à partir du 1er janvier 1980 jusqu’au 31 décembre 2029 (voir document ci-dessous). Ce point en particulier pose un nouveau problème juridique concernant le choix de participation (conformément à l’Article 94 du Code des hydrocarbures). La convention du Golfe de Hammamet ne spécifie pas le taux de participation de la partie publique et ne remplit pas non plus les autres conditions stipulées par le même article du Code des hydrocarbures pour que le droit à la participation de l’ETAP soit juridiquement valable. De surcroit, la date d’octroi du permis du Golfe de Hammamet, accordé en 1964, était avant la création de l’ETAP. Par ailleurs, on peut s’interroger sur la réticence de l’ETAP et de l’autorité concernée de revendiquer le droit de priorité ou le droit de préemption sur toute opération de vente ou d’achat des actions de cette exploitation, la dernière en date étant l’acquisition de Halq El Menzel par TOPIC en 2006.
Eveil tardif du gouvernement à l’approche de la production
La négligence de ce problème juridique (si c’en est un) par le gouvernement soulève une autre question sur les circonstances de l’investissement de la Société Internationale Financière (SFI) et de banques publiques tels que la Banque de l’habitat (BH) et la Société tunisienne de banque (STB), dans la société TOPIC vers la fin de 2009 sans tenir compte de la fin de la concession la même année. Un rapport publié par la Tuniso-Saoudienne d’Investissement (TSI) le 12 juillet 2017 révèle que TOPIC avait procédé à une augmentation de son capital d’un montant de 435,5 millions de dinars, en ouvrant la voie aux participations externes. Ainsi, la répartition des parts est devenue comme telle : la SFI (17,27%), la BH (18,56%) et la STB (8,14%). Non seulement les procédures ont été effectuées sans objection de la part des ministères concernés, mais les transactions et opérations de virement en devises se sont faites conformément aux critères et autorisations en vigueur selon la loi et auprès des institutions concernées, à l’instar de la Banque centrale de Tunisie. Ce qui démontre que la transaction entre les différentes parties s’est faite sur la base de l’Arrêté de janvier 1979 qui fixe la date d’expiration de la concession à l’année 2029. Le même rapport précise aussi que le lancement de la production est prévu pour 2018 au plus tard, délais déterminé par le directeur général de TOPIC. Par ailleurs, une autre point alimentent les soupçons : il s’agit des termes de la licence permettant à OMV de conserver une option de retour sur les 50% de Halq El Menzel, en cas de découverte de stocks importants en mer qui, d’après la même rapport, pourrait atteindre jusqu’à environ 70 millions de tonnes.
Il y a deux ans, précisément le 29 novembre 2016, lors de la conférence internationale d’investissement Tunisie 2020, le gouvernement de Youssef Chahed a présenté le développement de l’exploitation Halq El Menzel comme projet d’avenir (voir le document 8). TOPIC a été désigné comme titulaire de la concession d’exploitation dans le rapport distribué aux médias et aux participants à la conférence, avec mention aussi des partenaires de TOPIC détenant l’exclusivité du permis de ce champ pétrolier classé, d’après les documents explicatifs de la conférence, comme gisement marginal à production limitée. Toujours sans aucune mention de la date d’expiration en 2009 ou de quelconque problème juridique.
Jusqu’aujourd’hui, la description de Halq El Menzel sur la plateforme Open data de la présidence du gouvernement contient toujours les termes de l’Arrêté du 20 janvier 1979, qui accorde le droit d’une concession de 50 ans, comme si le tourbillon créé par le gouvernement autour de ce dossier n’a jamais eu lieu.
Sauf que le résultat de ce coup médiatique improvisé a été la suspension de tous les travaux et activités de forage dans le champ pétrolier depuis le 3 septembre 2018. Cette décision, prise sous pression de partenaires internationaux, a couté cher à TOPIC, qui subit, depuis, des pertes de plus de 95 milles de dollars par jour, selon les responsables de l’entreprise. L’Etat tunisien devra assumer 70% de ces pertes conformément au régime fiscal en vigueur pour le secteur pétrolier. Ce sont donc le contribuable et l’Etat tunisiens qui subiront, encore une fois, les conséquences des manœuvres politiciennes dans un secteur considéré comme une boite noire. De quoi révéer une des facettes les plus obscures de la mauvaise gouvernance des ressources naturelles en Tunisie.
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