Par Farhat Othman

La question du jour en Tunisie, au-delà de la sempiternelle ritournelle au- tour de la sincérité d’EnNahdha et l’éventuel double langage que ses dirigeants pratiqueraient ou de la stature de véritables hommes politiques de ses militants, est de savoir si un parti se réclamant de valeurs islamiques est en mesure de gouverner conformément aux standards de la modernité politique. Parlant plus particulièrement d’EnNahdha, cette question est de savoir si ses hommes sont capables de servir l’État tunisien dans sa spécificité et son originalité construite tout au long des riches siècles de son histoire, à savoir l’ouverture au monde et la tolérance de ses propres diversités.

Accessoirement, l’interrogation est aussi de savoir si l’on est susceptible d’émettre un jugement objectivement mesuré de considérer le parti EnNahdha à la hauteur de la responsabilité que lui a confiée le peuple et la mission que cela emporte sans être pour autant taxé nécessairement d’avoir des inclinations pour l’idéologie de ce parti, avoir voté pour lui ou militer en son sein, ou encore lui faire de la lèche, un sport encore fort répandu chez nous, il est vrai, comme une mauvaise survivance d’un temps de honte heureusement révolu.

Car, quitte a surprendre plus d’un, je crois un tel jugement possible et je m’emploierai à le démontrer dans ce qui suit après m’être permis toutefois de préciser que je ne suis nullement proche idéologiquement de ce parti, et cer- tainement pas un de ses thuriféraires.

Je confierais même, à ce sujet, avoir songé un moment, durant la cam- pagne électorale, à être actif auprès de l’un de ses plus virulents opposants avant de préférer garder ma totale liberté d’observation, ayant été déçu par le manichéisme obtus de cette opposition et son manque flagrant d’objectivité. D’ailleurs, les électeurs ne se sont pas trompés en sanctionnant une telle pratique de la politique en ne votant pas en masse pour ce parti comme il s’y attendait en se permettant même une arrogance qui ne doit pourtant pas avoir la moindre place en politique pour qui sait s’y adonner.

1 – Atouts pour la modernité de la Tunisie : ses femmes et ses hommes Poursuivant cette digression tout en l’élargissant à mon thème central, je di- rais que notre beau pays recèle nombre de compétences objectives et idéologiquement neutres qui ont su et savent servir leur pays sans se compro- mettre moralement; et je m’honore d’en avoir fait partie. Ils ne sont certes pas bavards, ne parlent pas de leur prouesse à refuser de faire comme tout le monde quand, avant de sortir enfin du cauchemar que fut l’ancien régime, la règle pour presque tous était justement de faire comme tout le monde, soit chercher à vivre (ou survivre, bien plus souvent) par tous les moyens, y compris aux dépens des valeurs morales. La Tunisie, comme le dit la chercheuse Jocelyne Dakhlia, dans son plus récent livre qui en porte le titre, n’est-elle pas, au demeurant, le pays sans bruit (J. Dakhlia : Le pays sans bruit. La Tunisie au monde. Actes sud, oc- tobre 2011)?

Il reste que le silence, quand on n’a pas ou plus de morale, est propice à toutes les turpitudes. Ainsi, quand j’étais encore au service diplomatique, on us- ait jusqu’à la corde de la rhétorique faisant du président déchu un soi-disant tra- vailleur acharné qui aimait qu’on travaille en silence; cela pouvait tromper un temps, mais pas indéfiniment. Et comme ces compétences faisant montre d’une réelle abnégation allant exclusivement à leur travail, j’ai toujours réussi en mon service diplomatique, en silence, mais sans la moindre concession sur l’es- sentiel, à garder mes valeurs (du moins jusqu’à la rupture manigancée par l’Ad- ministration, irritée par mon indépendance d’esprit), cherchant à servir le peuple et le pays et non le régime.

Or, ce sont de pareils hommes et femmes qui, par principe même, se situent, non seulement hors de la politique, mais carrément au-delà de son jeu et de ses turpitudes, qui font l’ossature de la Tunisie éternelle, ce pays administra- tivement toujours structuré, a la tradition d’organisation bien chevillée à son histoire.

Toutefois, comme ce fut mon cas au moment qu’il fallait pour garder im- maculée leur conscience, il leur faut fatalement, le moment venu, saisir l’occa- sion qui les interpelle pour violenter leur nature portée au silence en défendant leurs valeurs et leurs convictions; et quelle meilleure occasion pour cela que de se retrouver en situation où le risque de dérapage existe, où il est impératif pour le conjurer de veiller au grain à la vitalité des valeurs dont on se réclame?
C’est justement ce que permet la situation actuelle où un parti majoritaire censé, à tort ou à raison, ne pas représenter les valeurs de la modernité est ap- pelé à gouverner sous le contrôle vigilant de toutes les consciences vives du pays, invitées donc à délaisser leur habituel silence quand il le faudra, soit au moindre dérapage sérieux.

À ce propos, il n’est jamais inintéressant de dire à quel point la femme tunisienne a été et reste à la pointe de la marche vers la modernité, et ce, non seulement en Tunisie ou dans le monde arabe et islamique, mais carrément dans le monde tout court. Depuis que Bourguiba eut envers elle son geste magnifique qui fit de lui, indéniablement, une figure de légende de l’histoire humaine nonobstant ses défauts et ses erreurs politiques, la Tunisienne a acquis une dimension particulière, un statut de femme pionnière. Et si, malheureusement, ses talents d’inventivité et d’innovation sont restés, par trop, souvent inusités tout au long de la dictature, ils ont désormais tout loisir de se déployer en im- menses capacités et trésors d’ingéniosité, d’autant plus qu’ils furent refoulés jusqu’ici.

Or, cet acquis de la femme est bel et bien inscrit dans le socle dur de la nature humaine et il ne saurait plus être renié quoiqu’on puisse tenter. Et, en cela, je vois un atout majeur d’importance s’incrustant dans l’atout plus général de la richesse humaine en Tunisie qui assurera la pérennité de sa modernité retrouvée.

2 – Fondement de la modernité en Tunisie : une tradition ancestrale Car la modernité en Tunsie n’est pas nouvelle; et ce n’est pas parce qu’elle y fut à éclipses qu’elle aurait perdu ce qui fait sa spécificité, à savoir une tension régulière vers le meilleur, une exigence permanente de rigueur et le désir du meilleur et du rationnel dans le respect d’une spécificité basée tout autant sur une authenticité faite de valeurs ancestrales que sur une modernité mariant tolérance et ouverture sur l’extranéité.

Pour user d’une forme rhétorique fort répandue dans la riche littérature arabo-islamique, on pourrait dire que la Tunisie fut assez souvent première en divers domaines, et ce non seulement dans l’ère culturelle, économique et géos- tratégique à laquelle elle appartient. Je n’en citerai ici, en vrac, que quelques il- lustrations, réservant les autres au plaisir de les découvrir, comme d’avoir été pionnière à se doter d’une constitution moderne, à interdire la polygamie, à in- terdire l’esclavage, à autoriser l’avortement, à reconnaître le droit de la femme d’exiger des conditions particulières dans le contrat de son mariage (le fameux Mariage kairouanais des jurisconsultes musulmans), à reconnaître l’adoption plénière, à consacrer l’imbrication de l’action syndicale au militantisme poli- tique, etc.

Il faut dire que la situation géographique du pays et sa particularité d’être un carrefour d’influences diverses et diversifiées n’a pas peu contribué à la struc- turation de cette tradition, en faisant même une sorte d’image de marque, une spécificité à laquelle l’on s’attache ou, du moins, dont on ne peut se détacher, comme lorsqu’il s’agit d’une identité.

De plus, et nombre d’observateurs l’oublient ou n’y font pas attention, la Tunisie dans ses traditions populaires, sa langue vernaculaire, est restée bien proche de l’esprit pionnier arabe venu avec les vagues d’expansion, et qui s’y est maintenu, préservé par cette sorte d’antagonisme qui y a joué dans sa confronta- tion avec l’esprit berbère, aussi ombrageux et libertaire que l’esprit arabe d’orig- ine, finissant par trouver un équilibre fait d’un jeu psychologique d’identification et de rejet, permettant de sauvegarder l’essence même de l’être. Et il est patent que cet esprit des origines n’a pas eu le même sort en son berceau, l’Orient, où il a vite perdu sa quintessence.

Cet esprit dont on parle, qui court à travers le tissu social en Tunisie et les profondeurs psychologiques du Tunisien, quel est-il, au juste?
Disons, pour le caractériser, qu’aussi longtemps que l’on remonte dans l’histoire, les habitants de cette terre désormais appelée Tunisie et qui fut Carthage, Berbérie ou Ibriquia, ont toujours cultivé un art de vivre articulé à un triple axe fait d’un plaisir de goûter à la vie dans l’originalité, d’une ouverture à l’étranger dans l’authenticité de l’attachement aux racines et d’une culture de tra- dition administrative centralisatrice privilégiant l’homogénéité sociale globale tout en acceptant une variété de tendances bien arrêtées.

Celles-ci sont indubitables, même si elles peuvent ne pas sauter aux yeux du fait d’une intégration parfaite au corps social d’ensemble. C’est la situation géographique du pays à la périphérie de l’Orient et de l’Occident qui les a ren- forcées, à la faveur d’une expérience historique riche d’influences diverses venant de toutes parts du monde, finissant par constituer un creuset dans lequel la dernière influence en date a trouvé son écrin. Ainsi fut sauvegardée la pureté de la tradition arabe et l’expérience islamique grâce à un subtil positionnement vis-à-vis de l’habitus local, rééquilibrée par la forte tradition berbère plus anci- enne et l’influence venue du nord de la Méditerranée auréolée de la plus récente modernité.

Pour résumer d’un mot cet esprit, nous dirons que c’est ce que la Révolu- tion du 14 janvier puis le vote du 23 octobre ont bien spécifié : une quête de la dignité, un attachement à la liberté et une fidélité aux valeurs et traditions, le tout dans une attitude d’ouverture et de tolérance admettant l’erreur si la contri- tion la suit, tolérant l’excès s’il n’est nullement une fin en soi, mais un moyen pour une finalité grandiose ou ainsi jugée, pour le moins et en toute honnêteté.

3 – Défi de la modernité en Tunisie : retrouvailles avec l’islam des lumières Or, c’est justement de cet esprit que semble vouloir relever EnNahdha qui a eu le mérite de le deviner dans le peuple grâce à sa proximité avec ses couches populaires, et d’y axer son action politique. Il ne faut d’ailleurs pas oublier à quel point ce parti — ou du moins son principal théoricien — a eu d’influence sur les orientations idéologiques de l’islam, dit laïc, en Turquie.

Mais que l’on ne s’y trompe pas! L’ambition d’EnNahdha est (ou, en tout cas, doit être, à mon humble avis) d’aller bien plus loin que l’exemple turc que d’aucuns n’hésitent pas à ériger en parangon de la modernité oubliant qu’il est vicié à la base, ne tenant que grâce à l’arbitrage de l’armée.

En Tunisie où l’armée a peu de poids, où les forces de sécurité intérieure semblent avoir pris la mesure de leur intérêt d’être plus intégrées dans le tissu populaire en le servant que d’en être l’ennemi, le parti islamiste a une meilleure carte à jouer. C’est celle d’une véritable démocratie moderne, et ce en renouant avec l’islam des Lumières, cet islam qui fut un progrès absolu en son temps et qui ne le redeviendra pas en calquant le présent sur un passé mythique, mais en fécondant le présent avec ce qui fait l’essence même de l’islam : son universalité et sa scientificité, soit son appel récurrent à user de la raison.

Or, quelle meilleure illustration de rationalité que de s’autoriser à inter- préter les textes religieux régissant les rapports humains, donc tous les préceptes en dehors de ceux ayant trait au dogme et régissant les rapports de l’Homme à Dieu, en usant de ce que l’imam Chatibi, par exemple, appelle لعــمقمــاصـا دشلـ ـرعيـ ـة et qui serait cette science de l’esprit des textes? Ce faisant, il est indéniable que l’islam sera rendu à ce qu’il n’a jamais dû cessé d’être : éminemment humaniste, respectueux des libertés individuelles, le croyant demeurant libre, n’étant soumis à aucune autre autorité que celle de son créateur avec qui, rappelons-le, il a un rapport direct, sans intermédiaire, et ne devant rendre de comptes qu’à Lui; tout en sachant, de plus, que tous les croyants s’accordent pour dire que Dieu est toujours libre de punir ou de pardonner, et ce même au pire pécheur. Quelle plus belle illustration là de liberté de moeurs dans le cadre d’une société moralement attachée à sa religion, mais nullement moralisatrice, ainsi que le permet en bonne théorie l’islam correctement interprété.

Ce ne sont point là des élucubrations d’esprit anti ou a-religieux, mais bel et bien des considérations éminemment islamiques fondées sur une interpréta- tion juste et saine de la religion et que je développe, au demeurant, dans une recherche universitaire en cours portant sur une approche renouvelée de l’islam, tentant l’examen du fait religieux en postmodernité, cherchant à retrouver l’es- prit de la modernité islamique que je qualifie par le néologisme «rétromoder- nité». Car avant de tomber si bas, paraissant devenir antinomique avec la modernité, l’islam fut bien moderne avant la lettre, une «rétromodernité» que la notion sociologique aujourd’hui incontournable de postmodernité permet de saisir et de mettre en valeur. Nous y reviendrons en point final de cette contribution.

4 – Défi de la modernité pour EnNahdha : authenticité religieuse et art politique Mais ne s’agit-il pas là que de supputations personnelles? Le parti En- Nahdha les fait-il siennes vraiment? Au vu des déclarations de ses dirigeants les plus éminents et de leur engagement politique en Tunisie, on ne peut que les créditer des meilleures intentions, sauf à ne pas vouloir se départir d’une attitude malvenue du préjugé ou d’un jugement précipité qui ne sied pas en tout cas à l’observateur objectif, fermant toute possibilité à l’amende honorable.

Or, ne l’oublions jamais, ce parti, ainsi que tous les autres en Tunisie, fait ses premiers pas en démocratie et celle-ci est un chemin au long cours où même les plus chevronnés des politiciens ne sont nullement prémunis des pas de clerc. Ce qui compte, alors, est la sincérité et l’honnêteté dans l’action. Et, jusqu’à preuve du contraire, elles doivent être supposées chez les gagnants de la dernière élection, ne serait-ce que par respect du scrutin démocratique et dans l’attente des actions concrètes.

Parlant, à présent, du soupçon qu’éveille le parti islamiste auprès de ses détracteurs, rappelons d’abord que le doute est absolument nécessaire et est même utile quand il relève du doute méthodique, éclairé par une raison ouverte, jamais dogmatique, donc scientifique. Or, ce qui est scientifique est ce qui est prouvé; par ailleurs, les vérités scientifiques ne sont jamais immuables, la vérité d’aujourd’hui pouvant cesser de l’être demain et l’erreur d’hier arrivant même à devenir la vérité d’aujourd’hui, pouvant même risquer d’apparaître absolue, ce qui ne serait qu’une parfaite bêtise pour tout vrai savant qui est d’abord un esprit conscient de son ignorance face à l’océan sans fond du savoir.

Aussi, l’erreur n’est pas grave quand elle est rectifiable; pour cela l’humil- ité est nécessaire, tout vrai savant demeurant humble. Par conséquent, les déni- greurs d’EnNahdha, pour être crédibles, doivent se garder de ne juger ce parti que sur ses actes avérés, nullement sur des intentions supputées ou même af- fichées, et surtout ne point verser dans l’excès de la caricature, ne serait-ce que par ce que ce parti est aujourd’hui auréolé de l’onction populaire et qu’il a le droit de bénéficier du doute jusqu’à preuve avérée et manifeste du contraire.

Ainsi, quand une élue d’EnNahdha dit une bêtise comme celle entendue récemment sur les mères célibataires, l’essentiel est au-delà de la commission de cette manifeste erreur par rapport aux réalités du pays (même si elle peut paraître censée eu égard aux croyances de l’intéressée). Faisant de la politique, et si cette dame est vraiment sincère et veut faire la varie politique : celle qui sert et non celle qui dessert, elle doit reconsidérer ses positions et tenir compte du réel, avoir simplement ce courage dont parlait un grand homme comme Jau- rès, ce courage qui est tendre vers l’idéal — à supposer que sa vision de la ma- ternité le soit — en tenant compte du réel.

Et, pour les viscéralement opposés aux religieux ainsi, dans le même temps, qu’à l’intention des plus dogmatiques des religieux, rappelons ici ce que disait un esprit aussi éclectique et moderne pour son époque qu’Ibn Hazm ابــــــن حـمز qui fut jurisconsulte, mais aussi écrivain philosophe, touchant à tous les do- maines de la littérature, y compris les plus légers (rappelons-nous le Collier de la colombe! طـا قومحلـ ـ ـامـةفـلأا يفلـ ـ فلالأاو ة ) et il ne fut pas le seul ! Dans son maître ouvrage : لإاكحـ ـمافـأ يصـلأا لوكحـ ـ .مايقحتـــ ـا قيشلــ ـأ خمحـ ـدمحمـ ـ ـدشـاكـ – ربتكمـــ ـلإا ةمـا ماخبلـ ــ ا – يرا قلــاهـةر 2008 ج ، 4 ص 128. il disait textuellement ce qui suit :

« بيصملا دلقملا نم اللها دنع لضفأ ءيطخملا دهتجملا نإ » Pareillement, quand un représentant éminent d’EnNahdha parle de six- ième califat majeur, il ne faut pas céder au réflexe basique d’y voir la référence à une institution que les avanies du temps ont fini par décrier avant d’autoriser l’abolition de sa momie préservée en Turquie, mais une référence somme toute de bon sens à un gouvernement de vertu; certes, le terme utilisé peut prêter à équivoque, mais il est clairement identifié pour qui connaît l’histoire et la civili- sation islamique et seul un esprit retors ou ignorant des valeurs arabo-is- lamiques renierait cette référence qui est l’exact synonyme de bonne gou- vernance pour employer des termes modernes.

D’ailleurs, on ne peut empêcher des militants entièrement dévoués à leur cause d’user de référents signifiants pour eux sans devoir nécessairement leur intenter le procès de vouloir en faire usage dans leur action politique pour les imposer aux autres composantes du pays, sauf à les voir s’y engager concrète- ment. La vie en démocratie suppose en effet la liberté de parole et de pensée; or, autant les pensées expriment les vues les plus sincères, quitte à ce qu’elles soient les moins banales, autant l’esprit démocratique de la société est célébré et autant sont grandes ses chances de pérennité.

5 – Sort de la modernité en postmodernité : retour des valeurs anciennes ou «rétromodernité». Il est indéniable que l’attachement d’EnNahdha aux rêves de grandeur arabo-islamique passée s’articule forcément, eu égard à l’expérience du combat politique de ses hommes, autour d’un projet civilisationnel; or une telle articula- tion est de nature à générer une pensée positive qui s’avère être, au vu des plus récentes découvertes et expériences scientifiques, le moteur éminent de la moti- vation de toute réussite qui se fait en Tunisie, qui plus est, sous le contrôle et la vigilance de forces de gauche d’autant plus déterminées à contrer toute dérive droitière — pour ne pas dire fondamentaliste — qu’elle a vu son audience ré- duite auprès des couches du peuple qui constitue normalement son assise et dont elles s’efforceront de regagner les suffrages au prochain vote.

Or, justement, cette double échéance électorale à court terme est un atout supplémentaire pour cette réussite, tous les partis sachant devoir montrer leur meilleur visage et faire en sorte que soit porteuse leur action pour garder le pou- voir, le moindre faux pas risquant de ruiner leur audience.

Pour cela, EnNahdha, mais pas seulement, est tenue de militer pour un is- lam qui soit en adéquation avec l’esprit qui anime en profondeur le peuple tunisien qu’on a essayé de spécifier plus haut.

Pour ma part, et sans insinuer en aucune façon donner conseil ou orienta- tion aux islamistes tunisiens, voici ma conception de l’islam et de la politique ou encore l’islam politique (j’emploie à dessein cette expression même si elle ne plaît pas, mais je m’en suis déjà expliqué dans un autre article publié ici.

La politique, d’abord. Pour moi, c’est l’art de rendre possible l’impossible. Et c’est parce qu’on a oublié cette vérité, l’essence même et l’âme de la politique, la vraie, qu’on l’a dévergondée, la réduisant à de la ruse et à un prétendu usage de la force, référant à une antique figure de la paire du renard et du lion, ce qui ne correspondait qu’a certains moyens convenant à certains moments (comme lorsqu’il s’agit de contrecarrer une force exorbitante en faisant montre de la force en étalage quitte à la simuler selon le conseil du poète : «Puisque ces événements nous échappent, feignons d’en être les organisateurs» (Jean Cocteau, les Mariés de la tour Eiffel), ou de déjouer une ruse malicieuse par une ruse plus grande et plus subtile; Dieu même ne se définit-il pas, en ce sens, comme bien plus rusé que les plus rusées de ses créatures?

Quant à l’islam auquel je crois, c’est celui qui a abrité une brillante civili- sation universelle, celui qui fait son credo de l’usage de la raison. Ce n’est pas l’islam des esprits bornés qui ont réussi, parfois même moyennant une intelli- gence mal employée dont ils auraient pu mieux user autrement, à en rabaisser l’éclat, réduire la portée et défigurer la beauté.

Pour moi, et j’essaye de le démontrer dans la recherche universitaire préc- itée, l’islam vrai peut se résumer en deux constantes épistémologiques es- sentielles : la scientificité et l’universalité. J’aurais certainement l’occasion d’y revenir dans une future contribution, mais disons-le, d’ores et déjà (et non seule- ment dans le sillage des penseurs modernistes comme l’éminent professeur Ab- delMajid Charfi, mais en allant bien au-delà de sa pensée en termes révolution- naires tout en étant bien plus proche de l’esprit vrai de la religion), cela nous permettra de faire évoluer l’appréhension de l’islam vrai d’une conception réduc- trice purement cultuelle, centrée sur le cérémonial, la liturgie et une interpréta- tion littérale du corpus sacré, à une conception culturelle, plus ouverte, usant de la raison en conformité avec l’exigence coranique, et donc interprétant les textes religieux selon leurs intentions, leur dessein, leur but.

Or, lorsque l’on sait que l’on s’accorde unanimement pour dire que la reli- gion a pour but l’intérêt du croyant, il ne reste plus qu’a définir le contenu et la forme de cet intérêt, ce qui est le propre de chaque génération et c’est ce qui relève, dans une démocratie, des attributions d’un législateur librement choisi et conscient de son rôle majeur en étant à l’écoute des exigences populaires majeures.

Notons ici encore que je n’invente rien et qu’il suffit de revenir aux incun- ables du Fiq, comme de lire l’imam Chatibi précité, pour se rendre compte que je ne dis rien de nouveau et que si l’islam a été défiguré et ce y compris par ceux-là mêmes qui prétendent y adhérer corps et âme ou ceux qui croient le défendre.

Rappelons-nous ici ce que disait le grand réformateur de l’islam Mo- hamed Abduh (qu’on ne peut pas considérer, malgré tout, comme un rénovateur radical) à propos de la vie des musulmans de son temps, ce qui a bien empiré depuis, jugée déjà comme « une manifestation contre leur religion » (Cheikh Mohammed Abdou : Rissalat al Tawhid, exposé de la religion musulmane. Tra- duit de l’arabe, avec une introduction sur la vie et les idées du Cheikh Abdou par B. Michel et le Cheikh Moustapha Abdel Razik, Paris Geutener, collection : Librairie orientaliste, 1925, p. 136).

La raison qui est la mienne est celle qui a permis que se manifeste fréquemment, à travers l’histoire, le génie arabo-islamique. Citons juste deux exemples : le premier est cette création ex nihilo de la grammaire et des règles de la langue et de la poésie par des hommes géniaux comme Al Khalil Ibn Ahmed et son disciple Sibawayh; le second est ce qui a fondé la riche spiritual- ité islamique, une spiritualité fondamentalement universelle et toujours d’actual- ité, ce soufisme qui réussit la gageure d’être fidèle à la lettre, mais aussi à l’es- prit de l’islam dans son humanisme, sa tolérance et son oecuménisme.

En somme donc, il ne s’agit rien de moins que de retrouver la réelle modernité de la civilisation arabe musulmane, non pas celle mythique des Salafistes, prenant une forme figée et négligeant le fond vivace, mais bel et bien cette modernité islamique qui fut en avance sur son temps grâce à la place émi- nente donnée à la raison et à sa prétention à l’universalité assumée grâce à une tolérance qui a pu étonner en un temps où la cruauté était le lot du quotidien.

Cette modernité-là, on ne peut raisonnablement en faire fi ni reprocher à des croyants authentiques de s’y référer, surtout aujourd’hui, à un moment où la modernité classique est morte, le monde étant entré en postmodernité, ce retour aux valeurs dites archaïques, comme nous avons eu l’occasion d’en parler ici même dans un autre article (http://wp.me/p16NIR-2xu). Or, c’est à ce niveau que la modernité d’antan de la civilisation arabo-islamique entre en jeu comme une modernité en avance sur son temps, une «rétromodernité», selon notre propre néologisme.

Une telle charge positive celée au fin fond de l’âme arabe tunisienne, musulmane et non-musulmane, c’est ce que semble avoir réussi à comprendre un parti de gauche comme le Congrès pour la République dont la connaissance juste des réalités des masses populaires explique son score le 23 octobre qui a surpris nombre d’observateurs peu avertis des réalités sociologiques du pays malgré une certaine acuité politique, car sans fondement sociologique, la poli- tique n’est qu’un moulin à vent brassant juste des chimères.

En effet, ce parti a défendu une ouverture à la droite bien avant l’élection et il a centré son action sur les principes, agissant activement pour la transfor- mation radicale du pays, étant en proue du mouvement populaire en appelant à l’élection d’une Constituante, ce qui a sauvé la Révoltion d’un cours malheureux de banalisation.

De fait, nombre de gens et de décideurs, non seulement des nostalgiques de l’ancien régime, mais aussi ceux qui avaient peur de l’inconnu, osaient dire volontiers : le problème de la Tunisie était sa tête pourrie, on l’a coupée et il reste de continuer comme avant. Or, ils oubliaient l’essentiel, à savoir qu’une fois la tête coupée, le corps est bon à être enterré; et si d’aventure on le gardait, cela ne se pouvait que sous la forme d’une momie.

Pour terminer, j’aimerais référer à un fin connaisseur du monde arabe, Régis Blachère, qui a pu dire un jour pour caractériser la psychologie de ce monde : « L’Arabe oscille constamment entre deux pôles : un individualisme qui le pousse à rejeter toute contrainte, à affirmer les droits imprescriptibles du moi devant les devoirs collectifs et un attachement à son groupe social d’une profondeur et d’une spontanéité qui peuvent aller jusqu’au sacrifice total de la personne. » (R. Blachère, Histoire de la littérature arabe des origines à la fin du XVe s de J.C., 1952).

Or, aujourd’hui, en Tunisie, l’Arabe tunisien postrévolutionnaire est dans sa phase d’attachement à sa communauté d’origine et à ses valeurs en ce qu’elles ont de meilleur, de sublime. Et, pour peu que le doute ne vienne pas s’insinuer dans les têtes, à la faveur d’une autre constante anthropologique arabe qu’est l’esprit de contradiction, pour ne pas saper la volonté de réussir dans les meilleures conditions ce moment historique (non pas contrecarrer le cours inéluctable de l’histoire, mais en retarder inutilement l’évolution), la Tunisie sera bel et bien en mesure de fonder un nouveau modèle de gouvernance politique qui surprendra le monde entier, ce monde en crise, ayant déjà entamé un nouveau cycle qui doit absolument correspondre à un renouveau politique, faute de quoi il débouchera sur le chaos, le système actuel ayant fait faillite, étant moribond.

Alors, comme le soutenait Gide pour tout Arabe, on verra que le Tunisien, « et si pauvre soit-il, contient un Aladin près d’éclore et qu’il suffit
que le sort touche : le voici roi ». Car le 14 janvier a libéré le bel oiseau de sa cage qui ne pouvait plus le contenir, le coup du peuple (voir à ce titre le dernier de mes deux articles précités) ayant permis de voir que l’oiseau tunisien était un aigle qui ne peut être attiré que par l’espace large et les hauteurs les plus élevées. Prémonitoire, AbouAlKassim EchChabbi, le chantre de l’âme tunisienne, et partant arabe, disait déjà dans son Hymne du puissant, ce peuple auquel il a offert le meilleur des slogans de lutte :

« ! سأعيش رغم الداء والأعداء كالنسر فوف القمة الشماء »

Voilà pourquoi, après son accession à l’indépendance politique dans de bonnes conditions, somme toute, la Tunisie réussira à coup sûr son accession à la modernité politique pour bâtir une Nouvelle République, terme que je préférerai à Seconde Republique, les régimes passés, à part peut-être les premières années du règne de Bourguiba, n’ayant pas été assez conformes aux canons républicains, ne devant pas, en tout cas, être honorés d’avoir été la République tunisienne première en date!