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L’outrage aux bonnes mœurs et à la pudeur est un bel objet anthropologique. Ce chapitre qui réglemente la sexualité dans le Code pénal n’a quasiment pas évolué depuis 1913. Livré à l’appréciation des policiers, des juges et des politiques, il continue à mobiliser deux discours incompatibles, mais complices : le discours du droit positif et le discours de la chariâa. Le débat forcé sur l’article 230 en est un exemple édifiant qui catalyse les ambiguïtés de la sécularisation tunisienne.

La vie privée dans la machine judiciaire

Il aura fallu une mobilisation inédite de la société civile pour amorcer le débat sur l’article 230*, suite aux abus de la procédure dans l’affaire Marwen ; cet étudiant condamné à un an de prison pour homosexualité, le 22 septembre 2015. Un cas parmi d’autres sur la longue liste des victimes happées par la machine judiciaire. Le jeune Marwen a donc été jugé pour un délit non avéré, sur la base d’un test anal forcé, considéré, pourtant, par le droit international, comme une forme de torture et une infraction au code d’éthique médicale.

En Tunisie, les femmes aussi sont soumises à ce type d’examen invasif forcé pour prouver qu’elles se prostituent. Mais l’accusation de prostitution peut servir à discréditer les femmes, comme ce fut le cas de Meriem, violée par deux policiers en 2012.

Comme le relève un groupe de réflexion de l’UNESCO, « dans les sociétés patriarcales, l’homophobie organise une sorte de “surveillance du genre”, car la virilité doit se structurer non seulement en fonction de la négation du féminin, mais aussi du refus de l’homosexualité ». Aussi, « l’homophobie ne peut pas être considérée indépendamment de l’ordre sexuel à partir duquel s’organisent les rapports sociaux entre les sexes et les sexualités ».

Dans le cas de Marwen, cette surveillance témoigne de l’intrusion violente du politique dans la sphère privée. Une violence redoublée par ceux qui appréhendent la question par le biais de la morale religieuse pour nier la réalité du vécu. Tout récemment, sur Zitouna TV, l’animateur d’un talk show questionnait l’avocat Sassi Ben Halima sur la campagne menée par une association LGBTQI pour la dépénalisation de l’homosexualité. Le professeur émérite et rapporteur spécial du Comité des Droits de l’Homme chargé de l’indépendance de la justice déclare que « l’homosexualité est étrangère à l’islam. Mais si nous nous sommes modernisés au point de sortir de l’islam et de devenir des mécréants, alors ce genre d’association peut exister ». Ne craignant pas l’opprobre, le juriste ajoute que « les libertés individuelles ont des limites et que celles-ci obéissent tantôt à la Chariâa et tantôt au droit positif ». Et de conclure que si un tel sujet est abordé dans « un pays qui se prétend musulman », il valait mieux « s’enterrer vivant ». Est-ce la sénilité ou la fréquentation assidue de Houcine Laabidi, l’ancien cheikh autoproclamé de la Zitouna, qui font dérailler le vieux juriste ?

Le présidentialisme et ses dérives

Début octobre, Béji Caid Essebsi était en visite officielle en Egypte. Lors d’une interview sur la chaîne privée CBC Egypt, la journaliste Lamis Hadidi l’interroge sur l’abrogation de l’article 230 proposée par le ministre de la justice Mohamed Salah Ben Aissa.

« Ne croyiez-vous pas que cette pratique s’oppose, un tant soit peu, à la religion, à la coutume et aux traditions arabes, et qu’elle se rapproche de l’occident », a demandé la journaliste égyptienne Lamis Hadidi. Le Chef de Nidaa Tounes réagit à cette question tendancieuse en brandissant son sceptre présidentialiste. Non seulement, il s’est dit fermement opposé à la dépénalisation de l’homosexualité, mais il a aussi taclé le ministre de la Justice qui « ne représente que lui-même », a-t-il asséné. Mohamed Salah Ben Aissa avait, en effet, appelé le pouvoir législatif à abroger cette loi inconstitutionnelle. Trois semaines après, le ministre a été démis de ses fonctions.

Caid Essebsi n’a pas daigné informer la journaliste que « la coutume et les traditions » sont des catégories qui nient la vocation séculière de la constitution tunisienne, laquelle subordonne la religion à l’Etat afin qu’elle ne contrevienne pas au projet démocratique ; et qu’en garantissant les libertés individuelles aux citoyens tunisiens, cette même constitution dicte des lois qui vont faire reculer les frontières de la répression. Il n’a pas non plus balayé d’un revers, comme il sait si bien le faire, l’alibi identitaire opposant valeurs arabes et valeurs occidentales pour dire que le même combat et les mêmes résistances ont façonné l’histoire des démocraties occidentales. En France, par exemple, où « l’idée de constitution avait été perçue par la contre-révolution comme une hérésie », au lendemain de 1789.

Mais rien de tout cela n’a été rappelé par Béji Caid Essebsi qui s’est rallié au point de vue de Rached Ghannouchi le Chef d’Ennahdha. Ce dernier affirmait être « contre l’abrogation de la loi », mais « avec le respect des libertés individuelles ». Car « les pratiques homosexuelles font partie de la vie privée » et « l’islam n’espionne les gens ». Une ambivalence qui conforte somme toute le consensus scellé par les deux partis pour le meilleur et pour le pire. Le pire consistant notamment à rétrécir le champ du possible de la loi.

Michel Foucault avait bien raison d’affirmer que « le droit n’est rien s’il ne prend vie dans la défense qui le provoque ». La preuve, ce qui s’est passé au Liban où la jurisprudence a contourné l’article 534 du code pénal, condamnant les « relations contraires à la nature ». Dans la première affaire qui concerne une transsexuelle, le magistrat s’est basé sur les dispositions de la constitution qui garantit «l’égalité entre tous les Libanais», mais aussi sur la résolution du Conseil onusien des droits de l’homme du 17 juin 2011, prévoyant la « lutte contre les atteintes aux personnes sur base de leurs orientations sexuelles ». Concernant la question de l’identité des genres, le juge souligne que celle-ci ne peut être définie uniquement par des documents officiels, en référence au cas de transsexualité déféré au tribunal, mais qu’elle dépendait aussi de l’évolution de la personne et de sa propre perception de son sexe. Dans la deuxième affaire, le texte du jugement affirme que « l’homosexualité est une exception aux règles, mais elle n’est pas contraire à la nature puisqu’elle fait partie de la nature (…) Elle n’est donc techniquement pas illégale. »

Note

* Article 230. – « La sodomie, si elle ne rentre dans aucun des cas prévus aux articles précédents, est punie de l’emprisonnement pendant trois ans. »