Entre deux grands Hommes, un troisième grand Homme. Crédits photos Karim Kamoun.
Entre deux grands Hommes, un troisième grand Homme. Crédits photos Karim Kamoun.

De la beauté à l’horreur

Dimanche dernier, suite à l’appel des syndicats artistiques réunis pour organiser « Les artistes contre le crime… Chokri Belaïd, l’oiseau de la Liberté continuera à chanter », quelques milliers de personnes se sont rassemblées le 17 Février, sur l’Esplanade Menzah 6. Une mobilisation sans précédent dans le monde artistique pour immédiatement déteindre sur le monde citoyen, tous deux ne devant jamais se séparer, car ici même réside leur véritable force : dans l’union, voir l’unicité.

Une invitation des syndicats d’artistes, toutes disciplines confondues qui a d’abord fait le tour du web, via facebook, et qui a comptabilisé, jusqu’au jour « j » de l’événement quelques 2800 participants, environ. Un jour « j » qui a marqué d’une pierre blanche les rangs de la résistance des artistes citoyens, où le nombre des personnes présentes a finalement dépassé les scores et les espérances « facebookiennes ».

A travers cette sollicitation, tous aspiraient s’associer pour dénoncer, à travers l’acte artistique, l’horreur de la violence sociale et du crime politique, la cruauté d’une vie qui s’arrête parce-que des monstres indignes l’ont décidé. La vie de Chokri Belaïd. Une vie arrachée. Une vie coupée net dans son militantisme le plus exacerbé et son combat pour l’équité, la droiture et l’impartialité. Et surtout son engagement sans limites pour la liberté de parole et la liberté d’expression.

Après la marche silencieuse, arrivée progressive sur l Esplanade. Menzah 6. Crédits photos Karim Kamoun

Pour toutes ces raisons et pour tant d’autres, l’Art a poussé son cri de révolte pour rendre un ultime hommage au martyr de la Nation Chokri Belaïd. Lui qui a toujours défendu les artistes et l’œuvre d’art, refusant de les marginaliser et plaçant la liberté de création et la liberté de pensée au-dessus des viles attaques dont elles font l’objet, post « 14 Janvier », en cette période postrévolutionnaire meurtrie.

Pour cette exhortation contre le crime et la violence, l’action artistique a été plurielle. Rassemblés dans un premier temps, devant le domicile de Chokri Belaïd, l’ensemble des citoyens présents étaient en quasi recueillement devant un amoncellement de roses rouges posées au fur et à mesure à côté de la sculpture installée pour sa mémoire. Une figure spécialement œuvrée pour rapporter toute l’ignominie de l’assassinat de Chokri Belaid.

Après un interlude musical de chant « a cappella », une marche silencieuse et groupée a mené toutes les personnes présentes jusqu’à l’Esplanade Menzah 6, devenue concrètement et symboliquement la « place du martyr de la Nation Chokri Belaid », où le monde n’a fait que s’agrandir et s’accroitre, non pas au fil des heures mais au fil des minutes.

Ateliers d’arts-plastiques, musique, chant, poésie, slam, danse ont habité la place jusqu’à la nuit tombée. Dans une transparence, une limpidité et une simplicité hors du commun, les Tunisiens ont montré encore une fois leur profond attachement au respect des valeurs et des droits humains.

Pourtant, comme pour défigurer tant d’élévation spirituelle spontanée, à peine l’événement fini, à peine le dos tourné, à peine l’obscurité nocturne ayant regagné ses droits, des « individus » (peut-on seulement l’être avec autant d’inhumanité ?) se sont spécialement rendus devant l’immeuble des Belaïd pour saccager tout ce qui a été posé quelques heures auparavant afin de rendre hommage au martyr et raviver la flamme de sa mémoire pour que son souvenir ne s’éteigne jamais. Fleurs brûlées et piétinées, lettres déchirées et sculpture profanée.

La totalité de la famille Belaid, au milieu des artistes. Crédits photos Karim Kamoun.
La totalité de la famille Belaid, au milieu des artistes. Crédits photos Karim Kamoun.

A la découverte de ce double drame, Bessma Belaid déclare que c’est un deuxième assassinat commis par des forces inhumaines. Nous sommes alors lundi 18 Février, et au lieu de se réveiller heureux et malgré tout optimistes après la merveilleuse manifestation artistique et communion citoyenne qui a duré toute la journée du dimanche, les Tunisiens se sont réveillés encore une fois endoloris, hébétés, hagards devant tant d’incompréhension, face à l’acte de barbarie commis le même dimanche dans la soirée.

Cependant, continuellement avec la même résistance, leurs réaction d’indignation fut immédiate face à la profanation, et un énième rassemblement de protestation a eu lieu hier lundi 18 Février, à partir de 18h, le plus directement et le plus naturellement du monde, toujours sur les lieux de l’assassinat devenu également le lieu du saccage et de la destruction de l’œuvre-dédicace, le lieu de la volonté de souillure d’une des mémoires de Chokri Belaid.

Indubitablement, ceci représente un double attentat, chargé par la haine, l’ignorance et l’irrespect de la vie humaine. L’indignation était à son comble, face à un tel acte de barbarie.

Ces « individus » qui se sont chargés de commettre l’irréparable ont, encore une fois, défié les lois, encore une fois érigé la violence et le crime comme seul moyen d’expression. Mais peut-on seulement parler d’expression lorsque c’est la lâcheté et l’ignominie qui s’exprime ? Qui sont ces gens là qui détruisent ce qu’il y a de plus beau et de plus noble en Tunisie. Que ce soit la qualité de ces Hommes, la grandeur de leurs actes, ou l’unicité de ces citoyens.

Devant tant de succession de violences, le Ministère de l’Intérieur consent enfin à placer une patrouille de surveillance permanente qui fera la garde autour du domicile des Belaid. Ce n’est pas trop tôt. Espérons que les agents de cette patrouille ne seront pas momentanés aveuglés par l’on ne sait quoi lorsqu’il s’agira de faire leur travail. A l’instar de leurs collègues et confrères du commissariat avoisinant le domicile de Bessma Belaid. Juste derrière l’immeuble de leur appartement, ils ne se sont toujours rendus compte de rien lorsque les vandales barbares ont attaqué la place du crime devenu « place de la mémoire ; place de l’hommage au martyr », désormais « place de la barbarie caractérisée ».

Alors que les assassins de Chokri Belaïd courent toujours, pendant que les hommes et femmes politique des camps nahdhaouis et démocrates interposés se narguent et s’auto flattent en narrant fièrement leur appartenance, jusqu’à la nausée, pendant que ces derniers se noient dans leur égocentrisme, les meurtriers du martyr de la « lutte finale » jouissent encore pleinement de leur liberté, celle qu’ils ont arraché à un homme de droit, juste et vrai. Depuis le 6 Février 2013, rien et/mais tout a changé. Rien dans l’attitude politicarde de nos gouverneurs et leur langue de bois inoxydable, rien dans leur course effrénée au pouvoir. Mais tout dans la conscience des Tunisiens, tout dans leur refus devenu épidermique de l’injustice et de l’indignité.

Maintenant, jusqu’où irons- nous ? Jusqu’où l’Etat laissera faire ces groupuscules haineux de la parole libre, de l’art, de l’intellect et de la lumière du savoir et de la réflexion ? Quels sera la suite à cette avalanche et à cette cavalcade d’événements indignes du patriotisme et du pacifisme tunisien ?

Entre temps, la mobilisation du côté des syndicats et de la société civile continue et continuera de plus belle. Après la destruction de l’œuvre sculpturale offerte pour la mémoire de Chokri Belaid, le Syndicat des Métiers des Arts-Plastiques a annoncé à travers un communiqué, le lundi 18 février dans la matinée, qu’il s’engageait à restituer l’œuvre sculpturale de manière encore plus affirmée, en réalisant à travers un appel à projets qui regardera tous les artistes de la République Tunisienne, une sculpture encore plus imposante et plus monumentale et qui sera installée sur la place même du martyr Chokri Belaid, face à l’Esplanade Menzah 6.

Les néo gangsters obscurantistes ont certes détruit une vie et sa figure, mais ils n’ont pas encore détruit la volonté des Hommes. Ces criminels qui restent indéfiniment impunis (c’est cela même qui est douloureusement inadmissible pour les Tunisiens), démolissent le « matériel » et ils ont même démoli la vie humaine. Cependant, ils ne réussiront jamais à ruiner la détermination des Tunisiens qui, aujourd’hui plus que jamais, ont fait de la lutte pour leur liberté et leur dignité, une lutte existentielle.

Selima Karoui