polit-revue#6

La violence politique a ceci de commun avec une addiction mortelle que l’on admet qu’elle tue toujours trop tard, au moment où cela nous arrive. Alors que l’on en parle depuis des mois, beaucoup feignent d’être surprisou sont abasourdis par la mort de Lotfi Naguedh, première victime d’une forme de violence qui n’a fait que s’amplifier après une révolution à moindre coût humain. Après l’émoi, l’heure est aux comptes, quand elle n’est pas, déjà, à la récupération politique.

Acte fondateur d’une droite dure ?

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Commenter un lynchage d’une manière un tant soit peu rationnelle, c’est souvent risquer le lynchage soi-même. Il y a au lendemain du décès tragique de Lotfi Naguedh, mort sous les coups de manifestants, une forme de pensée unique : l’homme aurait « payé le prix du sang » sa défense de la liberté et des valeurs démocratiques.

« Irresponsables », le CPR et Ennahdha l’auraient tué. En appelant à cette manifestation violente, le parti islamiste apporte la preuve qu’il n’a jamais renoncé à ses méthodes des années 80. CQFD. NidaaTounes est quant à lui parti des vrais « militants patriotes »… Circulez, il n’y a rien à voir !

La réalité est évidemment bien plus complexe. Ce n’est un secret que pour les adeptes de la mauvaise foi : depuis quelques temps, la droite tunisienne se cherche un évènement fondateur. Et à voir la promptitude avec laquelle ses chefs ont tiré les conclusions, on peut croire qu’elle le tient enfin. Reste à transformer l’essai.

Dire que l’escalade des rhétoriques de la violence était unilatérale, ce n’est pas rendre justice au défunt. Le représentant du bureau local de NidaaTounes à Tatouineest aussi la victime duvrombissement des tambours de la guerre que son propre parti est enclin à entonner.

Lors de la conférence de presse convoquée à Tunis quelques heures seulement après les faits, les sympathisants de Nidaa ne s’en cachaient pas : les cocktails Molotov et les armes blanches retrouvées au local de l’Union des agriculteurs(dont Naguedh est le secrétaire général) étaient « des armes de défense», insistent-ils presque naturellement.

Quand Béji Caïd Essebsi prend la parole, c’est pour user et abuser de formules péremptoires : « c’est un assassinat politique prémédité », « il a été légitimé par les partis au pouvoir » et « les forces de l’ordre locales prétextent n’avoir pas eu d’instructions claires pour intervenir », assène-t-il, accablant nommément Ennahdha, pour la première fois, ce même parti avec lequel il n’a eu de cesse de vouloir collaborer après son come-back politique. L’idée un peu hautaine du partage du pouvoir au nom du « consensus » n’est plus d’actualité.Dorénavanton joue son va-tout. La droite sécuritaire a son classique « foundingevent » électoral. Encore faut-il faire oublier que les mêmes groupes violents ont pu sévir avec la même impunité sous Béji Caïd Essebsi Premier ministre.

Violence politique ou violence révolutionnaire ?

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Que NidaaTounes ne soit pas un parti de révolutionnaires ne fait pas vraiment l’objet d’une controverse. Ne pouvant se réclamer de cette autorité morale, Essebsi n’évoquera que le vieux référentiel nationaliste de la lutte pour l’indépendance dans son éloge funèbre, faisant de la victime un destourien à titre posthume.

Une autre tentation parait aujourd’hui plus insidieuse encore que la contre-révolution se déguisant en sauveur contre le chaos : c’est celle du totalitarisme déguisé en anarchisme. La grille de lecture des évènements de Tataouine serait simple si les autoproclamés comités de protection de la révolution ne s’en étaient pris qu’à des symboles d’une certaine façon révolue de faire de la politique (népotique, autoritaire, etc.).

Or, les « lijén » s’en sont pris avec quasiment la même violence à la gauche et l’extrême gauche, notamment dès les premiers meetings politiques du PCOT, comme à Ettadhamonen 2011. Ne pouvant invoquer une hostilité anti régime déchu, les assaillants ont agi au nom de la religion, prétextant le devoir de combattre « le communisme athée ».
Idem lorsque les mêmes comités ont attaqué le mouvement Doustourna dans le sud, lorsqu’ils agissent plus isolément contre des artistes,ou encore lorsque dans les campagnes « Ekbess » ils tentent un amalgame grotesque entre la gauche laïque et l’ex RCD.

Si les Etats-Unis ont leur teabaggers et l’Europe ses national-anarchistes, des révolutionnaires d’extrême droite, les pays arabes en phase de transition démocratique se découvrent leurs islamo-anarchistes. Ils aiment à parler d’« épuration » (« tathir »), mais sont idéologiquement puritanisteset identitaires. Leur radicalité révolutionnaire est moins celle d’un Robespierre que celle de parfaits théocrates.

Dans ce qui est communément appelé seconde phase de la transition, le contexte encore révolutionnaire et instable met ce type de révolutionnaires en première ligne parce que ce sont précisément les plus impitoyables contre des formes de réincarnation de l’ex régime. A fortiori dans les régions, où les inégalités sociales ont atteint des sommets.
Pour autant, si le nouveau pouvoir laisse faire, réduire ces mouvances à des « milices d’Ennahdha » (c’était l’objet de la conférence de NidaaTounes) est du moins approximatif. La plupart de ces éléments, interrogés individuellement, reconnaissent volontiers que s’ils épargnent Ennahdha, c’est parce que « ce parti est les plus proche de la loi divine », mais se revendiquent le plus souvent de l’apolitisme.

Un horizon politique incertain

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Cette surenchère de la violence verbale et physique vient aggraver un contexte politique marqué comme jamais par un manque de visibilité. On pensait que la réunion de crise à huis clos de la troïka dimanche dernier aurait raison des tergiversations autour de la date des prochaines élections.

Plutôt arbitraires, les dates qui en ressortent, le 23 juin et le 7 juillet 2013, sont non seulement loin de satisfaire l’ensemble de la classe politique, mais reposent la question de l’autorité de la future ISIE en la matière. Alors même que la future remplaçante de l’Instance indépendante pour les électionsn’est pas encore constituée, c’est RachedGhannouchi en personne qui annonce aux médias que les échéances électorales sont fixées. Une sortie qui alimente des spéculations de plus en plus fondées quant à son statut d’homme fort officieux du pays.

Le relatif échec de l’initiative de dialogue national de l’UGTT achève de faire de la prochaine étape une grande inconnue. La conférence partait sur de mauvaises bases avec le cafouillage autour de la participation finalement avortée de deux des principaux interlocuteurs intéressés : Ennahdha et le CPR. Les dizaines de partis et d’associations représentées au Palais des Congrès cachaient mal le poids des chaises vides.

En l’état, les interventions ont vite tourné au monologue. Quelques enseignements cependant : la tirade d’Ahmed Mestiri signe sa rupture avec l’actuel pouvoir. Alors qu’il était pressenti pour être le candidat faisant l’unanimité au sein d’Ennahdhapour les prochaines présidentielles, le militant historique n’a pas eu de mots assez durs pour « la direction que prend le pays ».

Tous les regards sont désormais tournés vers le 23 octobre : les ingrédients sont réunis pour que coïncident la fin du mandat « moral » de l’Assemblée constituante et la fin d’une paix sociale fragile.