Mohamed Ghannouchi, ex-Premier ministre de la Tunisie lors de l'annonce de sa démission le dimanche 27 février 2011.

Alors que pour les uns, le départ de Ghannouchi aura marqué la fin de la Révolution, pour les autres la journée du 27 février 2011 sera au contraire le véritable point de départ de la Révolution.

Du passé, table rase sera faite Plus que tout autre symbole de cette rupture, le départ de M. Ghannouchi va marquer un bouleversement en profondeur de l’histoire du pays. Dernier mandarin de l’époque benaliste, sa présence aux deux gouvernements post révolution est restée largement contestée.

M. Ghannouchi n’a pas su répondre à l’attente d’une population en état insurrectionnel, réclamant à cors et à cris une rupture totale et définitive avec un passé dont les traces sont loin d’avoir cicatrisé. Considérée par la majorité comme taillée sur mesure pour les deux présidents précédents, la constitution actuelle se devait de disparaître, entraînant avec elle toute forme de gouvernance qui rappellerait de près ou de loin les 50 années de despotisme et de dictature qui ont suivi l’indépendance.

Le successeur de M. Ghannouchi, M. Caïd Essebsi a voulu, dès le départ, donné la mesure de l’écoute qu’il compte prêter à ses concitoyens en proclamant la préparation de cette assemblée constituante tant attendue. Ce sera la première fois que les Tunisiens vont choisir par plébiscite un régime qui répondra à leurs aspirations en matière de gouvernance, une nouvelle situation dont seules les personnes n’ayant connu que l’autoritarisme, peuvent réellement prendre la mesure de son importance.

Mais contrairement à cette décision qui a fait l’unanimité auprès du trois quart sinon plus de la population, le départ de M. Ghannouchi n’a pas été applaudi par tous.

Et les droites tunisiennes furent

Dès l’annonce de sa démission, plus de 2 000 personnes sont sorties pour manifester leur allégeance à celui qu’elles considèrent comme le rempart contre le chaos et la faillite économique. S’autoproclamant la « majorité silencieuse », pour reprendre le terme utilisé par M. Ghannouchi pour désigner ceux qui le soutenaient, elles ont dès le lendemain, organisé un grand meeting à la Coupole pour exposer leurs revendications et faire entendre leur voix.

Petit à petit, elles sont en train de s’organiser. Si la plupart de leurs attentes correspondent à celles des participants au sit-in de la Kasbah, à des degrés d’écart plus ou moins importants, elles ne s’identifient pas à eux. Au sein de cette majorité, certains groupes sont carrément dans l’adversité avec La Kasbah dont ils considèrent les actions honteuses.

Ce clivage latent mais déjà perceptible dès le lendemain de la révolution (conf. art. Bobos contre Prolos), conforte l’idée qu’à l’image de toutes les sociétés démocratiques, le visage politique tunisien commence maintenant à se scinder en droite et gauche. En observant, en lisant et en écoutant cette majorité silencieuse on réalise qu’elle ne forme pas une seule et même droite mais qu’elle est composée de plusieurs droites, de l’extrême à la centriste.

Même si elle est encore un peu éparpillée parce que balbutiante, il est certain qu’elle va très vite serrer ses rangs et rapidement s’organiser. Sa réussite sera encore l’un des acquis du départ de Ghannouchi puisqu’il lui aura servi de catalyseur pour éclater au grand jour et venir enrichir le paysage politique tunisien.

Si la chute du gouvernement de M. Ghannouchi va donner, qui sait, naissance à un nouveau parti formé par cette « majorité silencieuse », elle aura également permis au parti En-Nadha de sortir de la clandestinité pour investir le champ politique légal. Reste à savoir de quelle manière et pour combien de temps ?

Mouvements religieux, une fin annoncée

Jusqu’à la chute de Ben Ali, le parti En-Nadha, même si honni par une partie de la population, a su tirer profit de deux situations.

D’une part, longtemps dans le collimateur du gouvernement de ben Ali sans toutefois en être la seule victime, le parti En-Nahda, aura été le plus grand vivier de candidats à la répression et à la torture. Cette malédiction qui a plané sur ses membres pendant des décennies lui a, juste retour des choses, attiré la sympathie d’un grand nombre de la population. En lui accordant la légalisation après 30 ans d’interdiction, le nouveau gouvernement a fait tomber une carte essentielle de son jeu, celle de la victimisation (conf. art. Mouvements islamistes, quel avenir post-révolutions arabes).

D’autre part, le vide politique créé par la dictature a mené tous les autres partis à travailler dans la clandestinité. Qu’ils soient marxistes, nationalistes, démocratiques, nassériens ou islamistes, la communauté de l’ennemi faisait dépasser tous les clivages entre partis pour l’organisation d’une plateforme de collaboration. Maintenant que le système en place ne constituera plus l’ennemi commun, l’alliance politique du 18 octobre 2005, va-t-elle se perpétuer ? Rien n’est moins sûr.

Une fois l’ordre rétabli et la démocratie en place, le citoyen tunisien va devenir plus exigeant quant aux réponses qu’il attend de ceux qui voudront le gouverner. Sa priorité en en reversant le régime de ben Ali était avant tout sociale et économique.

Dans cette perspective, l’UGTT va devoir cesser d’intervenir dans la vie politique et retrouver son statut fondateur de défenseur des droits des ouvriers.

Les partis d’extrême gauche quant à eux vont également avoir à modérer leur discours en y introduisant des termes plus fédérateurs se référant bien plus au social et au démocratique qu’au marxisme – léninisme considérés comme des références du passé par les jeunes générations.

Entre droite et gauche, de tous les partis existants ou à venir, En-Nahda sera le parti qui devra faire face au plus gros problème de survie. Perçu par chacun comme un parti essentiellement religieux, il va avoir tôt fait de se retrouver en perte de vitesse par rapport aux nouveaux partis prônant une meilleure couverture économique et sociale ou un meilleur partage des richesses.

S’il le traditionnel slogan «L’islam c’est la solution» a été remplacé par «La liberté c’est la solution» et de manière non purement démagogique, il n’en reste pas moins que, dans le nouveau contexte social, le mouvement En-Nahdha ne pourra plus faire cavalier seul, au risque de se vor totalement parasité par la mauvaise presse du parti salafiste radical Ettahrir auquel beaucoup ne manqueront pas de l’identifier.

Dans une société qui jouit du Code du statut personnel le plus révolutionnaire du monde musulman, il semble inopportun de réclamer un modèle de république laïque à la mode turque. Il faut savoir que loin d’être un désir émanant du peuple turc, la laïcité lui a été imposée de manière dictatoriale par Kemal Attaturk et que le renouveau islamiste que connait ce pays vient aujourd’hui en réponse à ce diktat.

Par ailleurs, réclamer la laïcité dans un pays qui a donné deux grandes capitales et l’une des universités les plus prestigieuses du monde islamique reviendrait à pousser de simples croyants à grossir les rangs des partis religieux. Ne serait-il pas plus simple dans ce cas de crier haut et fort : « oui à la liberté du culte – oui à la liberté du non culte ».