Par Aaron Y. Zelin*

Depuis les élections libres et justes le mois dernier en Tunisie, l’attention s’est surtout portée sur la victoire du mouvement Ennahda, la formation d’une Assemblée constituante qui aura en charge d’écrire une nouvelle constitution et la reconstruction de l’économie en ruine. Pourtant, ces questions importantes menacent de masquer un autre défi important à la démocratie naissante du pays: le salafisme. Bien que cette idéologie extrémiste ne se soit pas encore implantée au même degré qu’en Egypte, en Jordanie et dans les Etats du Golfe, la nouvelle ouverture dans la société tunisienne a permis aux éléments salafistes de répandre largement leur message – celui qui repose sur les fondements intellectuels du djihadisme et constitue donc un danger potentiel pour la stabilité du pays. Pour contrer cette menace, Washington devrait envisager d’engager le nouveau gouvernement de la Tunisie dans un processus de déradicalisation et des efforts de formation.

Ansar al-Sharia en Tunisie

Un des groupes salafistes qui a bénéficié de la nouvelle ouverture dans le pays est Ansar al-Sharia (AST). Fondé fin avril, quelques mois après la chute du régime de Ben Ali, le groupe est dirigé par le chef spirituel Cheikh Abou Ayyad al-Tunisi. Il prend également des conseils religieux du populaire cheikh salafiste tunisien al-Khatib al-Idrisi, qui a été emprisonné pendant plusieurs années durant l’ère Ben Ali. AST est surtout active dans la classe ouvrière du quartier Bab al-Khadra à Tunis, avec des membres fréquentant les mosquées du Campus et de “Malek Iben Anas”et s’impliquant dans le comité local de la mosquée.

De la même manière avec laquelle les jeunes révolutionnaires ont mené le soulèvement tunisien, l’un des principaux aspects des activités de daawa (propagation islamique) de l’AST a été sa capacité à contourner la presse traditionnelle et mobiliser les médias sociaux pour apporter son message aux masses. AST tient un blog et possède deux pages Facebook, une pour le groupe officiel et la seconde pour son appareil médiatique, al-Kairouan Media Foundation (CGQ). Depuis avril, quand AST a annoncé sa présence en ligne, le nombre de ses publications n’a cessé d’augmenter chaque mois, tout comme son nombre d ‘«amis».

L’AST a principalement milité en faveur des prisonniers musulmans, notamment les Tunisiens qui ont combattu en Irak avec Al-Qaïda (AQI) à son apogée en 2005-2007 et qui sont toujours dans les prisons irakiennes. Le groupe a également demandé la libération du cheikh Omar Abdul Rahman, le leader religieux non-voyant de Al-Gamaa Al-Islamiyah en Egypte, condamné et emprisonné aux Etats-Unis pour son rôle dans l’attentat contre le World Trade Center en 1993, ainsi que Abou Qatadah al- Filastini, le leader spirituel européen d’Al-Qaïda qui purge actuellement sa peine en Grande-Bretagne. En plus de la tenue de sit-in pacifiques devant l’ambassade d’Irak à Tunis, l’AST a manifesté devant le ministère tunisien des Affaires étrangères pour demander la libération d’une poignée de ses «frères».

Le groupe révère aussi Yosri Ben Fakher Trigui (alias Abou al-Tunisi Qadamah), qui a été capturé en Irak en 2006 et exécuté le mois dernier pour son rôle dans le bombardement des tombes chiites à Marqad al-Imamain et al-Hadi al-Askari . Les médias d’AST l’ont même dépeint comme un martyr, créant des images retouchées de lui recouvert de symboles glorifiant sa mort, y compris le logo de “l’Etat islamique d’Irak” qui est le groupe successeur de l’IQA. La page Facebook d’AST a également posté une vidéo musicale plaçant Trigui parmi deux autres illustres «martyrs», Oussama ben Laden et Abou Moussab al-Zarqaoui. Lorsque le corps de Trigui a été renvoyé en Tunisie le 23 Novembre dernier, le groupe a joué un rôle important dans les funérailles auxquelles plus d’un millier de personnes ont participé, dont beaucoup brandissaient des banderoles et des pancartes avec des slogans islamiques. Une indication supplémentaire du statut de Trigui est donnée par le Premier Forum en ligne djihadiste Shamukh al-Islam qui a posté en première page pendant deux semaines des photos glorifiant son “martyre”.

Contre les élections

Contrairement aux groupes salafistes en Egypte qui ont décidé de prendre part aux élections, l’AST est beaucoup plus doctrinale et puriste dans son interprétation du Coran. De ce fait, elle s’oppose à s’engager dans la politique et n’a pas établi un parti légal. En effet, dans le cadre des préparatifs pour les élections du mois dernier, l’AST a distribué des tracts à la population appelant au boycott des élections, qu’il qualifie comme une atteinte à la souveraineté de Dieu. Par exemple, l’une des brochures, «L’idole de la démocratie», fait implicitement référence à l’engagement dans la démocratie comme un acte polythéiste. La veille des élections, l’AST a écrit un avertissement sévère aux islamistes participant à l’élection, déclarant qu’ils regretteront leurs actions le jour de la Résurrection.

En outre, le groupe a tenté de dissuader les électeurs potentiels par des fatwas et des vidéos de cheikhs salafistes-djihadistes populaires argumentant contre la démocratie. Il a notamment mis en avant un écrit proclamant le caractère anti-islamique des élections démocratiques du cheikh Abou al-Mundher al Shanqiti, membre du comité de la charia du Menbar al-Tawhid wa al-Jihad (La Chaire du Monothéisme et djihad) qui constitue la plus importante ressource en ligne de supports intellectuels pour les salafistes-djihadistes. Le groupe a également mis en avant la fatwa de Shanqiti contre Ennahda qui présente le programme de ce parti comme une violation du tawhid (monothéisme), décrit son secrétaire général Rachid Ghannouchi et son “espèce” comme des hérétiques et déclare que les positions d’Ennahda sur le djihad, les dhimmis (les peuples protégés, par exemple, chrétiens et juifs), les kuffar (infidèles), les femmes, et la musique “polluent” l’islam.

Djihadistes non violents?

Bien qu’AST n’ait pas usé de violence, il sympathise clairement avec la vision du monde d’Al-Qaïda. En plus d’afficher le contenu du leader d’Al-Qaïda Ayman al-Zawahiri et d’éminents adeptes en ligne tels que Hani al-Sibai, le groupe défend explicitement les idées véhiculées par les groupes terroristes. Par exemple, le mois dernier, lors de l’Aïd al-Adha, l’AST a publié une déclaration félicitant les “moudjahidin” talibans afghans, l’Etat islamique d’Irak, l’Emirat du Caucase, l’Emirat du Maghreb Islamique ainsi que des “proches” en Somalie. Le groupe a également demandé à Dieu “d’accorder la victoire aux moudjahidins, d’élever la parole de l’Islam, de rassembler les musulmans et de mettre en déroute les ennemis de l’Islam, comme les Juifs, les chrétiens, les athées et les mécréants.”

Le programme d’AST est similaire à ceux d’al-Muhajiroun en Grande-Bretagne et la Révolution musulmane aux Etats-Unis, dans la mesure où il promeut une interprétation radicale de l’islam, sans explicitement approuver l’usage de la violence. Pourtant, une action comme l’attaque de l’Université de la Manouba et la prise en otage de son doyen le 28 Novembre dernier pour protester contre l’interdiction du port du Niqab, suggère que les salafistes en Tunisie sont de plus en plus audacieux dans leurs tentatives de changer le pays. Dans les mois à venir, le nouveau gouvernement aura la charge, en plus de celle d’écrire la nouvelle constitution et de relancer l’économie, de contenir le salafisme. Sans contrôle, les tendances salafistes pourraient compromettre le passage de l’autoritarisme à la démocratie.

Pour Washington, ce défi représente une opportunité afin d’inciter la Tunisie à œuvrer pour la sécurité et la déradicalisation dans le contexte d’un Etat démocratique arabe. Ce défi fournit également un bon baromètre pour déterminer dans quelle mesure Ennahda est désireux et capable de se transformer en un véritable parti politique islamique modéré.

* Aaron Y. Zelin est adjoint de recherche au Département de Politique de Brandeis University, il tient le site Jihadology.net et coédite le blog al-Wasat

Article original : The Salafi Challenge to Tunisia’s Nascent Democracy

Traduit de l’anglais vers le français par Emna El Hammi