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Dérouich El Thawra. Un des visages de la Révolution Culturelle. Juin 2013. Street Poetry.

La nécessité d’une décentralisation : un légitime contrecoup

Le revirement situationnel

Après une politique « Ben-Alienne », volontairement amnésique des situations socioculturelles régionales, afin de mieux contrôler la conscience collective en endormant la masse des esprits, et l’esprit des masses, en privant à la racine le citoyen « lambda » d’accès à l’art et à la culture, donc de réflexion et d’intellect, force est de constater que cet état de fait n’a pas vraiment changé, ni évolué du côté des « élus ».

En effet, la centralisation, tel un phénomène sclérosé et parasitaire en Tunisie, n’est pas seulement l’apanage de l’économie, de l’entrepreneuriat, et/ou de l’industrie, ou d’autres secteurs. La centralisation est surtout culturelle, et ce, depuis un moment déjà.

L’ensemble des grands festivals et manifestations culturelles demeurent monopolisés par la capitale, ou les grandes villes touristiques, d’emblée associées à la rentabilité financière, et donc, là où il n’y a pas de risque à prendre.

Alors, comment dans cette quasi-inertie, certains ont –ils opté et œuvré pour la décentralisation culturelle ? Devant le manque d’événements dans les régions, comment ces derniers ont pensé à en faire des nouveaux pôles culturels, voir même touristiques ?

La société civile : d’une implosion infligée vers une explosion maitrisée

Aux lendemains de la « révolte » du 14 Janvier 2011, des citoyens tunisiens se sont regroupés en collectifs et/ou associations culturelles, dont une bonne partie se sont d’emblée décentralisées, tendant vers une identité du secteur nouvellement orientée vers le partage et l’altérité entre l’ensemble des régions et gouvernorats de la Tunisie, du nord au sud, de l’est à l’ouest. Avec un constat et l’intime conviction que toutes les villes et tous les citoyens ont droit aux « biens et services culturels », comme ils ont droit aux « biens et services sociaux ».

L’action de ces associations artistico-culturelles postrévolutionnaires, participe concrètement à la démocratisation de l’art en Tunisie, travaillant en profondeur la délocalisation et la déconcentration de la culture nationale, en apportant dans les régions une “vie” culturelle inexistante, ou très peu existante jusqu’ici.

Afin de pousser l’Etat et le gouvernement en place, l’actuel et tous les prochains, à mener des actions stratégiques en faveur de l’art et de la culture et afin de promouvoir un développement durable et intégral, la société civile a clairement sensibilisé l’opinion « de masse », l’éducation populaire, et les pouvoirs publics, du rôle de l’art dans la Cité.

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POP IN DJERBA, 2012. Une juste dŽ localisation. Image K.Sghaier.

En parlant d’Etat, la plupart des actions culturelles qui ont été mises en place par ces collectifs et associations sont autofinancées, ou au mieux majoritairement financées par des entreprises privées, et ne bénéficient donc d’aucun financement du Ministère de la Culture, même après dépôt de demande de subvention dans les règles de l’art.

La néo-gouvernance culturelle comme une réponse à la faillite ministérielle

Pourrai-t-on dire alors que nous assistons aujourd’hui à une « Néo-gouvernance » de la culture en Tunisie, ce par une réorganisation du secteur de l’art dans les régions intérieures, essentiellement mis en place par l’implication de la société civile ?

Je tenterai de répondre à cette question en dressant, dans un premier temps, une sorte de bilan de plus de deux ans de « légitimité » d’une gouvernance culturelle, massivement porté par ses acteurs et non par ses gouverneurs. Un bilan comme une sorte de raisonnement rétrospectif, un regard prospectif et récapitulatif sur les Arts et la Culture de la Nation. Une nécessité pour mesurer la température d’une société en « marche » vers son Histoire.

La notion de « marche » et la perception qui naturellement en découle pose la question de la « révolution culturelle », tant espérée et tant attendue. Justement, est-elle en marche en Tunisie ?

A ce propos, nous verrons un ensemble d’initiatives mises en place par de nombreuses associations et/ou collectifs de citoyens. Entre luttes et expressions artistiques, ces derniers affirment et réaffirment l’Art et l’accès à la culture comme un devoir de citoyenneté et de combat pour la libération des mentalités et des comportements socioculturels. Parce-que la délocalisation de la culture travaille concrètement à l’ouverture des esprits et au recyclage des mentalités. Sans oublier l’animation extraordinaire qu’installe un événement donné dans une région.

Plusieurs actions associatives et missions activistes de la société civile ont été observées, ce, sur le terrain de la praticité et de la circulation des expériences comme une action concrète et directe. Démonstration que pour chaque processus de néo-gouvernance de la culture, celle-ci doit se placer comme étant un pilier d’une possible transition démocratique, où les rôles de l’éducation et de la culture sont primordiaux et fondamentaux.

Nous ne dirons jamais assez que l’Art et la Culture, et par là-même l’éducation, en tant qu’éléments effectifs, réels et palpables dans les sociétés, tendent vers « la » démocratie. Et sont porteurs et générateurs de démocratie.

Alors, les artistes, femmes et hommes de culture sont-ils des dispositifs concrets et actifs dans un processus de né-gouvernance culturelle, et/ou de transition démocratique ?

Lors des séances plénières de l’Assemblée Nationale Constituante, l’on ne parle jamais (ou presque jamais) de culture et, surtout, de son évolution et de son devenir, autant législatif qu’intellectuel. Cependant, le citoyen est en droit, depuis un certain 23 Octobre 2011 d’exiger une culture de valeur et une culture des valeurs. Chaque citoyen tunisien, lors des premières élections « démocratiques » du pays, étaient en droit d’attendre et d’espérer autre chose que l’habituelle monotonie intellectuelle auquel la précédente dictature l’avaient habitué.

La culture comme tous les autres éléments qui régissent et mouvementent notre vie a besoin de stabilité politique et sécuritaire pour réussir à évoluer dans un climat « normal », et s’épanouir dans un environnement sain.

Aujourd’hui, alors que les constituants n’ont toujours pas « bouclé » la rédaction ultime de constitution, comme l’annonce d’une concrétisation, où en est la Culture ?

Suite aux résultats du scrutin du 23 Octobre 2011, quelques mois après la constitution du gouvernement et de sa troïka, Mr Mehdi Mabrouk, actuel ministre de la Culture, a clairement apposé son désir d’installer une politique culturelle dirigée principalement vers la décentralisation des manifestations artistiques, afin d’offrir aux régions oubliées de la Tunisie un droit : l’accès à la Culture.

Ce même Ministère de la Culture qui collabore et s’associe continuellement avec les mêmes structures, systèmes circulaires dont certains, depuis le temps de Ben-Ali, devrait revoir leurs fiches pour saisir que l’époque mauve est révolue. Au lieu de signer des subventions et toutes sortes d’aide matérielle qui vont toujours aux mêmes personnes, ce même ministère devrait regarder d’un peu plus près les identités artistiques émergentes, nouvelles et/ou confirmées, qui proposent autre chose que du « prêt à consommer », et qui sont surtout le vrai reflet des acquis de la révolution.

A Rgueb, à Sidi-Bouzid, à Thala, ou à Kasserine, les quelques manifestations performatives et artistiques, comme une vraie possibilité d’un souffle pur, à travers « x » concerts et exhibitions, aux lendemains d’un 14 Janvier 2011 porteur, du moins prometteur, d’une délocalisation des énergies, n’ont pas perdurées. Elles n’étaient finalement que le fruit de volontés personnelles d’individus.

Ces régions où le chômage lourd et pesant se poursuit et augmente, sont toujours poursuivis par de multiples déséquilibres. Le Ministère de la Culture n’a pas su jeter les bases de pistes de réflexions d’intérêts communs, avec des actions concrètes dans l’intérêt de l’Art et de la Culture. Il n’a pas su rompre définitivement avec les méthodes et mécanismes du passé, en mettant en place des projets iconoclastes et inhabituels, comme celui d’expositions avec des artistes émergents lors de la révolution, afin de leur donner une visibilité dans l’espace artistique, au sein de ses régions toujours assoiffées de culture. Il n’a pas su être dans l’investigation de ces jeunes artistes.

Nous aurions justement attendu que l’actuel Ministère, comme n’importe quel Ministère avant lui, prenne une réelle prise de risque pour inventer ou réinventer des néo- structures capables de mettre en forme les aspirations post révolutionnaires des créateurs tunisiens. Bien au contraire, ce dernier s’est reposé sur des acquis pour la plupart erronés, et s’est encore plus stigmatisé en s’éloignant, exagérément, des artistes qu’il est censé défendre.

Pire, les artistes qui sont dans les régions intérieures de notre pays sont encore plus marginalisés qu’avant ; la révolte du peuple tunisien n’a-t-elle pas mis en avant, comme une réalité indubitable, cette intolérable séparation entre tous les citoyens de la Tunisie ?

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Carthage 2013. La fameuse troupe Fire of Anatolia. Pourquoi ne pas délocaliser. Image: F.Carthage.

Le Ministère de la Culture fait la sourde oreille. Devant l’action culturelle en région, il reste inlassablement indifférent. Pourtant quoi de plus dynamisant que de miser sur la culture comme vecteur de développement et surtout en période de transition démocratique ? Apporter la réflexion, l’art et l’intellect dans les régions intérieures de la Tunisie, c’est aussi une manière de combattre la propagation des esprits obscurantistes avec la mise en place progressive du totalitarisme spirituel.

Lutter contre le formatage intellectuel, c’est un peu le combat des associations culturelles qui agissent en régions, et qui prônent l’art pour tous et pour tous les tunisiens, et qui l’affirment comme une part de citoyenneté à semer et à entretenir en chacun de nous.

Dynamiser par l’art et la culture des régions oubliées donc doublement abandonnées est en soi une action qu’il faut à tout prix soutenir et encourager. Car insuffler le souffle de la création, n’est pas seulement un soupir rêveur, il s’avère progressivement et de plus en plus être une ressource autant spirituelle que matérielle.

Heureusement, dans ce paysage culturel comme pétrifié par des années d’immobilité, Une évidence : les associations culturelles à but culturel et à but non lucratif et les composantes de la société civile travaillent.

Nous pouvons affirmer qu’aujourd’hui, si les régions négligées et omises par l’ « establishment » tunisien ont regagné de leur intérêt, celui qui leur est complètement légitime, c’est uniquement grâce aux associations qui leur apportent soutien, renfort et assistance, en créant et en mettant en place pour eux et chez eux, différentes activités autour de la revalorisation de leurs ressources humaines, de leur accès à l’information, à la communication, à l’employabilité et à la culture.

Lire la deuxième partie de cet article.