Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Cet article a été publié dans le numéro de La Voix des Tunisiens de Novembre-Décembre 2011. La Voix des Tunisiens est une revue initialement clandestine, créée en 2006 à l’occasion du cinquantenaire de l’Indépendance de la Tunisie. La Voix propose une analyse critique de la politique tunisienne. Les numéros précédents sont consultables ici. Le dernier numéro est consultable au bas de cette page.

AFP PHOTO / FETHI BELAID (Photo credit should read FETHI BELAID/AFP/Getty Images)

L’opposition divisée par le gouvernement d’union nationale

A l’annonce des résultats de ces élections, nous aurions bien vu le parti Ettakatol à la tête de l’opposition démocratique et laïque en Tunisie. En effet, troisième force politique de l’Assemblée derrière le CPR de Marzouki (qui a très tôt prêté allégeance à Ennahdha), le parti social-démocrate dirigé par Mustapha Ben Jaafar aurait pu rassembler autour de lui afin de peser dans les décisions cruciales de l’Assemblée. Mais immédiatement, Ben Jaafar s’est empressé de se porter candidat à la Présidence de la République et a affirmé la volonté d’Ettakatol de rejoindre un gouvernement d’union nationale, acceptant par là-même, sans discussion, de s’engouffrer dans le régime parlementaire de type IIIe République que tente d’imposer Ennahdha. Cette posture se justifie dans la mesure où il pourrait aller de l’intérêt de la nation que les différentes forces politiques se réunissent pour mener à bien cette gouvernance transitoire et répondre de manière adéquate aux défis économiques que l’urgence nous amènera à relever. Mais ce leader vieillissant ne brade-t-il pas ainsi la formation d’une opposition structurée pour une présidence honorifique, voire fantoche, et des portefeuilles ministériels mineurs ? Ce faisant, ouvre-t-il aussi la brèche qui conduirait à la scission d’Ettakatol, dont plusieurs élus et militants ont affirmé leur appartenance à l’opposition ?

Pour comprendre les enjeux, il faudrait d’abord regarder les choses sous l’angle d’Ennahdha. Le parti islamiste, ne détendant que 41% des sièges, est obligé de former une alliance pour gouverner. Le CPR, à la position ambigüe teintée de social-conservatisme, a su se mettre dans la place de l’allié naturel, et est capable d’apporter à Ennahdha une majorité absolue plus que suffisante pour gouverner. Mais Ennahdha a fait appel à Ettakatol. Pourquoi ? La première chose qui vient à l’esprit est qu’Ennahdha a besoin d’une caution laïque pour former un gouvernement à majorité islamiste. Ensuite, il faut garder à l’esprit l’ampleur des difficultés économiques que la conjoncture laisse entrevoir. En effet, gouverner en cette période n’est une bénédiction pour personne car celui qui gouvernera ne parviendra visiblement pas à redresser la barre économique et à respecter les promesses, notamment celle de créer près de 100 000 emplois par an entre 2011 et 2016 et qui se trouve dans le programme d’Ennahdha. Cette formation n’a-t-elle pas besoin de partager le fardeau de l’échec économique et social à venir afin d’échapper à ses propres responsabilités ? Ettakatol n’est-il pas le dindon de la farce ? En tout cas, l’argument de l’union nationale pour gérer la transition sonne faux lorsqu’on entend en contrepoint des dirigeants d’Ennahdha et du CPR prôner un mandat de 3 ans pour l’Assemblée Constituante.
Il est faux que les Tunisiens ne sont pas prêts pour la démocratie, mais il semble juste d’affirmer que l’éternelle opposition tunisienne à Ben Ali n’est pas prête à continuer son chemin dans l’opposition, maintenant que la démocratie l’a délivrée. Mais on peut se demander si cela vaut le coup de s’unir à Ennahdha lorsque nous avons, plus que jamais, besoin d’une opposition structurée, puissante et crédible, qui se placerait en contre-pouvoir ? Le résultat sera donc une opposition divisée entre complices du gouvernement Ennahdha et une addition de structure minoritaires qui joueront le jeu de la démocratie de l’autre côté de l’hémicycle. L’union de l’opposition séculière et démocratique n’était-elle pas plus souhaitable qu’une union pour la gouvernance forcément fondée sur un partage inégal au profit des islamistes ? Seul le bilan du gouvernement d’union nationale nous permettra d’en avoir le cœur net. Mais entre temps, nous nous demandons comment, au sortir de la période de gouvernance transitoire, c’est-à-dire lorsque « chacun pour soi » redeviendra la norme, Ettakatol pourrait légitimement constituer aux yeux des électeurs une alternative crédible.

A défaut d’opposition politique, le contre-pouvoir de la société civile

Si Ettakatol aura des difficultés à représenter l’alternative, tout en ayant privé l’opposition politique d’une réelle consistance par son entrée dans le gouvernement Ennahdha, il n’en demeure pas moins que les partisans de la modernité séculière devront s’efforcer à construire une alternative, si besoin en dehors du Palais du Bardo. C’est en effet à la société civile de former une force qui pourra contrer Ennahdha sur son propre terrain.
Nous avons pu voir, à l’occasion de la campagne électorale, que le laïcisme primaire et agressif n’était pas la solution. En adoptant une stratégie bancale, les partisans de la laïcité ont amené le Tunisien à assimiler celle-ci à un athéisme d’Etat, offrant ainsi à Ennahdha une posture plus que rassurante. Or, l’enjeu est aujourd’hui de sauvegarder les acquis culturels de la société tunisienne, qui prennent la forme de libertés arrachés à l’Histoire. Et ce n’est pas en vilipendant l’Islam que les réformateurs tunisiens ont tourné la page de l’obscurantisme pour voguer vers la modernité. Ils ont au contraire réintroduit la Raison dans la culture islamique tunisienne, formant ainsi l’avant-garde du monde islamique en développant le libéralisme théologique depuis le 19e siècle. Revenons donc à Kheireddine, à Abdelaziz Thaalbi, à Tahar Haddad, et à Mohamed Charfi qui ont su concilier Islam et liberté. Ecoutons donc Mohamed Talbi lorsqu’il nous rappelle que le Prophète a élaboré une constitution laïque, la Constitution de Médine qui reconnait aux juifs, aux chrétiens et aux polythéistes les mêmes droits que les musulmans. Ecoutons Charfi lorsqu’il nous enseigne que dans le Coran se trouvent les arguments qui permettront l’égalité successorale… Mais au-delà de tout, il semble plus que nécessaire de propager ce libéralisme islamique à la tunisienne à travers l’ensemble de la société afin de réconcilier le Tunisien avec son islam, et qu’il se détourne de ces conceptions liberticides importées d’Orient et qui ne lui ressemblent pas. L’opposition sera pédagogique ou ne sera pas.