Le témoignage suivant est la compilation de trois textes envoyés entre le 15 et le 17 janvier 2011 par un Français à sa famille en France pour retracer ce qu’il lui est arrivé à Tunis, le 14 janvier 2011, le jour de la chute du dictateur Ben Ali. Un an plus tard, on a préféré les publier tels quels, sans aucune modification (y compris pour les fautes d’orthographe) pour garder l’authenticité du témoignage. Le Français en question s’est trouvé coincé, pendant 15 heures et demi, dans un immeuble situé au 2 bis rue Pierre de Coubertin, à côté du centre commercial “Claridge” (où se trouve, selon Abdallah Kallel ex-ministre de l’intérieur, le service de renseignement de l’RCD, juste en face du ministère de l’intérieur).

Bonne lecture.

Salut,

Je suis heureux de pouvoir vous écrire après ces dernières 24h qui furent justement rapportées par Libération comme étant « complètements folles ». L’expression, un peu légère, aurait pu s’appliquer à l’ensemble de la semaine. Chaque jour effectivement a jusqu’ici apporté son cortège de manifestations puis de répression et de violences policières, et c’est vraiment au fond du désespoir qu’hier nous avons appris la nouvelle du départ du président tunisien, visiblement acculé au départ par l’armée. Nouvelle incroyable donc, mais à laquelle nous avions encore du mal à croire où à accorder toute son importance tant la nuit fut rude et les violences extrêmes.

Ce matin encore, le centre-ville donnait l’image d’une cité dévastée, l’avenue principale étant jonchée de débris, les immeubles saccagés et les tanks militaires occupant le terre-plein principal sur la totalité de la longueur de l’avenue Bourguiba. Et pourtant… Et pourtant, on a déjà envie d’y croire à l’annonce des nouvelles : les principaux fauteurs de troubles et corrompus du régime sont arrêtés, certains, victimes de la fureur populaire ont été tués. Le nouveau pouvoir reste, selon toute vraisemblance, aux mains de civils, la transition s’effectue légalement selon les règles de la constitution et on parle déjà d’un gouvernement d’union national puis d’élections législatives. Les affiches du président, encore brûlées hier, sont toutes arrachées et retirées des places, des lieux officiels et des magasins. La télévision n’arbore plus le chiffre 7, ni la couleur mauve, symboliques de l’ancien pouvoir, mais s’intitule désormais « télévision tunisienne » tout en diffusant les images des manifestations. Bref le vent de liberté qu’on voyait souffler hier dans les rues de la capitale semble transformer définitivement le pays, bien plus brusquement, bien plus aisément que ce qu’on pouvait encore croire, ou craindre, il y a une semaine.

Vendredi, après le discours raté de Ben Ali, qui aurait été conseillé pour l’anecdote par Jacques Séguéla, reconverti en communiquant spécialisé « autocrates et dictateurs », il était clair que la journée de vendredi serait décisive. Les partisans du régime avaient été réquisitionnés pour organiser quelques manifs bidons, l’annonce de la suspension des tirs et de la fin de la censure avait été faîtes et le président annonçait qu’il ne se représenterait plus en 2014. Tout cela pour que, quelques minutes plus tard, les « manifestants » soient démasqués, tirent sur d’autres tunisiens qui eux manifestaient contre Ben Ali, et que les tirs et la répression reprennent pour l’ensemble de la nuit. Autant vous dire que pour bon nombre de tunisiens, y compris la classe moyenne, cette mascarade plus ou moins inspirée par les exemples de Nasser et de Gaulle, c’était un comble et qu’il n’y avait désormais plus rien à attendre ni espérer du pouvoir. Le slogan, lancé par un humoriste dans une intervention sur le net, a été vite trouvé : « dégage ! »

Et c’est vendredi qu’il a dégagé. Les manifestants se sont regroupés sur l’avenue Bourguiba, pacifiquement, scandant des slogans et tenant des pancartes inédites ici : « game over, freedom for tunisians, ben ali dégage !, ben ali assasin, trabelsi (la femme et le beau-frère de l’ancien président) voleurs, je n’abandonnerai pas ma liberté pour youtube, etc). De 10h à 14h30, les manifestants ont chantés l’hymne national, brandis des drapeaux tunisiens, grimpés sur les lampadaires de l’avenue Bourguiba, sur les arbres, sur les grilles du ministère de l’intérieur, bâtiment tristement célèbre (c’est là que les opposants depuis plus de 27 ans y étaient regroupés, interrogés, voir torturés…). Une ambiance de printemps, puisqu’il faisait bon et que tous les participants avaient le sourire. Petits (on a vu un petit gamin chanter sur les épaules de son papa l’hymne national que les écoles du pays font apprendre par cœur aux enfants) et grands (quelques vieillards), en famille, venus de Tunis, voir de l’arrière-pays.

Des avocats ont pris la parole, sur les marches du ministère de l’intérieur, des manifestants ont décrochés les drapeaux (rouges) tunisiens des murs du ministère pour les brandir au-dessus de la foule. Certains ont fait le V de la victoire. D’autres ont applaudis. Mais à ce moment là, l’ambiance a commencé à devenir étrange. On voyait aux loin des mouvements de camions de police et de camions militaire. On oubliait pas que plusieurs cars vides nous entouraient qui avaient du transporter des flics en civils que l’on avait vu le matin, et qu’on ne voyait plus pour le moment. Et puis il y avait l’ensemble du dispositif de sécurité au fond de l’avenue et dans les rues parallèles avec des policiers en costume de combat (bouclier anti-émeutes, casques, etc). Enfin un cortège a traversé la foule sur un camion avec des jeunes brandissant des photos des « martyrs » (morts de la nuit précédente), selon certains, c’est de ce cortège que serait parties des bouteilles vers les policiers. Prétexte ? Provocation ? Les policiers ont chargé tout de suite avec brutalité et sans sommation. La foule a crié, les gens avaient peur et des gaz lacrymogènes ont été tirés dès les premières minutes. Et là, c’était la panique. Les gens ont courus, certains se sont réfugiés dans des immeubles, d’autres ont courus sur les avenues parallèles, des jeunes partaient dans des rues adjacentes puis revenaient. Très vite pourtant la situation qui était déjà grave puisque les policiers avaient visiblement ordre de disperser violemment, a complètement basculé. On a entendu des tirs, les policiers ont commencés à pourchasser les manifestants à travers le centre-ville et à faire les immeubles pour être sur d’en rater le moins possible. Le chaos a duré deux heures jusqu’à l’annonce du couvre feu, puis très vite et de façon complètement inattendue, celle du départ de Ben Ali et de l’arrestation de sa famille.

Que dire depuis ? La nuit a été un cauchemar.

Comme je vous l’écrivais, des casseurs, pilotés par d’anciens mafieux selon certains témoins, par d’anciens policiers selon d’autres, parfois venus des quartiers très défavorisés de la ville (véritable lumpen-prolétariat), sont arrivés et ont tout dévastés dans le centre-ville, brisant les portes, saccageant les bureaux et les appartements et recherchant les derniers manifestants retranchés dans des cachettes sur les toits… sinistre.

Après la charge de la police, la foule s’est dispersée. Je me suis retrouvé piégé par la masse, à l’angle de la rue Pierre de Coubertin, en face du ministère de l’intérieur. En face de nous, les policiers bloquaient la rue avec une camionnette, derrière nous, on voyait les policiers qui chargeaient. Les gens étaient paniqués. Des femmes cherchaient à protéger leurs enfants. Des jeunes appelaient au calme, à ne pas céder à la panique. Coincé un temps contre la vitre du centre commercial qui fait l’angle de la rue avec l’avenue Bourguiba, j’ai du mal à me déplacer. Je commence à craindre d’être pris entre les deux lignes de policiers. Je panique. Les tirs commencent : gaz lacrymogène tout d’abord. Je suis pris à la gorge donc j’avance, j’avance. C’est là que j’avise la porte d’un immeuble juste en face de moi. Immeuble de bureaux (assurances), rien de bien rassurant mais c’est déjà une issue. Je file, je me précipite à l’intérieur. On est plusieurs à faire de même, une fille à l’entrée a le visage déformé par la terreur.

Je cours dans la cage d’escalier, on grimpe tous jusqu’en haut de l’escalier. Dernier palier : nous attendons avec plusieurs personnes. Un avocat, une jeune femme, un monsieur d’une cinquantaine d’année aux cheveux poivre et sels, 4 jeunes. Deux gars devant moi défoncent une porte en bois donnant accès sur la terrasse, on se sent presque en sécurité le temps d’un instant : on regarde sur les toits s’il n’y a pas des snipers, on entend les tirs et les cris dans la rue. Puis tout d’un coup c’est de nouveau la panique. On entend des cris en bas : la police monte dans l’immeuble. On passe tous dehors sur la terrasse. C’est effrayant de voir Tunis depuis ce toit. Il y a du soleil, il fait même plutôt beau mais on entend des cris, des cris répétés, et des tirs. En contournant par la gauche sur la terrasse, on arrive à l’arrière de l’immeuble. Le corps de bâtiment est prolongé par une petite extension en brique avec plusieurs ouvertures qui forment un petit appartement. Ce genre de logements sur les toits est fréquent à Tunis. Beaucoup servent à des tâches ménagères où au logement de personnels de maison ou d’employés venus de la campagne.

Celui-ci paraît à moitié abandonné ou dévolu à des bureaux privés. Une petite échelle en métal (il manque deux marches) permet de grimper sur le toit. Certains grimpent. Je le fais également mais c’est vain : il n’y a pas d’issue et on se sent encore plus en danger, pris au risque d’être vu par un flic posté en face. Je redescends : je vois des policiers passer en bas dans une petite rue parallèle, matraques à la main, menaçant une vieille dame en arabe en lui disant qu’elle n’a rien à faire là. Où aller ? On est fait comme des rats : je vois que mes compagnons se sont retranchés dans le couloir de la maison. Je les suis. Je ne me doute pas encore que je m’apprête à passer 15h30 enfermé dans ce couloir. Nous sommes à peu près 13 à 15 personnes. Un avocat, une femme d’une cinquantaine d’année, deux jeunes femmes, une homme de cinquante ans aux cheveux poivre et sels et à la veste de cuir marron, plusieurs jeunes dont un gars de Jendouba portant des vêtements de rechange dans un sac plastique noir.

On rentre tous dans le couloir. Certains d’entrent nous barricadent la porte. Le couloir forme une sorte de L. L’entrée est au bout inférieur de la lettre. Devant la porte, un espace de deux à trois mêtre puis le couloir forme un coude avant de se prolonger sur deux à 5 mètres sur la droite.

Le 14 janvier, j’ai été moi aussi enfermé et bloqué sur le toit d’un immeuble, rue pierre de coubertin, en face du centre commercial le claridge et du ministère de l’intérieur avec 14 citoyens tunisiens. J’étais devant le ministère de l’intérieur là où la police a commencé à charger. J’ai eu peur et la foule m’a entrainé loin des amis avec qui j’étais en train de filmer la manif. Je me suis refugié d’abord dans la cage d’escalier de cet immeuble en pensant pouvoir ressortir rapidement dès que la charge serait terminé.Mais comme vous le savez, aussitôt la première charge effectué, la police a pourchassé les manifestants. J’étais monté au dernier étage et j’ai entendu les cris des gens qui étaient au rez de chaussé quand les policiers ont commencé à pénétrer dans l’immeuble. Avec les gens avec qui j’étais nous avons défoncé une porte en bois donnant depuis le dernier palier sur la terrasse.

De là on entendait les cris dans la rue et les détonations. Sur le toit, il y avait un petit appartement en brique comme il y a en partout sur tout les immeubles du centre ville de Tunis. Il y avait des pièces fermées et un couloir vide. Nous nous sommes réfugiés et barricadés dans un petit couloir qui donnait seulement accès à des toilettes désaffectés recouvertes de fientes de pigeons avec une ouverture sur une cour. De là les policiers on tenté de nous trouver deux fois: cognant à la porte rentrant dans les chambres annexes depuis l’extérieur, montant sur le toit de l’immeuble situé en face, nous obligeant à nous courber sous l’embrasure de la fenêtre. J’entendais les cris, et les tirs. Je tremblais. Après 17h20, le calme semblait revenu et nous n’entendions plus que des tirs sporadiques mais nous avons décidé d’un commun accord de reste ensemble puisque le couvre-feu devait tomber à 18h. C’est donc dans ce minuscule couloir que j’ai appris le départ de l’ancien président. Nous n’osions pas exprimer notre joie de peur d’être repéré mais nous parlions, nous faisons connaissance. Il y avait parmi nous un avocat, un juriste ancien militant qui avait toutes les manifs depuis 1967, deux jeunes femmes, des jeunes de la classe moyenne et un autre de Jendouba… Nous nous sommes organisés, avons commencé à nous reposer. Mais dans ma tête j’avais eu une petite pensée éclair comme un mauvais présage: nous avions été deux fois assiégé par la police, “jamais deux sans trois dit-on”.Et ce fut comme dans un très mauvais cauchemar quand nous avons entendu les casseurs s’approcher.

Au début je rassurais ma voisine: “ils vont s’intéresser au centre commercial en face, il n’y a rien à piller ici”. Mais c’était un mauvais calcul: ils nous cherchaient. Ils sont montés dans l’immeuble. Ils ont fait tous les étages: ils fracturaient les portes: ils faisaient sortir les habitants où les autres personnes qui comme nous étaient cachés dans les bureaux et les appartements. A nouveau on entendait les cris. Je tremblais et je me tenais à mes voisins et mes nouveaux amis et frères avec lequel on croyait tous que notre dernière heure était arrivé. Ils ont frappés 5 fois sur notre porte. Le couloir faisait un coude, on s’était retranchés derrière ce coude de façon à ne pas être visible depuis la porte. Quand ils sont partis j’ai senti quelque chose qui s’effondrait en moi. Un soulagement incroyable. On a pas osé bougé pendant plusieurs minutes: on restait tous compressés les uns contre les autres. On a pas vraiment réussi à se rendormir après. Quand le lendemain le jour s’est levé, on a découvert que de la porte du couloir, il ne restait que le cadre et devant la table qui nous avait servi de barricades.

Ils auraient pu rentrer. On leur avait échappé d’un cheveu. Comment vous décrire ce sentiment ? Quand on lit les témoignages des autres personnes, ceux qui étaient au Claridge, en face de nous (vous savez sur le site webdo.tn: les viols et passage à tabac au ministère de l’intérieur), on se dit que c’était un miracle.

Jean