Seif el-Islam Kadhafi, le fils du leader lybien. Crédits photo : AFP

Le fils « réformateur » du colonel Kaddafi est manifestement allé trop loin au goût de son père. Qui a décidé de donner un coup d’arrêt à sa montée en puissance.

Des têtes, Mouammar Kaddafi en a fait tomber en quarante ans de pouvoir, à commencer par celle du roi Idriss Senoussi, qu’il renversa le 1er septembre 1969. De là à imaginer qu’il « couperait » celle de son propre fils, successeur putatif qu’il a lui-même mis sur orbite, il y a un pas… que le « Guide » a franchi le 25 avril. Ce jour-là, il se rend à l’improviste dans les locaux de la chaîne satellitaire Al-Libiya, seule télévision privée du pays, lancée il y a deux ans par Seif. Lors de cette brève visite, il ordonne qu’on place la chaîne sous le contrôle de l’Autorité libyenne de radio-télévision. Une décision qui s’apparente à une nationalisation de la station, mais qui, surtout, donne un coup d’arrêt à la montée en puissance de Seif. Ironie de l’histoire, quelques jours plus tôt, ce dernier s’était rendu auprès de la confrérie des Senoussi, à Jaghboub, en Cyrénaïque, dans l’est de la Libye, lieu de naissance du roi Idriss, pour rendre hommage au rôle historique du souverain dans la lutte de libération du pays. Un geste sans précédent qui équivaut à une réhabilitation de cette confrérie, honnie depuis quarante ans par le tombeur de la monarchie.

La cause directe de la disgrâce de Seif est à chercher dans la « raison d’État », invoquée, sans autre précision, dans les milieux officiels libyens. Durant tout le mois d’avril, l’Égypte de Hosni Moubarak n’a en effet pas décoléré. D’abord contre le Hezbollah libanais, dont elle a arrêté un militant accusé de chercher à organiser un réseau local pour approvisionner en armes les résistants palestiniens de Gaza via le Sinaï égyptien. Ensuite contre la chaîne Al-Libiya, qui, le 23 avril, a pris pour cible la politique de Moubarak dans une émission hebdomadaire de Hamdi Kandil, dont les commentaires critiques sur l’actualité du monde arabe sont appréciés dans toute la région. « L’Égypte est-elle en pleine possession de ses capacités mentales ? » s’est demandé à l’antenne cet intellectuel égyptien, ancien haut fonctionnaire de l’Unesco. Moubarak a modérément goûté l’affront, et a téléphoné à Kaddafi pour le lui faire savoir. Aussitôt, ce dernier, qui a besoin du soutien de l’Égypte pour faire avancer son projet chimérique des États-Unis d’Afrique, somme son fils de mettre fin à l’émission de Kandil. Refus de Seif, aux yeux duquel cette émission garantit à sa chaîne une liberté de ton inhabituelle en Libye qui tranche avec la morgue de la télévision publique. Abdesselam Mechri, le directeur réformateur de la chaîne, est, quant à lui, limogé et même détenu pendant quarante-huit heures pour être interrogé sur l’émission de Kandil, entre-temps supprimée par la nouvelle direction, laquelle a aussi expurgé la grille des programmes de tout ce qui pouvait paraître innovant. Les autres médias privés contrôlés par Seif – deux quotidiens, une radio FM et des sites Internet – sont aussi sur la sellette. Mahmoud Boussifi, un autre proche de Seif, est convoqué le 3 mai, Journée mondiale de la liberté de presse, par le procureur public pour s’expliquer sur le contenu du quotidien Oea, dont il est le rédacteur en chef.

Durcissement idéologique

Il n’en fallait pas plus pour que le monde de la presse se mette en ébullition. « Vous nous aviez appris à dire non, non, non à l’information malade, ont écrit au “Guide” une trentaine de journalistes et cadres proches de Seif. Eh bien aujourd’hui, nous disons non, non, non, et nous ne reprendrons le travail qu’avec une chaîne Al-Libiya libre. » Seif, qui ne reconnaît pas la nationalisation de sa chaîne, fait savoir que celle-ci conservera Kandil et émettra à partir de juin depuis Londres (d’où seront diffusées les émissions politiques) via un satellite du fournisseur d’accès Blue Bird – et non plus Nilesat, contrôlé par l’Égypte. Une unité de production sera maintenue en Libye pour les affaires locales et une autre sera créée en Jordanie pour la production artistique.

L’enjeu dépasse de loin le groupe Al-Ghad (« Demain »), qui chapeaute les médias de Seif. Car ces derniers sont le fer de lance d’un projet d’une plus grande ampleur, la « Libye de demain », énoncé il y a deux ans par le fils du « Guide ». Un projet qui se distingue par un programme de réformes politiques (avec un projet de Constitution rédigé par des proches de Seif, visant à instaurer l’État de droit et à introduire une dose de liberté d’expression) et économiques (avec une ouverture sur le secteur privé et un plan d’investissements dans les infrastructures de plus de 100 milliards de dollars). Pour Seif, il s’agit d’amender le système de « pouvoir populaire » mis en place par le « Guide ». Insuffisant, juge l’opposition en exil, qui considère ces réformes comme de simples mesures cosmétiques destinées à redorer l’image de Kaddafi, ni plus ni moins.

Pourtant, le fait est que, depuis l’été dernier, ces réformes sont l’une après l’autre renvoyées aux calendes grecques sur instruction du chef. Il n’est plus question de doter la Libye d’une Constitution à l’occasion du 40e anniversaire de la « Révolution », mais de pérenniser la pensée du « Guide », qui continuera à en tenir lieu. Kaddafi, dans un récent discours, a même renoué avec les slogans des années 1970 et 1980 sur « la chasse aux ennemis de la Révolution ». Un durcissement illustré par le maintien au poste de procureur général de l’un des hommes forts des services spéciaux, le général Mohamed Mesrati, un faucon en conflit ouvert avec Seif et le ministre de la Justice à propos du dossier des droits de l’homme. Les investisseurs libyens comme étrangers sont de plus en plus perplexes face à l’absence de visibilité de la politique économique, qui est encore loin de promouvoir le libéralisme et la transparence prônés par les réformateurs.

Seif a visiblement sous-estimé l’influence de ses adversaires – nomenclature sécuritaire et militaire, Comités révolutionnaires –, qui ont réussi à convaincre le « Guide » que les réformes envisagées constituaient un danger pour le « système de pouvoir populaire » qu’il a pensé et mis en place. Jugeant que Seif était allé trop loin – et qu’il commençait à lui faire de l’ombre –, le « Guide » a exigé de son fils qu’il ne se mêle plus de politique intérieure, tout en le félicitant pour le travail accompli en vue de normaliser les relations avec les pays occidentaux. Après la nationalisation d’Al-Libiya en avril, on se demande désormais à Tripoli si les rumeurs qui ont couru il y a plusieurs mois au sujet d’un exil du présumé dauphin n’étaient finalement pas fondées, d’autant que ce dernier serait en quête d’une maison de maître dans la capitale britannique.

L’ami américain

Seif el-Islam, 37 ans, frappé de disgrâce, c’est son frère, Mootassem Billah Kaddafi, de deux ans son cadet, qui lui succède sur le devant de la scène. Depuis qu’il a été nommé patron du Conseil de sécurité nationale en janvier 2007, Mootassem, qui a les faveurs de la nomenclature antiréformes, a pris une nouvelle envergure. Ses attributions lui permettent d’inspirer les services spéciaux et d’intervenir directement au sein de l’armée, où il a dirigé une unité spéciale avec le grade de colonel. Un cabinet de lobbying américain, Monitor Group, est même chargé, depuis 2007, de la mise en place du Conseil de sécurité nationale. Mootassem prend des cours d’anglais, et des experts en sécurité britanniques et américains se rendent régulièrement en Libye pour le former à ses nouvelles tâches et structurer ses services. Mais la véritable consécration a eu lieu à Washington, qui lui a déroulé le tapis rouge fin avril lors d’une visite qui a dépassé en éclat celle de Seif sous l’administration Bush, en novembre 2008. Si le général James Jones, conseiller à la sécurité nationale, l’a reçu discrètement pour discuter de coopération sécuritaire, la secrétaire d’État Hillary Clinton a poussé l’amabilité jusqu’à faire une déclaration à ses côtés devant la presse. Une amabilité probablement commandée par des considérations d’ordre stratégique, ce jeune homme aux cheveux longs, vêtu d’un costume de soie cintré qui lui donne des allures de play-boy étant manifestement devenu un interlocuteur plus utile que son frère déchu.

Par : Abdelaziz Barrouhi
Source : Jeune Afrique