Rached Ghannouchi, chef du parti islamiste tunisien Ennahda. AFP/Odd ANDERSEN

Cheikh Rached Ghannouchi, partisans tunisiens d’un islam politique, ce petit pays que nous avons en partage dans cette vie que nous avons à vivre, puisque dans ce monde nous naissons enfermés entre des frontières que d’autres ont tracé pour nous bien avant notre naissance ; ce petit pays donc n’a eu étrangement de cesse d’être convoité : phéniciens, romains, arabes, ottomans, français. Ces convoitises si elles se sont exprimées originellement dans la guerre, la violence et la volonté de soumettre que les pouvoirs exercent sur les peuples, n’ont en pas moins laissés pour nous aujourd’hui chacune d’entre elles, une couleur de plus dans l’arc-en-ciel de cette terre que nous avons à travailler ensemble.

Si j’aime l’histoire de la naissance de ce petit pays, c’est pour une raison simple : celle qui l’a fait naître est venue de loin, et elle a choisi cet « ici » que nous, nous n’avons pas choisi. J’aime l’idée que d’une certaine façon, une partie ancestrale de moi-même, ainsi que de tous mes concitoyens, est venue de loin. J’aime l’idée que si mes racines sont plantées dans ce petit morceau de terre que nous avons à travailler ensemble, mon identité est ailleurs. Nous sommes à la fois un « ici » et un « ailleurs ». Comme un oiseau, elle a fait son nid entre le désert qui a fait naître l’humanité et la mer qui a fait naître les mythes grecs et les religions monothéistes.

Ce petit pays venu d’ailleurs, traversé, à l’interstice de deux mondes, que nous avons en partage, n’est pas comme les autres pays : il est une barque. Que nous le voulions ou non, il est une barque qui vogue sans arrêt, sur des eaux qui charrient des différences. Nous qui sommes nés sur cette barque, nous n’en sommes que l’équipage. Que nous le voulions ou non, connaître, accepter et aimer les eaux sur lesquelles nous voguons est primordial pour éviter le naufrage. L’erreur de ceux qui ont tenu la barre et nous ont fait faire naufrage deux fois de suite a été celle-là : refuser les différences que charrient les eaux sur lesquelles nous voguons. Cette erreur a fait tout naturellement d’eux des despotes. Cette erreur si nous la faisons aujourd’hui ne peut faire de nous que des despotes et nous conduira au naufrage.

Cheikh Ghannouchi, j’étais encore enfant quand vos partisans terrorisaient leurs concitoyens à coups de vitriol sur le visage. J’étais encore enfant mais je m’en rappelle encore. Quelques sourires devant les caméras de télévision et quelques coups médiatiques ne me le feront pas oublié, ni ne me feront oublié des décennies de déclarations, de prises de position et de projet politique. L’arbre de la communication et du calcul politicien et électoral opportuniste ne cachera pas la forêt du fond de votre pensée et de votre idéologie.

Quoique vous nous jouiez aujourd’hui le rôle de la vierge effarouchée (assez mal d’ailleurs soit dit en passant), vous-même et le parti Ennahdha à la tête duquel vous êtes, vous voulez prendre le pouvoir politique. Vous le voulez aujourd’hui comme vous le vouliez il y a plus de trente ans quand vous vous constituiez sous les yeux manipulateurs de Bourguiba pendant que les hommes et les femmes de gauche se faisaient laminés à cause de leurs idées. Vous le voulez aujourd’hui comme vous le vouliez il y a plus de vingt ans quand vous faisiez des coups politiques avec Ben Ali au cours des jours heureux que vous viviez ensemble. Alors de grâce cessez cette mascarade et ayez le courage politique de ne pas tromper vos concitoyens, dites-leur ce que tout parti politique veut, dites-leur que vous voulez le pouvoir.

Il y a cependant une comédie dans laquelle vous réussissez mieux : faire croire que votre projet, votre méthode, vos éventuelles pratiques du pouvoir politique, etc., en somme votre parti, est une alternative inédite, nouvelle et originale. Certes, le lifting de la façade est plus ou moins réussi mais même si j’étais encore enfant quand vos partisans terrorisaient leurs concitoyens à coups vitriol sur le visage, je m’en rappelle encore. Je me rappelle aussi que quand votre navire a commencé à couler, vous l’avez personnellement quitté, laissant vos militants se faire emprisonner, torturer, tuer, pendant que vous vous la couliez douce à Londres. Vous aviez fuit comme votre ancien ami Ben Ali vient de fuir. Cette attitude que je ne qualifierai pas n’est nullement nouvelle. Ainsi, vous faites semblant d’oublier ce qui dans votre passé ne convient pas à vos intérêts présents pendant qu’au même moment vous demandez à ceux qui vivent dans le présent de se rappeler et d’être liés à un passé dont ils ne portent aucune responsabilité. L’instrumentalisation politicienne et électorale des injustices qui ont frappé vos militants sous le régime de Ben Ali sont obscènes, en plus d’être une des pires formes d’instrumentalisation politique.

Cette pratique non plus n’est pas inédite : le sionisme depuis ses origines jusqu’à aujourd’hui utilise un certain sentiment de culpabilité conscient et inconscient à des fins politiques. Par ailleurs, quoi d’original dans les « retournements de veste » que vous pratiquez ainsi que de nombreux autres partis et personnalités politiques ? N’est-ce pas vous Cheikh Ghannouchi qui avez signé au nom de votre parti Ennahdha un communiqué félicitant et encourageant Sakhr El Materi depuis votre exil doré pendant que plusieurs des militants de votre parti croupissaient encore en prison ? Vos agents de com’ sont au point contrairement à vos conseillers politiques.

Cependant, la plus grande mascarade reste le prétendu progressisme de votre pensée et le prétendu réformisme du projet politique de votre parti. Quelle bonne blague ! La chirurgie esthétique fait son effet mais sous les dehors de papier glacé, le fondamentalisme. Ne sautez pas sur vos grands chevaux, le terme est ici sans connotation aucune et ne renvoie qu’à vos propres déclarations sur une chaine de télévision tunisienne il y a encore quelques jours : « L’islam est à prendre comme un tout politique, économique, social, moral… » En d’autres termes, selon vous, en simplifiant à peine, l’islam est totalitaire ! Vous pouvez sautez sur vos grands chevaux maintenant, le terme est ici utilisé avec une connotation péjorative. En suivant votre parcours, en lisant votre littérature et en écoutant vos déclarations, l’on ne peut que constater qu’en effet, sous la face émergée de l’iceberg, son opposé total : votre islamisme est fondamental, total et rétrograde. Alors de grâce Cheikh Ghannouchi et cadres d’Ennahdha, cessez aussi cette mascarade et ayez le courage politique de ne pas tromper vos concitoyens, dites-leur que vous voulez le pouvoir, que ni vos idées, ni vos projets, ni vos méthodes ne sont nouvelles, dites-leur que votre islamisme est fondamental.

Cheikh Ghannouchi, islamistes tunisiens, de la même manière que vous manipulez la piété des individus, vous manipulez la religion elle-même à des fins politiciennes et électorales, donc in fine, de pouvoir. Et de la même manière que vous essayez de créer un sentiment de culpabilité chez les personnes pour l’instrumentaliser, vous instrumentalisez les lieux de cultes à des fins propagandistes : ce qui est non seulement contraire à toute éthique politique mais de surcroit, contraire à toute éthique morale de la religion que vous vous autoproclamez défenseurs uniques et absolus. Ce qui fait de vous à la fois de mauvais politiciens et de faux dévots. La lutte politique est une lutte d’idées, de projets et de programmes, pas de foi, de croyances et d’interprétations personnelles d’un texte sacré ; quant à la foi et à la liberté du culte, elle ne peut pas être récompensée par un poste politique si elle est sincère et désintéressée.

Après ce que je viens de vous écrire, il est bien évident que je ne voterai jamais pour vous au cours d’aucune élection mais je vous l’avoue et vous prie de me croire, si jamais des élections (présidentielles, parlementaires ou municipales) avaient lieu demain, je ne voterai pas car à ma connaissance aucun parti ni personnalité indépendante n’a encore proposé un projet singulier et inédit comme l’a été la révolution que nous venons de vivre, un projet à la hauteur des aspirations de cette révolution. La démocratie qui a été l’une des aspirations premières de la révolution, n’est d’aucune manière incompatible avec l’islam, mais elle est totalement et spécialement incompatible avec l’islamisme car, comme vous le savez mieux que quiconque, il est fondamentalement un mélange entre marchandisation des sentiments religieux et schizophrénie politique. Ayez le courage de vous l’avouer. Ce petit pays que nous avons en partage dans cette vie que nous avons à vivre, ayez le courage politique et la sincérité cultuelle d’avouer qu’il lui faut continuer de voguer en séparant ce qui a trait à la vie terrestre de ce qui a trait à la vie de l’au-delà s’il veut concrétiser la possibilité qui se présente à son horizon de ne pas connaître de naufrage.

Ismaël

* Cette lettre ouverte a été envoyée à Rached Ghannouchi à travers son site officiel et sur l’adresse mail d’Ennahdha.