On peut être pour ou contre l’Union méditerranéenne de milles façons, il n’en demeure pas moins que le projet est en soi une bonne idée. Créer une structure de rencontre entre voisins aux relations difficiles et aux cultures différentes, dessiner un nouvel espace de coopération sur des questions aussi cruciales que la protection de la nature et le développement durable : qui pourrait trouver à y redire ? Pour les intellectuels arabes et surtout maghrébins de ma génération, la création d’une maison commune permettrait enfin de réconcilier leur inné culturel arabo-musulman et leur acquis occidental.

On feint de croire que les Arabes et les Israéliens ne sont pas à couteaux tirés, ou que les chefs d’Etats arabes assis à côté d’Ehud Olmert sont représentatifs de leurs peuples. Or, la première loi enseignée par l’histoire stipule qu’on ne construit pas les unions politiques avec des partenaires en guerre larvée, et sans perspective sérieuse de paix. La deuxième loi, dont fait fi ce projet d’Union méditerranéenne, dit qu’on ne fait d’unions politiques négociées qu’entre des régimes démocratiques. Seuls de tels régimes, à l’écoute de leurs peuples, gérant le pouvoir comme une fonction temporaire et non comme un privilège qu’on ne lâchera que contraints et forcés, peuvent concéder des abandons de souveraineté et accepter librement des lois communes. Si l’unité arabe ou maghrébine est toujours un rêve, c’est à cause de l’impossibilité de réunir cette condition fondamentale, chaque dictature ne cherchant qu’à asseoir un pouvoir sans partage sur sa «propriété». On ne peut davantage unir des dictatures et des démocraties. Ce n’est pas par hasard si l’unité européenne n’a démarré qu’après la chute des régimes nazi et fasciste. L’entrée de l’Espagne ou du Portugal dans l’Union européenne n’aurait pu se faire avec des hommes tels que Franco ou Salazar. Or, voilà une bien curieuse Union qui veut réunir sous le même toit les premières démocraties de la planète et ses dernières dictatures.

Des esprits pragmatiques peuvent nous objecter ici que la politique comme la vie avance en bricolant. L’UM pourrait avancer en créant la première des conditions de son existence, à savoir la paix au Proche-Orient. On ne voit pas en quoi elle serait un meilleur cadre de négociations que tous ceux qui existent déjà. Le conflit est si profond, si complexe, que la question du cadre est tout à fait secondaire. Ce n’est pas en faisant l’UM qu’Arabes et Israéliens feront la paix, mais en faisant la paix qu’ils feront l’UM. Quid de la seconde condition ? L’UM pourrait-elle faire avancer lentement mais sûrement le processus de démocratisation sur la rive sud, et ce par la persuasion ? Si tel était le cas, nous autres démocrates arabes approuverions sans hésiter la nouvelle structure. Malheureusement, nous avons toutes les raisons de croire que, non seulement l’UM ne va pas promouvoir la démocratisation de nos pays, mais qu’elle en sera au contraire un frein.

La ville choisie, Tunis, pour en abriter le secrétariat est une cité en état de siège policier depuis 1991, où les libertés fondamentales ont cessé d’exister, où les militants des droits de l’homme sont chassés à courre par des hommes de main d’un dictateur qui se prépare, en 2009, à être élu pour la cinquième fois avec 99 % des suffrages. Lors de sa visite à Tunis au mois de juin, Nicolas Sarkozy a exprimé tout haut ce que les dirigeants occidentaux pensent tout bas. Le message implicite, reçu par les dirigeants tunisiens, était on ne peut plus clair : pour votre combat contre l’islamisme, tout vous sera pardonné, y compris votre combat contre la démocratie.

L’ardoise effacée de Kadhafi, les yeux doux à Bachar Al-Assad, Hosni Moubarak ou Abdelaziz Bouteflika, sont autant de facteurs de légitimation internationale pour des hommes qui n’ont plus depuis longtemps aucune légitimité interne. L’appui franc et massif aux pires dictatures arabes, entériné et renforcé par l’UM, n’est en fait que la continuation d’une stratégie occidentale qui a existé bien avant l’apparition du tsunami islamiste, présenté aujourd’hui comme l’explication de la frilosité d’un Occident craignant à la fois le terrorisme et le résultat d’élections libres à la palestinienne. On soutient aujourd’hui Ben Ali ou Kadhafi comme on a soutenu hier Saddam, sans états d’âme. D’où notre amusement à entendre des hommes comme Hubert Védrine appeler l’Occident, et notamment l’Europe, à cesser d’être «gentil» et «naïf» en voulant contraindre des Etats rétifs et des peuples immatures à adopter cette valeur occidentale qu’est la démocratie.

Contrairement aux idées reçues, le processus de démocratisation de nos sociétés est un fait objectif dû aux transformations sociales et technologiques, ainsi qu’à la naissance d’un fort courant d’idées, après la défaite de 1967, prônant l’appropriation par les Arabes de cette technique de gouvernement et de gestion sociale efficace qu’est la démocratie. Non seulement ses adeptes n’étaient pas une cinquième colonne de l’Occident, mais leur combat s’est développé sous le regard indifférent, voire hostile, des ambassades et des chancelleries occidentales, notamment américaines et françaises. Pire, le travail des démocrates arabes pendant trente ans, pris entre le marteau de l’islamisme et l’enclume de la dictature, a failli être entièrement détruit par l’intervention américaine en Irak, intervention qui a rendu le mot de démocratie lui-même détestable aux oreilles de millions d’Arabes. Aujourd’hui, l’UM parachève dans l’esprit de nos peuples cette image de plus en plus détestable d’un Occident cynique, aux valeurs à géométrie variable, qui déroule le tapis rouge sous les pieds des derniers dictateurs de la planète, se donnant bonne conscience en intervenant ponctuellement pour tel ou tel cas humanitaire.

L’UM, dont M. Moubarak risque d’être le coprésident et M. Ben Ali le secrétaire général, va donc rendre plus difficile la situation des démocrates arabes. Une partie de la jeunesse arabe, voyant cette nouvelle alliance entre les anciens occupants et ces véritables régimes d’occupation interne que sont les dictatures, l’interprétera comme dirigée contre leur lutte pour la seconde indépendance, et sera encore plus sensible aux arguments de l’islamisme, qui se présente comme le seul mouvement de résistance à la dictature et à l’hégémonie. Heureusement, l’UM ne risque pas de nous causer des dégâts irréversibles. Nous connaissons bien nos dictateurs pour leur faire confiance en matière de blocage et de stérilisation. Au pire, ils feront du nouveau «machin» une pompe à fric et un cadre supplémentaire pour la coopération policière, au mieux, ils en feront un édifice fermé pour congé illimité dès la fin de la séance d’ouverture.

L’idée est pourtant bonne. Elle est nécessaire pour promouvoir la paix, la stabilité et la coopération entre de vieux peuples beaucoup plus proches qu’ils ne le croient. Elle doit continuer son chemin pour devenir un jour une belle réalisation. Cela suppose qu’elle devienne l’affaire des sociétés civiles des deux rives rattrapant le gâchis des uns et des autres.

Source : Libération.fr | Vendredi 11 juillet 2008