Dans la nuit du 15 au 16 janvier 2011, soit au lendemain de la fuite de Zine El Abidine Ben Ali, six hommes décédaient sous les balles à Ouardanine, tandis que treize autres étaient blessés.Un an et demi plus tard, la justice a partiellement tranché.

Quatre de ces morts sont tombés sous les balles de la police et deux d’entre eux sous celles de l’armée. Les plaintes concernant les premiers, instruites dans un premier temps par la justice civile, ont été transférées à la justice militaire. Les secondes sont également instruites par la justice militaire, mais font l’objet d’une affaire séparée.

Le procès des quatre policiers emprisonnés et des trois autres en fuite, impliqués dans la première affaire et accusés de meurtre, devait se tenir le 15 mai au Tribunal militaire permanent de Bab Saadoun à Tunis. Les familles des morts, les blessés et leurs familles étaient venus assister au procès, mais la majorité d’entre eux ont été refoulées par l’armée qui a procédé à l’appel de deux membres par famille. Les parents refoulés ont protesté avec véhémence.

L’audience a finalement été reportée au 12 juin.

Entre les événements de Ouardanine et le procès, Kaïs Ben Ali, le neveu du président déchu, avait été arrêté chez lui à la cité Nakhil de Port El Kantaoui au bout de plus d’un an de « cavale », or il était accusé dans cette affaire, puisque les populations affirment l’avoir vu à bord d’un des véhicules de police qu’elles tentaient, à l’instigation de l’armée, d’arrêter. D’accusé, Kaïs Ben Ali est devenu témoin dans cette affaire, ayant affirmé ne pas s’être trouvé à Ouardanine la nuit du massacre, mais chez des amis à Kalaa Kbira et ce, jusqu’au 7 février 2011. Il est resté en prison car mis en cause dans d’autres affaires. A la fin du mois de mai 2012, il a été définitivement innocenté et libéré.

La défense des policiers assassins reposait essentiellement sur l’argument de la légitime défense, ce que réfute Zouhair Grissa, l’avocat des familles de Ouardanine :

« La police, les 14, 15 et 16 janvier, n’assurait plus la fonction de la sécurité de la population, elle s’était retirée. Les postes étaient fermés. L’Etat ne protégeait plus la population. Ce sont les comités qui protégeaient la population. Ils ont pris la relève de la police. L’armée leur a donné des brassards pour ce faire. Alors, si les comités ont pris la relève, à l’instigation de l’armée, pourquoi la police est-elle venue sur les lieux ? Ils n’avaient aucune mission à y effectuer. Les comités ont assuré la continuité des fonctions de l’Etat. Ils sont des « fonctionnaires de fait ».

Cette notion, de « fonction de fait » existe en droit administratif. Elle est issue historiquement de la Révolution française, à cause des comités de défense contre les pillages. Or la défense de la partie adverse invoque l’article 22 de la loi d’août 1982 qui dispose que:

«sont du ressort des tribunaux militaires compétents, les affaires dans lesquelles sont impliqués les agents des Forces de sécurité intérieure, ou des faits survenus dans ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions, lorsque les faits incriminés ont trait à leurs attributions dans les domaines de la sécurité intérieure ou extérieure de l’Etat, ou au maintien de l’ordre […] au cours ou à la suite de réunions publiques, cortèges, défilés, manifestations et attroupements […] sont du ressort des tribunaux de droit commun les affaires dans lesquelles sont impliqués des agents des forces de sécurité intérieure ou des faits survenus dans ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions lorsque les faits incriminés n’ont pas trait à leurs attributions dans les domaines de la sécurité intérieure ou extérieure de l’Etat ou au maintien de l’ordre […] au cours ou à la suite de réunions publiques, cortèges, défilés, manifestations et attroupements […] ».

Si l’on applique cet article, il va condamner les morts et non les policiers, les premiers parce que leur rassemblement aurait été illégal. Les victimes auraient été des hors la loi, alors que l’armée les avait chargés officiellement de cette mission. Pour que le Tribunal militaire soit compétent, il faudrait que les morts aient fait une manifestation illégale. Les conditions ne permettent pas d’appliquer l’article 22. Il ne s’agit ni de légitime défense, ni d’excès dans la légitime défense. Il s’agit de meurtres.

La justice lui a donné raison, du moins en partie. Le 13 juin, le procès s’est tenu en présence des familles. Zine El Abidine Ben Ali a été condamné à vingt ans d’emprisonnement. Les quatre policiers jugés en présence ont écopé de cinq ans d’emprisonnement pour meurtre avec préméditation : Badie El Euchi, Ahmed Jarfal, Nejib Mansour et Salah Ferhani.
Les policiers en fuite (Sadok El Ouatouati, Lotfi Gharbi, Ihsan Essaafi, ont écopé de dix ans pour meurtre également. Un membre des comités, Wael Mabrouk, a lui écopé de dix ans par contumace pour « tentative de meurtre » sur la police.

L’avocat des familles de Ouardanine, Zouhair Grissa considère « légères » ces condamnations et estime que ce procès « n’a pas permis de faire émerger la vérité ».

Un avis largement partagé par les familles des morts qui doivent toucher des dédommagements équivalents à 45 000 dinars pour les parents des victimes, 15 000 pour les frères, 60 000 pour les épouses et les enfants. Quant aux blessés, ils toucheront 1500 dinars par point d’invalidité. Les familles ont laissé éclater leur colère dès le prononcé du jugement. Fatma Ben Salah, la mère de Moezz Ben Salah, tué de quatre balles, a déclaré qu’elle voulait qu’on lui rende son fils, et non pas de l’argent.

Pendant les trois jours qui ont suivi, la ville de Ouardanine a observé une grève générale, tant au niveau du secteur public (municipalité, police) que du privé. Les routes ont été coupées par les habitants. Le lundi suivant, les familles se sont rendues à Tunis et ont manifesté devant l’Assemblée Constituante. Une délégation a été reçue par la commission qui suit les martyrs de la révolution. Il y a eu promesse d’intervention.

Au lendemain de la condamnation en appel d’un internaute tunisien à sept ans et huit mois d’emprisonnement pour des caricatures du prophète sur Face book, une condamnation à cinq ans d’emprisonnement pour meurtre avec préméditation laisse de quoi s’interroger sur les arrières pensées des juges, civils comme militaires. Dans l’immédiat, les familles des victimes d’une part, et le procureur d’autre part, ont fait appel.

Lire les deux premières parties :

Tunisie : Ouardanine en quête de vérité et de justice

Tunisie : Ouardanine en quête de vérité et de justice (Seconde partie)