Mohammed Ben MohamedDemain jeudi devrait commencer, sauf report de dernière minute, le procès d’un groupe de jeunes gens écroués depuis plus d’un an en vertu des dispositions de la loi antiterroriste du 10 décembre 2003. Hasard du calendrier, ces jeunes dont certains portent un an après leur arrestation les séquelles des sévices subis pendant leur garde à vue vont être déférés devant la cinquième chambre du Tribunal de Première Instance de Tunis (Affaire n°15827/5) le 26 juin, soit à l’occasion de la journée internationale des Nations Unies de soutien aux victimes de la torture. Il s’agit de Mustapha (Ben Amor) Mihoub, d’Hichem (Ben Mohammed) Belidi, de Kaïs (Ben Mohammed) Khiari, Mohammed (Ben Hadj Ali Ben Saïd) Ben Mohammed, Mohammed (Ben Cherif) Trabelsi, Saber Amri, Sami (Ben Habib) Chaabane et Houssem (Ben Noureddine) Rihane.

Arrêtés début 2007, ces jeunes gens comptaient parmi eux Abdelhak Bencheikh, mineur (1), qui a été condamné à dix mois d’emprisonnement par un tribunal pour mineurs, dix mois qu’il a effectués et qui viennent d’être confirmés par la Cour d’Appel de Tunis.

Né le 28 avril 1977, Mohammed Ben Mohammed a obtenu son baccalauréat en 1996 et a obtenu une maîtrise de gestion en 2001. Il a travaillé à Tunisie Télécom pendant une année avant d’être arrêté, une première fois, le 3 avril 2004, soit quelques mois après l’entrée en vigueur de la loi antiterroriste promulguée le 10 décembre 2003, dont il fut l’une des premières victimes. Au terme d’une procédure illégale [2) (domicile perquisitionné, torture lors de sa garde à vue, procès verbal signé sous la contrainte) il fut écroué à la prison du 9 avril, partageant sa cellule avec des détenus de droit commun (3). Dans ce qui est resté connu comme « l’affaire des jeunes de Bizerte », il fut condamné en première instance à dix ans d’emprisonnement, pour être finalement acquitté en appel le 3 juillet 2005, tandis que certains de ses co-accusés sont à ce jour toujours emprisonnés (4);

Ne pouvant plus prétendre reprendre son emploi à Tunisie Télécom, il s’était reconverti dans l’apiculture, mais les services de police n’ont cessé de le traquer, de le convoquer, de l’interpeller, de le harceler jusqu’à ce jour de janvier 2007, le 20 exactement, où il a disparu alors que des agents de la Sûreté de l’Etat se présentaient à son domicile pour le convoquer au district de Bizerte. Pendant deux semaines, sa famille fut sans nouvelles (5), puis apprit qu’il était écroué à la prison de Mornaguia en vertu de la … loi-antiterroriste !

Stupeur : comment peut-on incriminer quelque un qui a été quotidiennement suivi, voire qui a partagé, à son corps défendant, tous les instants de sa vie avec la police politique ? C’est à cette difficile question qu’aura à répondre le juge Touhami El Hafi le 26 juin prochain. Maître Samir Ben Amor assurera sa défense. D’ores et déjà, une campagne internationale est en cours, exigeant un procès équitable (6).

Autre inculpé dans cette affaire, Mohammed Ben Cherif Trabelsi, âgé de 23 ans lors de son arrestation, qui vivait à Zarzouna (gouvernorat de Bizerte). Il travaillait dans un abattoir de poulets. Il a été arrêté chez lui, pendant son sommeil le 9 janvier 2007 et a disparu pour sa famille pendant près d’un mois entre les mains de la police, qui l’a torturé.

Mohammed Trabelsi a d’abord été écroué à la prison de Mornaguia, puis il a passé deux mois à la prison du Kef pour revenir à la prison de Borj El Amri à la fin de l’année 2007. Il y a un an et deux mois qu’il ne cesse de tousser sans que l’administration de la prison ne le soigne et il tousse à cause de l’eau froide. Ses ennuis de santé se sont aggravés dernièrement, avec un vertige permanent, des vomissements de sang. Pourtant l’administration pénitentiaire n’a rien voulu savoir, ni entendre les protestations des siens :c’est de la vitamine C qui lui a été administrée. Les contacts avec la Croix Rouge n’ont pas été plus fructueux (7). Lundi 16 juin, il a fallu toute la persévérance de son avocat, Maître Choukri Belaïd, pour que le directeur de la prison accepte de l’évacuer par ambulance sur un hôpital, en l’occurrence, l’hôpital Charles Nicolle, où on lui a fait subir des radios et examens. Dès le lendemain, il était renvoyé en prison, sans traitement. Il est accusé d’appartenance à une organisation terroriste, d’incitation à adhérer à une organisation terroriste et d’hébergement de réunions d’une organisation terroriste, chacun de ces chefs étant passible d’une peine de cinq à douze ans d’emprisonnement, en vertu des articles 12, 13 et 15 de la loi du 10 décembre 2003. Mohammed Trabelsi a passé vingt deux jours en garde à vue au ministère de l’Intérieur. Il garde des séances de torture des séquelles apparentes au niveau des doigts et des jambes.

Kaïs Khiari, lui, est marié et il travaillait dans le commerce de fruits et légumes. Il a été arrêté en même temps que Mohammed Trabelsi. Sa garde à vue a outrepassé largement le délai légal de six jours et ses aveux lui ont été extorqués sous la torture. Cette dernière a laissé des séquelles visibles à l’œil nu au crâne, aux doigts, à la plante du pied, aux genoux. Il est actuellement incarcéré à la prison de Mornaguia. Il est accusé d’appartenance à une organisation terroriste, et d’incitation à adhésion à une organisation terroriste, sur la base d’aveux extorqués. Ces accusations ne reposent, comme pour les autres accusés, sur aucun élément matériel.Il est impératif que s’ouvre jeudi 26 le procès de la torture.

Luiza Toscane

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(1) Se reporter à « Nourelhak, lycéen en troisième année secondaire« , 29 mars 2007,

(2) Se reporter aux communiqués de la LTDH-section de Bizerte des 6 et 8 avril 2004

(3) « Report de l’examen de l’affaire relative à la loi anti-terroriste », CNLT, 19 juin 2005

(4) « Lourdes condamnations dans le procès des jeunes de Bizerte », CNLT, 3 juillet 2005 et « La justice tunisienne voit des « terroristes » partout », Christophe Ayad, Libération, 5 juillet 2005

(5) « Encore une détention au secret : Mohammed Ben Mohammed »,
http://www.nawaat.org/2007/02/03/encore-une-detention-au-secret-mohammed-ben-mohammed/

(6) se reporter à l’appel lancé le 18 juin par l’ACAT du Havre : « Ecrire pour le procès de Mohamed Ben Mohamed et de ses 7 co-accusés »,
http://pourunmondesanstorture.over-blog.com/

(7) « Intensification du mouvement de protestation dans les prisons de Mornaguia et Borj El Amri ! » Communiqué AISPP, 14 juin 2008.

« LE PARADIS N’EST PAS FACILE »

Rencontre avec Asma, une des sœurs du prisonnier Mohammed Ben Mohammed

Asma, mariée et mère de quatre enfants, dont deux sont scolarisés en primaire, et les deux derniers sont âgés de 2 ans et demi et 6 mois, nous parle de son grand frère, Mohammed Ben Mohammed.

* Asma, depuis plusieurs années maintenant, vous contribuez à médiatiser la cause de votre frère…

– Oui, c’est moi qui fais les contacts avec les avocats et les ONG ou l’administration pénitentiaire. Je suis la petite sœur de Mohammed, qui est le seul garçon de la famille. Mes autres sœurs, elles, sont en contact avec les familles. J’ai toujours été proche de mon frère. Il est pour moi un ami autant qu’un frère. Et puis, tous les deux nous avons fait des études, je suis ingénieur agronome, lui a fait des études à la fac des sciences de gestion. Et je parle français et anglais, je suis coutumière des contacts, j’ai travaillé au WWF;

* Nous connaissons tous maintenant Mohammed à travers ses deux incarcérations, mais nous ignorons tout de lui, de son passé ,

– Mohammed, c’était un enfant très malin, très intelligent. Il ne tenait pas particulièrement à étudier quand il était à l’école. Il avait sans cesse des problèmes, tant il faisait des blagues; à la veille de son baccalauréat, son professeur de sciences m’a dit « il doit avoir son bac ! » ce qui signifiait qu’elle voulait s’en débarrasser surtout ! Et il a eu le bac évidemment;

* Et ensuite ?

– Il a étudié à la fac de sciences de Sfax, il a beaucoup changé. Il vivait loin de nous, de sa famille; Il a redoublé sa première année et a fait sa maîtrise en quatre ans.

* Avait-il des projets ?

– Il me disait « dès que je termine ma maîtrise, je vais lire tout le Coran ». Il voulait avoir un bon emploi, il a passé des concours. Je me souviens qu’il a passé le concours du ministère des Affaires Etrangères, il a réussi l’écrit et l’oral, mais il a raté la visite à l’hôpital militaire. Il a passé le concours de Tunisie Telecom (fonction publique) en décembre 2003, entre temps, il a travaillé dans une société privée, où il était responsable de la paie des ouvriers, puis il a été nommé à Tunisie Télécom. Il y a même eu une enquête préliminaire au sein de notre famille puis il a commencé à y travailler en mars 2004.

* Qu’est-ce qui avait changé chez lui ?

– Il a commencé à faire sa prière après la fin de ses études, à aller à la mosquée. Il a décidé de ne plus rater la première prière (sobh), celle de l’aube. C’est à ce moment qu’ont commencé les visites policières à la maison, les convocations au poste, pendant une année. Il achetait beaucoup de livres, des livres en vente libre, dans les librairies sur le fiqh, l’explication du Coran. Il a la capacité de lire, aussi les gens venaient le voir, lui demander des explications, des conseils, ses ennuis ont commencé comme cela. Quand des personnes étaient questionnées : « qui t’a dit cela », elles répondaient « Mohammed ».

Il portait une jelba, une arakia sur la tête, les jours de congé évidemment, pas au travail. Il argumentait : « c’est ce que Dieu nous a demandé de faire »

* Il ne s’intéressait pas à la politique ?

– Non, il aurait pu le faire à la fac, or il ne l’a pas fait. Il a passé tout son temps dans les études; ce qui l’intéressait c’était de travailler au sortir des études. Or ses amis n’ont pas fait des études comme lui.

* Qui sont-ils ?

– Nous avons vécu dans la maison de notre grand-mère. Ses amis sont les jeunes du quartier, mais la plupart n’ont pas fait d’études, les ont arrêtées au primaire, c’est pourquoi ils disaient que tout ce qu’il disait était vrai, et que son nom revenait sans cesse lors des interrogatoires de la police. Il avait sa façon de convaincre tout le monde, jusqu’à ses collègues de travail. Il a eu du succès. En Tunisie, être musulman voulait dire faire la prière, c’est tout. Lui, il voulait revivre la « sunna » et les jeunes comprennent la différence entre s’acquitter de la prière et vivre la sunna. Je connais des filles à son travail qu’il a convaincues de porter le foulard.

* Et en prison, il a continué ?

– En prison, c’est difficile parce qu’il est dans une cellule avec des droits communs, qui font du bruit, qui mettent la télévision, qui l’empêchent de lire et d’apprendre le Coran.

* Ainsi, il a le droit d’étudier en prison ?

– On lui apporte des livres; il reçoit la presse. Ses conditions se sont améliorées par rapport à l’année passée. En revanche, le courrier ne lui parvient que s’il lui est envoyé de la Tunisie. Il a reçu une carte postale de la France à l’occasion de l’Aïd El Kebir, mais je sais qu’il devrait recevoir beaucoup de lettres. Il ne reçoit que nos lettres et lui n’a le droit d’écrire qu’une fois par quinzaine, or il a une quinzaine de neveux et de nièces avec lesquels il a une relation qui dépasse la simple relation familiale. Ils sont des amis.

* Qui lui rend visite en prison ?

– Mon père et mes sœurs. C’est un fils unique. Nos petits enfants, ceux qui ont moins de 10 ou 11 ans, sont admis, mais ils ont refusé un neveu de 14 ans.

* A-t-il droit à la visite directe ?

– Une fois, lors de l’instruction. Or mon père ne voit que d’un œil, et encore très mal. Il faudra attendre l’appel pour demander une visite directe. On lui rend visite le jeudi, ont part avec les autres familles, celles des prévenus dans la même affaire. Ils sont dans le même box, on les salue de loin.

* Comment appréhende-t-il son procès ?

– Mohammed nous dit que « le paradis n’est pas facile ». Ce qu’il veut nous faire comprendre, c’est que ce qu’on est en train de vivre avec lui nous fera peut-être mériter le paradis. Mais dans la dernière période, il a changé. Vous voyez, ma mère est décédée quand il avait douze ans, et c’est ma sœur aînée qui s’est occupée de nous. Pour lui, elle est comme sa mère. Or ma sœur aînée a un cancer, elle est sous chimiothérapie. Mohammed sait qu’elle est malade, et il veut maintenant sortir de prison, pour être auprès d’elle. C’est la première fois que je l’entends dire qu’il ne veut plus être en prison. Mon père souhaite sa libération prochaine afin que Mohammed puisse refaire sa vie le plus tôt possible, car il aimerait connaître ses… petits-enfants.

Propos recueillis par Luiza Toscane le 18 juin 2008