Les Tunisiens font de moins en moins d’enfants, d’après les données de l’Institut national des statistiques (INS). En dix ans, le nombre des naissances a considérablement baissé, passant de 222 mille 962 en 2013 à 123 mille 840 entre janvier et novembre 2023.

La baisse du taux de fécondité (nombre d’enfants par femme) confirme cette tendance. En 2023, l’indicateur conjoncturel de fécondité (ICF) s’établissait à 1.6 enfant par femmes, en berne par rapport à 2013 (2.4).

La tendance s’est amorcée depuis des décennies. Le temps des familles élargies est bel et bien révolu. En 1960, le taux de fécondité était de plus de 6.9 enfants par femmes. Dans les années 90, ce taux a été quasiment divisé par deux (3.47 enfants). Il a de nouveau spectaculairement baissé au début des années 2000 avec un taux de 1.98 avant de légèrement augmenter et de se stabiliser autour de 2 enfants dès 2008 jusqu’à 2021, d’après les données de la Banque mondiale.

Des facteurs multiples

Le fléchissement du nombre des mariages conjugué à la baisse de la fécondité des femmes tunisiennes a engendré mécaniquement la décrue de la courbe des naissances.

En 2013, 110 mille 119 mariages ont été contractés contre 64 mille 822 entre janvier et novembre 2023. Ce chiffre est comparable à celui enregistré lors de la crise du Covid 19 en 2020 où le nombre des mariages était de 65 mille 680.

Entre-temps, il y a eu un rebond (78 mille 115 mariages en 2021). Mais toujours en baisse par rapport aux années précédentes où ce chiffre s’établissait autour de plus de 80 mille unions par an.

S’y ajoute le fait que les Tunisiens se marient de plus en plus tardivement. En 2013, le nombre des unions matrimoniales des hommes âgés entre 30 et 34 ans était plus de 36 mille. En 2021, ce chiffre a atteint plus de 23 mille. Idem pour les femmes. En 2013, le nombre des femmes mariées âgées de 25 à 39 ans, soit en âge d’avoir des enfants, était 64 mille 464. En 2021, on enregistre 46 mille 361 unions pour cette même tranche d’âge.

Le nombre des naissances diffère d’un milieu à un autre. Les femmes en milieu rural ont plus d’enfants que celles en milieu urbain.  On relève ainsi 2 enfants par femme dans la première catégorie contre 1.4 dans la deuxième.  

Pour les résidentes en milieu urbain, on constate un pic de taux de fécondité chez les femmes âgées de 30-34 ans. Cependant pour celles résidentes en milieu rural le taux de fécondité le plus élevé est observé auprès des femmes âgées de 25-29 ans.

Cette évolution « n’est pas une surprise », lance Hafedh Chekir, démographe, lors d’un entretien avec Nawaat. Et d’expliquer :

La vision du mariage chez les jeunes a changé. Ils continuent certes à se marier. Les parents y accordent encore plus ou moins de l’importance. Mais la nature de ce projet a changé.

Cette tendance s’avère plus lourde et puise dans des aspirations d’émancipation individuelle.

Dans ce cadre, le démographe se réfère aux résultats de l’enquête du Groupe Tawhida Ben Cheikh, publiée en 2023. Cette association mène des recherches et des actions autour de la santé des femmes. Leur enquête a été réalisée auprès de 5837 hommes et femmes âgés de 18 à 29 ans et issus de huit gouvernorats : Ariana, Ben Arous, Le Kef, Manouba, Médenine, Sfax, Tataouine et Tunis.

Environ 47% des hommes interrogés estiment que le mariage est « peu important », voire « sans importance » contre 42% pour les femmes. 46% des hommes interrogés se déclarent « très à l’aise » dans leur situation de célibataires, contre 34% des femmes.

La natalité est aussi tributaire du niveau d’instruction des femmes. Les femmes diplômées se projettent plus en dehors de la maternité. Elles s’investissent davantage dans leur carrière académique et professionnelle.

Le taux de fécondité des femmes ayant un niveau d’instruction primaire est de 2.5. Pour celles qui ont poursuivi des études universitaires, ce taux est de 1.4. Les pauvres ont également plus d’enfants que les riches. Le taux de fécondité est de 2.6 pour les premiers et de 1 pour les deuxièmes. C’est ce qui ressort de l’enquête sur la fécondité et planification familiale de l’UNICEF, le ministère de la Santé et l’INS, publié en 2023.

La politique démographique initiée dès les années 60 en Tunisie, et consolidée par l’octroi des droits sexuels et reproductifs, notamment avec la légalisation de l’avortement en 1973, a permis ce revirement démographique, souligne le démographe.

En 2023, la majorité des femmes tunisiennes utilisent des méthodes modernes de contraception, même s’il existe des disparités régionales en matière d’accès aux services du planning familial.

Ainsi, trois quarts des femmes habitant à Tunis et au nord voient leurs demandes de planification familiale avec des méthodes modernes satisfaites, contre environ la moitié des femmes résidentes au Sud Est, rapporte l’enquête précitée.

La parentalité : un investissement

Avoir des enfants nécessite un investissement mental et économique. Tous les parents ne sont pas prêts à le faire. « J’ai deux enfants. Ils ont moins de deux années d’écart d’âge. C’était difficile de s’en occuper, même avec l’aide des parents qui sont eux-mêmes vieillissants et fatigués », raconte Rania, âgée de 37 ans, à Nawaat.

Professeure dans un lycée, la jeune femme est mariée à un cadre dans une société. Tiraillée entre le travail, le suivi scolaire des enfants, le ménage, la jeune femme se dit épuisée.

Il est inconcevable d’avoir un troisième enfant malgré l’insistance de mon entourage.

Plutôt conservatrice, Hana, 40 ans, a choisi d’avorter quand elle s’est rendu compte qu’elle était enceinte. « Mon mari a une certaine connaissance de la religion. Avorter, ce n’est pas Haram si on ne dépasse pas un certain délai », argumente-t-elle.

Paradoxalement, l’avortement est toujours ostracisé en Tunisie. Les résultats de l’enquête « L’équité de genre et la santé sexuelle et reproductive » ont révélé que sur un échantillon national représentatif de 1200 adultes tunisiens, interviewés entre le 25 février et le 11 mars 2024, 88% des Tunisiens estiment que l’avortement est légitime si la grossesse représente un danger pour la santé de la femme ou le fruit d’un viol ou de l’inceste (66%). Mais la moitié considère qu’il ne l’est jamais s’il repose sur des contraintes économiques ou sur n’importe quelle autre raison (71%).

« Les traditions et la religion pèsent encore sur les mentalités. Mais il y a une différence entre être contre l’avortement et être amenée à avorter en cas d’une grossesse non-désirée. Il y a un fossé entre la perception des choses et une contrainte bien réelle », relève Hafedh Chekir.

Il y a eu ainsi près 20 mille interruptions volontaires de grossesse (IVG) dans les structures publiques de santé en 2023. Sans compter les IVG opérées dans les établissements privés.

La parentalité paraît ainsi de moins en moins une fatalité mais plutôt un désir réfléchi. Des changements culturels sont aussi en cours. « L’idéal pour plusieurs couples est d’avoir un garçon et une fille. Mais on accorde moins d’importance au fait d’avoir un enfant de sexe masculin comme c’était le cas jadis », constate le démographe.

La morosité ambiante

Les inquiétudes autour de la situation politique et socio-économique dissuadent de plus en plus de couples à avoir des enfants. En mai 2024, le taux d’inflation est de 7,2%. Celui du chômage est de 16,2 %.

Or, faire des enfants implique des dépenses sur le long terme. C’est la raison pour laquelle Hana a choisi d’avorter.

D’autres femmes s’en soucient même avant de se marier. « Pour bien élever son enfant, il faut d’abord investir dans son éducation. Or, on constate bien l’état de délabrement de l’éducation publique. Il faut par conséquent énormément d’argent pour le mettre dans le privé », regrette Ines, âgée de 32 ans et fiancée. Son partenaire est d’ailleurs de même avis.

« Actuellement, il est imprudent d’avoir un enfant en Tunisie. Je ne veux pas que mon enfant vive dans un pays dévasté et miné par la violence », renchérit la jeune femme qui projette de quitter bientôt le pays.

L’absence de structures publiques de garde d’enfants, de politiques de stabilisation de l’emploi des jeunes, notamment les femmes enceintes, découragent certaines à avoir des enfants.

Car pour fonder une famille, il faut avoir de l’espoir dans son avenir et dans celui du pays.  Or beaucoup de jeunes ne l’ont plus. Et cela se manifeste également par la détresse psychologique accrue, le désir d’ailleurs, l’abstention lors des élections.

Le danger de l’impact économique et de l’instrumentalisation politique

La migration massive des Tunisiens vers l’étranger, l’importance du secteur informel, l’inégalité de la répartition démographique entre les régions combinées avec la baisse de la natalité laissent craindre des effets socio-économiques néfastes, relève le démographe.

La diminution des naissances implique dans l’avenir une baisse de la population active. C’est à dire de personnes en âge de produire, de consommer et par ricochet de favoriser une croissance économique. C’est également une mauvaise perspective pour les futurs retraités. Si la natalité continue à suivre cette courbe, le nombre de retraités sera bientôt trop important par rapport à celui des actifs. Or, les cotisations de retraite sont prélevées sur les salaires des actifs.

Le nombre de personnes âgées de plus de 60 ans est important. En 2013, la population de plus de 60 ans était estimée à 1 252 437. Ce chiffre a augmenté en 2021, atteignant 1 673 332.  En revanche, le nombre des jeunes âgés entre 15 et 30 ans est en train de baisser au fil des années, passant de 3 680 482 en 2013 à 3 283 994 en 2021.

Le vieillissement de la population et ses conséquences socio-économiques préoccupent de nombreux pays développés. Un pays comme la Chine a dû renoncer à sa politique de l’enfant unique à cause de la baisse spectaculaire de la natalité. En France, le président Emmanuel Macron parle de la nécessité d’un « réarmement démographique ».

Mais la diminution de la natalité ne touche pas que les pays développés. La tendance à la baisse est observée ainsi au Maroc. Le taux de fécondité dans ce pays en 1960 était de 7.04. Il a atteint 2.33 en 2021.

Reste que la richesse des pays développés est incomparable avec celle de la Tunisie. Une baisse de la natalité signifie aussi moins de dépenses pour l’Etat tunisien.  « Il faut miser sur le potentiel productif des jeunes et des seniors plutôt que de promouvoir une politique nataliste », plaide Hafedh Chekir.

Le discours nataliste sapera inéluctablement les acquis des femmes en matière d’octroi des droits sexuels et reproductifs, met-il en garde. Dans certains pays européens, ce discours s’est accompagné de limitations de l’accès au droit à l’avortement. Les craintes d’un musèlement des acquis en la matière sont telles qu’un pays comme la France a inscrit le droit à l’avortement dans sa Constitution en 2024.

« La religion imprègne les mentalités. En cas de crise, ce sont les femmes qui en payeront les premières le prix », alerte Chekir.

La montée des islamistes après 2011 a déchainé une vague de violence. De nombreuses structures de planning familial ont été vandalisées. Des membres du personnel médical ont refusé d’accorder le droit à la contraception et à l’avortement aux femmes. En 2013, une députée du mouvement Ennahda,  Najiba Berioul, a proposé de criminaliser l’avortement.

Le désir d’enfant dépasse ainsi la sphère des chambres à coucher. La démographie est un enjeu et un instrument politique. Il peut être agité à mauvais escient. En témoigne, la rhétorique présidentielle du changement de la composition démographique de la Tunisie par les migrants subsahariens.