Depuis le début de l’année 2024, l’hôpital psychiatrique Razi de Tunis a accueilli environ mille patients. Et les troubles anxio-dépressifs augmentent de façon significative, déclare à Nawaat Leila Chaibi, résidente en psychiatrie à l’établissement précité et présidente de l’Association tunisienne de la promotion et prévention en santé mentale chez les jeunes(ATPPSMJ). « Le flux des patients est tel, que les délais d’attente pour décrocher un rendez-vous sont de plus en plus longs », lance-t-elle.

La production nationale de certaines molécules et de leurs génériques, prescrits pour traiter les pathologies liées à l’anxiété et la dépression, ne parvient souvent pas à répondre à la demande. Et les parts de marché des laboratoires pharmaceutiques tunisiens ont nettement accru, fait savoir Neila Ben Salah, spécialiste en psychiatrie et présidente de l’Association tunisienne des psychiatres d’exercice Privé (ATPEP) dans un entretien avec Nawaat.

Un constat confirmé par Naoufel Amira, président du syndicat des pharmaciens d’officine de Tunisie, contacté par Nawaat.

Le mal-être des Tunisiens se manifeste également à travers le classement de 2024 du rapport mondial du bonheur ou “Word Hapiness Report”, édité par le Réseau de solutions pour le développement durable des Nations Unies « Le sustainable development solutions network ». La Tunisie y occupe la 115ème place sur 143. En 2023, elle était en 110 ème position. Ce classement repose sur plusieurs indicateurs dont le sentiment de liberté, l’absence de corruption, le niveau de revenu et de soutien social.

13 mai 2024, Manouba. Le personnel de santé de l’hôpital Razi font part de leurs préoccupations auprès du ministre de la Santé, Ali Mrabet, lors de la réouverture du service de médecine interne

En l’absence de statistiques officielles en Tunisie, les professionnels de santé se réfèrent aux données tangibles relatives au nombre de patients, de prescriptions médicamenteuses, et à quelques études scientifiques, y compris mondiales, pour évaluer l’ampleur de la détresse des Tunisiens.

Une tendance mondiale

L’organisation mondiale de la santé (OMS) définit les troubles dépressifs comme étant « des troubles mentaux » se caractérisant par un état de « tristesse persistante ou par une perte durable de la capacité à éprouver de l’intérêt ou du plaisir pour les activités qui en procuraient auparavant ».

L’organisation onusienne insiste sur la nécessité de différencier la dépression des changements d’humeur ordinaires et des sentiments négatifs dus aux aléas de la vie.

 A l’échelle mondiale, 3,8 % de la population souffre de dépression, dont 5 % des adultes (4 % des hommes et 6 % des femmes), et 5,7 % des personnes de plus de 60 ans.

La crise du Covid a déclenché une hausse de 25% du nombre des personnes touchées par les troubles anxio-dépressifs, selon l’OMS.

À l’image de plusieurs pays, la Tunisie n’est pas épargnée par la hausse de la prévalence des pathologies liées à l’anxiété et la dépression, notamment depuis la crise du Covid.

Cette pandémie a mis en lumière l’importance de la santé mentale en tant qu’enjeu de santé public touchant l’ensemble de la population, relève Wafa Hajji, neuropsychologue clinicienne de l’association « Health & Psychology », interviewée par Nawaat. La crise a sensiblement contribué aux déclenchements des troubles anxio-dépressifs.

« A partir de la pandémie, on a observé une véritable rupture de l’équilibre psychique d’une frange grandissante de Tunisiens. Des pathologies anxio-dépressives sont apparues. D’autres patients, qui étaient stabilisés, ont rechuté », explique Neila Ben Salah.

Autre phénomène mondial inquiétant : l’influence néfaste des réseaux sociaux sur les individus. Le bonheur n’est plus l’objet d’un questionnement philosophique mais est devenu une nécessité. Cette injonction au bonheur dans la vie de couple ou encore au travail n’a jamais été aussi omniprésente.

 Des « spécialistes » de tous bords livrent dans les médias leurs « astuces » pour une vie épanouie, pour être heureux. Ce type de contenu inonde le web et brasse des millions de « likes » sur les réseaux sociaux. Ces derniers promeuvent une conception biaisée du bonheur. Celle-ci repose essentiellement sur des facteurs matériels : l’argent, les voyages, etc. Et l’industrie du bonheur a un effet pernicieux sur la santé mentale.

Ses impacts sont plus préoccupants pour les jeunes, selon les auteurs de l’enquête nationale, publiée en 2023, et réalisée par le ministère de la Santé et le groupe de coopération en matière de lutte contre l’abus et le trafic illicite de stupéfiants. Celle-ci associe l’usage des écrans, notamment les réseaux sociaux et les jeux vidéo à de potentiels effets néfastes d’ordre psychosocial et cognitif, assortis d’un risque plus élevé d’anxiété et de dépression.

La conjoncture tunisienne, les jeunes de plus en plus touchés

L’état des lieux de la santé mentale diffère selon le pays et l’individu. « C’est difficile de généraliser pour diagnostiquer l’état psychique de toute une population. Car le phénomène varie d’un individu à l’autre, selon sa situation personnelle », explique Wafa Hajji. Toutefois, la spécialiste relève des similitudes dans les problèmes psychologiques rencontrés.  Il s’agit de troubles dépressifs et anxieux, d’état de stress post-traumatique, et des troubles liés à l’usage de stupéfiants. Cette situation ne date pas de la crise du Covid, et remonte à la révolution de 2011.

Ainsi, le nombre de Tunisiens admis à l’hôpital universitaire Razi pour des maladies psychiatriques est passé de 4 000 à 5 000 patients par an avant la révolution au double ces dernières années. Même s’il y a eu un pic avec la pandémie, ce nombre a approché 9 400 en 2019, d’après le secrétaire général du syndicat de base de l’hôpital Razi, Kamel Ben Rahal.

Depuis 2017, les demandes de consultation pour troubles anxio-dépressifs ont grimpé de 20%, souligne la présidente de l’ATPEP.

Ce mal-être touche également les jeunes tunisiens. Selon l’enquête Multiple Indicator Cluster Survey (MICS6) de 2018, environ 20% des jeunes Tunisiens de 15 à 17 ans souffrent d’anxiété et environ 5 % d’entre eux de dépression.

Par ailleurs, l’enquête nationale de 2023 précitée, montre une évolution de l’usage des drogues depuis 2013. Cette consommation peut être considérée comme une forme « d’automédication », explique la présidente de l’Association tunisienne des psychiatres d’exercice privé.

Les anxiolytiques hors prescription médicale figurent parmi les substances de plus en plus prisées par les jeunes âgés de 15 à 17 ans, indique cette enquête.  Leur usage « a significativement augmenté depuis 2017 et dépassait la moyenne observée chez les adolescents européens ». Et ce sont les filles qui en consomment le plus.

Les femmes consultent également davantage pour les troubles anxio-dépressifs, précise la représentante de l’ATPEP. La surcharge mentale causée par les tiraillements entre la vie professionnelle et la vie privée y joue un rôle. La spécialiste rapporte aussi un nombre croissant de jeunes parmi les patients.

Le document sur la stratégie du ministère de la Santé pour la promotion de la santé mentale de 2024, fourni à Nawaat par ledit département, mentionne des groupes vulnérables : les enfants, les femmes, les personnes âgées, les minorités et les migrants.

Cette stratégie vise également certains milieux, à l’instar du milieu carcéral et le milieu de travail. Parmi les causes de détresse psychologique chez ces populations, les auteurs de cette stratégie citent la violence, les discriminations, les difficultés d’accès aux soins.

La crise politique et socio-économique actuelle n’arrange pas les choses. « Avant, les patients se focalisaient surtout sur les soucis liés à leur vie intime. Maintenant, on entend presque systématiquement le même discours. Ils parlent beaucoup de l’environnement anxiogène : l’instabilité, l’insécurité ou encore l’absence de visibilité quant aux perspectives », affirme Neila Ben Salah.

Sensibles au sort des Palestiniens, les Tunisiens ont également été secoués par la guerre à Gaza. En témoigne, une enquête menée par des résidents du service de santé mentale de l’hôpital Mongi Slim. Celle-ci a démontré la répercussion négative ou psychosociale engendrée par l’exposition des Tunisiens aux images de cette guerre.

Cette enquête a été faite auprès de 683 Tunisiens ayant visionné quotidiennement le contenu médiatique couvrant cette guerre. 80.5% des individus interrogés déclarent avoir ressenti des émotions négatives telles que la colère, le désespoir et la tristesse. Environ 12,5% ont évoqué un sentiment de culpabilité.

La stigmatisation diminue mais persiste

Toutefois, ces données ne reflètent que partiellement l’état de santé mentale des Tunisiens.

A titre d’exemple, la consommation des psychotropes « est bien en deçà » des besoins réels étant donné que beaucoup ne consultent pas et ne sont pas pris en charge sur le plan thérapeutique, explique à Nawaat le docteur Wahid Melki, psychiatre, professeur à l’université de médecine de Tunis et coordinateur du comité technique de promotion de la santé mentale au ministère de la Santé.

Idem concernant le nombre des comportements suicidaires. Ce dernier ne rend pas compte non plus de la dimension réelle de la souffrance psychique. 121 cas de conduites suicidaires ont été recensés au cours de l’année 2023, d’après le rapport du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES).

Le forum mentionne des obstacles dans la réalisation du recensement. Ces derniers sont essentiellement liés au « tabou qui entoure ce phénomène », note le rapport.  La majorité des suicidants sont des hommes. Parmi eux, des jeunes, des enfants et des migrants. L’interdit religieux fait que le recours au suicide reste limité en Tunisie.

Difficile également de mesurer l’étendue du malaise psychologique des Tunisiens face aux non-dits. Contrairement aux femmes, pour des raisons culturelles, les hommes ont du mal à verbaliser leur souffrance et à solliciter de l’aide. Cette verbalisation est perçue comme un signe de faiblesse contrastant avec l’injonction de virilité imposée par leur éducation. 

Cette réticence à consulter des professionnels de santé en cas de souffrance psychique biaise les données autour de la santé mentale des Tunisiens. « Il y a une certaine normalisation de cette souffrance », assène la présidente de l’Association tunisienne de la promotion et prévention en santé mentale chez les jeunes.

Tabous et dénis persistent donc autour de la santé mentale. « Les gens ont encore tendance à consulter des gourous, des marabouts et des religieux, plutôt que d’aller voir des médecins », déplore Leila Chaibi. Et de lancer :

Le malade mentale est toujours stigmatisé. Le nom même de l’hôpital psychiatrique fait peur.

Neila Ben Salah

Cette stigmatisation émane parfois même des professionnels de santé, regrette Neila Ben Salah.

Cette réticence à solliciter l’aide des professionnels de santé transparaît dans les délais entre l’apparition de la détresse psychique et la date de consultation. Ce délai est de 15 mois en moyenne et peut atteindre 10 ans, alerte Chaibi. Entre-temps, le pronostic change et s’aggrave. Et ce n’est pas sans conséquences sur l’état émotionnel et socio-économique de la personne concernée, regrette-t-elle.

La psychiatre note tout de même des évolutions. Certains Tunisiens osent désormais consulter un spécialiste. « Les troubles de l’humeur, notamment ceux en rapport avec l’anxiété et la dépression, sont moins stigmatisés ».  

Plus généralement, la problématique de la santé mentale se pose de plus en plus dans les médias. En témoigne, le succès du podcast Deep Confession, largement suivi sur les réseaux sociaux. Le coaching de vie, y compris en milieu professionnel, est devenu un phénomène de mode. Et le phénomène prend une telle ampleur qu’il inquiète les professionnels de santé.

C’est que la consultation des coachs de vie est mieux perçue, relève Leila Chaibi. Cet engouement pour ce type de prise en charge présente « quelques dangers ». « Des coachs se prennent pour des psychothérapeutes aptes à traiter des pathologies assez graves », met-elle en garde.

La stigmatisation, mais aussi le manque de moyens, rendent plus difficile le recours aux médecins. Tous les Tunisiens ne sont pas égaux dans l’accès aux soins.

Une prise en charge lacunaire

La politique d’austérité de l’Etat freine le recrutement des psychologues et psychiatres dans le secteur public, reconnaît le coordinateur du comité technique de promotion de la santé mentale au ministère de la Santé. La densité moyenne des psychiatres était de 1,26 psychiatres pour 10 000 habitants en 2019. Elle a reculé à 1,25 en 2021.

Conséquence : le nombre de professionnels de santé dans les établissements publics ne satisfait pas la demande accrue de consultations, note Leila Chaibi. Les inégalités régionales sont également flagrantes.

Résultat : certains Tunisiens se dirigent vers les psychiatres du secteur privé. Le tarif d’une consultation est de 80 dinars. Une somme qui n’est pas à la portée de tous. Et même dans le privé, la situation n’est pas idyllique.

« Tous les patients ne bénéficient pas de couverture sociale pour le remboursement des soins », constate la présidente de l’Association tunisienne des psychiatres d’exercice privé. 

Par ailleurs, elle regrette que la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM) ne prenne pas en charge tous les médicaments. La disponibilité de ces derniers est également est défaillante. « Certaines substances sont affectées depuis des mois par la pénurie », déplore-t-elle.

Autant de lacunes relevées par le comité technique de promotion de la santé mentale au ministère de la Santé. Ce comité évoque d’autres dysfonctionnements dans la prise en charge des patients.

Il s’agit notamment du manque de motivation, d’engagement et de moyens chez les médecins de 1ère ligne dans la prise en charge de la maladie mentale. Ils alertent aussi sur l’absence de sensibilisation, de données épidémiologiques et la centralisation des soins à l’hôpital Razi.

Cette situation risque de s’aggraver avec les départs à l’étranger de psychiatres et médecins de famille, relèvent les auteurs de la stratégie du comité technique pour la promotion de la santé mentale du ministère de la Santé.

Et ils ne sont pas les seuls à choisir de quitter le pays. Chacun cherche désormais avant tout son salut individuel. La présidente de l’Association tunisienne de la promotion et prévention en santé mentale chez les jeunes y voit un symptôme et une conséquence de la détresse psychologique.

Cette souffrance a un coût : humain, sociétal, sanitaire et économique. Les personnes souffrant de troubles psychiques sévères meurent en moyenne 10 à 20 ans plus tôt que la population générale. « Globalement, les conséquences économiques des problèmes de santé mentale sont immenses : les pertes de productivité et autres coûts indirects pour la société dépassent souvent de loin le coût des soins proprement dits », met en garde l’OMS.


Ce reportage a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.