Silvio Berlusconi, Beji Caid Essebsi. (AP Photo/Hassene Dridi)

Par Jean-Pierre Cassarino, Institut Universitaire Européen, Florence

Un accord a été conclu le 5 avril 2011 entre le ministre de l’Intérieur M. Habib Essid et son homologue italien M. Roberto Maroni. Selon la presse, cet accord viserait à renforcer le contrôle des flux migratoires irréguliers et faciliter le rapatriement (ou la réadmission) des ressortissants tunisiens en situation irrégulière.

Pourtant, la rencontre entre le premier ministre du gouvernement provisoire tunisien, M. Béji Caïd Essebsi, et son homologue italien, M. Silvio Berlusconi, ne laissait guère présager un tel résultat. Sous l’injonction de la Ligue du Nord, ce dernier espérait exercer son influence sur les autorités tunisiennes afin de les convaincre d’endiguer le « tsunami humain », comme il l’avait nommé. Or, son interlocuteur tunisien lui rappela, avec pragmatisme, les multiples défis sociaux, politiques et économiques que le gouvernement provisoire tunisien entendait relever depuis la révolution du 14 janvier 2011, ainsi que son besoin impératif de répondre aux aspirations démocratiques de la société civile tunisienne. Bien plus que l’accord en tant que tel, ce rappel revêt une importance majeure.

Tout d’abord, parce qu’il indique clairement que les priorités immédiates du gouvernement provisoire tunisien ne sont pas celles du gouvernement italien. Le premier fait face au besoin de consolider un degré de stabilité sociale et économique afin de garantir la transition démocratique jusqu’aux prochaines élections de la constituante en juillet 2011, alors que le second entend jouer la carte de l’insécurité afin de ressouder les rangs d’une coalition politique en péril.

Ensuite, parce que les principales sources de légitimité du nouveau régime tunisien se situent principalement en Tunisie, auprès d’acteurs locaux divers qui font partie intégrante d’une société civile devenue ouvertement attentive et vigilante quant au respect des droits humains, de la justice sociale et des libertés individuelles.

Enfin, parce qu’un accord bilatéral visant à faciliter l’expulsion ou la réadmission des migrants en situation irrégulière, est, par définition, basé sur des intérêts asymétriques, voire incompatibles sur le long terme avec des priorités immédiates de développement social et économique. C’est la raison pour laquelle des compensations financières, commerciales ou matérielles accompagnent sa signature.

Expériences du passé

Il convient de rappeler que la coopération tuniso-italienne en matière de réadmission des migrants en situation irrégulière n’est pas un fait nouveau.

Trois accords ont été conclus par le passé, qui s’apparentent plutôt à des ententes ou arrangements bilatéraux visant à faciliter, entre autres, l’expulsion des personnes en situation irrégulière. Il ne s’agit pas d’accords standards de réadmission à proprement parler, mais bien d’accords liés à la réadmission qui peuvent être rapidement renégociés afin de répondre aux intérêts variables, pour ne pas dire contrastants, des parties contractantes.

Aussi, le premier accord, daté du 6 août 1998, se basait sur une note verbale entre le ministère des affaires étrangères italien et l’ambassade de Tunisie à Rome. Cette note proposait la mise en place d’un dispositif de contrôle des flux en provenance de Tunisie ou transitant par le territoire tunisien, en échange de quotas d’entrée pour les travailleurs migrants tunisiens en Italie. La note verbale prévoyait également le financement par les autorités italiennes de centres de rétention sur le territoire tunisien. Par ailleurs, elle interdisait explicitement les expulsions en masse de migrants vers la Tunisie. Quelques années plus tard, un deuxième accord bilatéral de coopération policière, daté du 13 décembre 2003, fut conclu entre la Tunisie et l’Italie. Cet accord avait pour principal objectif de former les forces de police tunisiennes au contrôle renforcé de la frontière maritime avec l’Italie au moyen d’une assistance technique et d’une coopération accrue entre les autorités des deux pays. A l’instar du premier accord, des quotas d’entrée en Italie pour les travailleurs migrants tunisiens étaient proposés afin d’inciter le gouvernement tunisien à coopérer en matière de « lutte contre l’immigration clandestine ». Le 28 janvier 2009, un troisième accord fut conclu entre les ministres de l’Intérieur M. Roberto Maroni et M. Rafik Haj Kacem (ancien ministre sous le régime de Ben Ali). Il se basait sur une entente visant à accélérer la délivrance des laissez-passer – préalable nécessaire à l’expulsion des migrants irréguliers dépourvus de documents de voyage et identifiés comme étant des ressortissants tunisiens – par les autorités consulaires tunisiennes en Italie.

Du point de vue de l’Union Européenne (UE) et de ses Etats membres, la délivrance des laissez-passer consulaires constitue depuis toujours une question épineuse dans le cadre de la coopération en matière de réadmission. Elle concerne tous les pays tiers, sans la moindre exception, avec lesquels les Etats membres de l’UE ont conclu des accords, qu’ils soient standards ou non. Dans le contexte euro-méditerranéen, plusieurs Etats membres, plus particulièrement l’Espagne, la France, la Grèce, l’Italie et le Royaume-Uni, ont tenté d’affronter cette question en proposant des contreparties ou compensations financières, formulées dans le cadre d’accords flexibles, tels que des échanges de lettres, des notes verbales, des memoranda d’entente, ou des accords de coopération technique comportant une clause en matière de lutte contre l’immigration irrégulière. Toutefois, l’expérience a démontré que ces modes de coopération, bien que susceptibles de répondre à des situations d’urgence, ne garantissaient pas une coopération constante sur le long terme.

Rien de bien nouveau

Une interrogation logique subsiste. Pour quelles raisons les autorités italiennes ont-elles tant insisté pour que soit conclu un quatrième accord du genre, si l’on considère l’expérience bilatérale passée en la matière, dont le récent accord du 28 janvier 2009 ? Certains répondraient probablement que les changements radicaux intervenus en Tunisie exigeaient un recadrage des engagements réciproques en matière de réadmission et de lutte contre l’immigration irrégulière.

Cet argument n’explique pas tout. En premier lieu, la coopération en matière de lutte contre l’immigration irrégulière et de réadmission ne peut être isolée d’un cadre plus large d’interactions entre Etats qui, lui-même, détermine le degré de coopération bilatérale. Toutes les autorités étatiques, au nord comme au sud de la Méditerranée, savent bien que ce type de coopération ne peut s’inscrire en dehors d’un rapprochement bilatéral consolidé. Ensuite, de par sa fonction répressive, l’existence d’un accord lié à la réadmission permet aux gouvernements européens de démontrer à leurs propres sociétés qu’ils ont la capacité de « protéger » ces dernières contre des « menaces » extérieures, ou présentées comme telles. Cette relation de cause à effet, surtout lorsqu’elle est habilement médiatisée, peut subtilement renforcer la légitimité politique d’un gouvernement en perte de vitesse, surtout en période pré-électorale. Enfin, dans le contexte européen, la médiatisation de la coopération en matière de réadmission permet aussi de revigorer le lien affaibli entre un Etat et ses citoyens, au risque de diluer les valeurs universelles et les obligations internationales relatives au respect des droits fondamentaux des réfugiés, des demandeurs d’asile, et des immigrés.

Il ne fait aucun doute que le gouvernement provisoire tunisien a su décrypter les motivations du gouvernement italien, que ces dernières soient explicites ou symboliques. Les parties contractantes sont certainement conscientes du fait que l’accord signé le 5 avril dernier ne règlera pas, sur le long terme, les causes profondes des tragédies humaines en Méditerranée, tout comme il ne saura les occulter sur le court terme, ni même répondre aux priorités internes du gouvernement provisoire tunisien ; des priorités que M. Béji Caïd Essebsi rappelait, à juste titre, à son homologue italien lors de sa dernière visite à Tunis.

Comme un rituel du passé, cet accord vise au moins à apaiser, en Europe, les peurs d’une « invasion ». Des peurs qui contrastent amèrement avec le sens du civisme et la solidarité dont les habitants des villes tunisiennes proches de la frontière libyenne ont fait preuve devant l’arrivée massive de dizaines de milliers d’étrangers en détresse, fuyant les violences en Libye.