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ideologie

Par Farhat OTHMAN

Une lecture ricœurienne

Mes fidèles lecteurs savent que je milite pour ce que je ne suis pas seul à qualifier d’islam des Lumières, une religion postmoderne essentiellement spirituelle, comme dirait Henry Corbin, et que j’ai proposé d’orthographier de la sorte, dans l’esprit du temps, le zeigeist postmoderne : I-slam.

Dans cet article faisant suite à un précédent et annonçant un autre, je présenterai quelques aspects de cet i-slam auquel j’appelle, soit le passage de l’idéologie actuelle à l’utopie future, et ce selon une lecture ricœurienne.

On sait qu’en matière de ces notions d’idéologie et d’utopie, la lecture de Paul Ricœur est incontournable, étant désormais la référence indépassable en la matière. Bien évidemment, le recours ici à Ricœur se fait selon l’objet de mon étude, et donc avec les éventuels voilements qu’il impose forcément.

Je commencerai par parler de l’idéologie musulmane, soit ce que nous avons sous nos yeux comme legs de nos ancêtres, confrontée à l’utopie islamique, cette approche renouvelée de l’islam, le faisant passer du simple culte où il est tombé en cette culture brillante qu’il a été et qu’il est susceptible de redevenir. C’est à cela que je réserve l’épithète islamique et qui semble relever de l’utopie pour nombre d’esprits encore anesthésiés par un dogmatisme qu’il soit religieux ou laïc.

Il s’agit, bien évidemment, d’une réflexion se voulant hauturière, qui peut désorienter, car étant loin de nos habitudes de pensée éculées avec la structuration si chère à l’esprit français en thèse, antithèse et synthèse. En cela, elle est en droite ligne de la pensée ricœurienne qui a démontré l’étroit rapport entre l’idéologie et l’utopie en les reliant et en les démystifiant.

Pour nous, comme pour Ricœur, il est évident qu’aux idées elles-mêmes, on a peu l’habitude de substituer leur couleur, omettant de donner et le fruit et son écorce et laisser sa liberté au lecteur pour l’illusoire plaisir d’une consommation toute prête sans cette possibilité d’examiner d’abord le fruit dans son entièreté, loin de tout prêt-à-penser lénifiant et réducteur pour son intelligence.

C’est que nous n’oublions pas que si l’homme se définit par son intelligence, il ne se limite pas à elle, mouvante et à enrichir constamment, sauf à se réduire en automate, lequel peut être de la pure intelligence artificielle, et donc dans le même temps, bien pire que la pure bestialité. Car, comme de bien entendu, l’animal est toujours en mesure d’être guidé par son instinct, base infaillible de l’intelligence naturelle.

Si l’homme doit donc être réduit à quelque condition irrésistible, c’est celle d’un être intégré à un tissu social et donc soumis à son influence, tout comme à celle du monde autour de lui étant, ainsi que le précise le titre d’un livre de Ricœur, soi-même comme un autre.

Nous prétendons donc, à la manière de Paul Ricœur, distinguer l’i-slam des Lumières de ce que je qualifie d’islam bédouin, qui est son antithèse et qui est l’idéologie alors que le premier serait l’utopie. Il s’agit de deux phénomènes ambigus, ayant chacun son côté négatif et son côté positif, un aspect constructif et un aspect destructeur, une dimension constitutive et une dimension pathologique.

Nous l’expliciterons ci-après tout en conseillant de revenir, pour de plus amples détails, à l’analyse de Ricœur, jamais dépassée en la matière. Et nous ne manquons pas l’occasion de signaler à nos intellectuels fermés dans leur conformisme, car enfermés dans la pensée académique venue de France, que ce représentant majeur de la pensée humaine fut trop longtemps tenu à l’écart de la scène intellectuelle française, n’y ayant reçu qu’une reconnaissance tardive alors qu’il était célébré hors de son pays. Mais n’est-ce pas là le sort de tout prophète ?

De l’idéologie musulmane…

Expliquons-nous en disant tout de suite que l’aspect pathologique de l’idéologie musulmane est aujourd’hui le plus évident aux yeux, notamment eu égard à une fausse conception et de la religion et de la laïcité. Ces deux notions ont été viciées, puisque leur acception actuelle ne correspond pas à ce qu’indique leur étymologie, soit ce qui fait lien, pour la religion, et ce qui est commun au peuple, pour la laïcité. Mais une pratique occidentale, française quasi exclusivement, fait de ces deux notions, comme on ne le sait que trop, une coupure avec toute altérité et avec la moindre spiritualité, surtout religieuse.

Pour démonter les ressorts de cette caractéristique, on fera ce qu’on appelle une analyse régressive ne s’intéressant à l’écume des apparences que pour aller en leur creux, partant de la surface des choses, de ce qui est visible donc, et allant vers le fond.

Comme l’idéologie reflète la situation de classe d’un individu, même s’il n’en a pas conscience, tout en levant le voile sur la dissimulation qu’elle conforte, exprimant la perspective de classe, l’islam bédouin dissimule une mainmise autoritaire sur le pouvoir par l’appel à l’autorité des anciens dans l’interprétation du texte sacré, appel qui sert moins la religion et sa vitalité aujourd’hui que la pérennité de la classe au pouvoir, la religion devenant son totem, comme dans la tribu primitive.

Pareillement, nous retrouvons dans le concept d’utopie, qui a également mauvaise réputation, étant considéré comme cette espèce de rêve social déconnecté de la réalité, les étapes nécessaires pour la construction effective d’une nouvelle société, l’islam des Lumières apparaissant comme cette rêverie d’un promeneur solitaire, aveugle à son environnement et surtout à ce principe de réalité réducteur, importé d’une conception dépassée, voulant nier tout intérêt à la spiritualité, à la foi comme nécessité inévitable pour l’être humain. Or, celui-ci est communautaire par excellence, la communauté étant d’abord une conscience partagée, un divin social pour user d’une terminologie durkheimienne.

De fait, comme le démontre Ricoeur pour sa propre thématique, il existe deux versants intimement liés entre ces deux islams dont la polarité et la tension dans l’exégèse du corpus religieux de base peuvent être révélées par l’examen d’une polarité analogue à l’interprétation éclairée. Le premier versant est positif, propre à l’islam comme fait humain majeur, et que j’appelle islam des Lumières ou i-slam pour abréger; l’autre versant est obscurantiste, issu de la tradition musulmane selon une lecture bédouine, donc inauthentique.

Il s’agit ainsi d’une double polarité entre deux lectures antinomiques de l’islam, et au sein de l’islam lui-même, selon qu’on l’approche en religion ou en code de la vie civile. Cela nous permet d’obtenir des traits structurels que Ricoeur appelle «imagination culturelle» et que nous retrouvons dans notre approche renouvelée de l’islam, le faisant passant du cultuel au culturel.

Bien évidemment, il est facile de prendre la notion d’islam des Lumières pour une utopie, au sens classique, malgré la réalité historique concrète qu’il a eue et dont rien n’exclut a priori de nier son retour, notamment avec cette dynamique du temps qui revient, à la faveur de la postmodernité, vers les valeurs d’antan. Mais il est bien plus facile de considérer une idéologie, dans son sens classique et qui a épuisé sa signification, l’islam actuel tel qu’il se pratique, notamment dans sa déclinaison cultuelle rigoriste, cet islam bédouin.

Or, comme le démontre si bien Ricoeur, l’idéologie est un concept polémique qui n’est jamais assumé, étant invariablement présenté comme l’idéologie de l’autre. Bien au contraire, l’utopie quand elle est assumée, ainsi que cela reste possible au-delà d’un réel faussé, est l’objet de plaidoyer et de combat par ses adeptes.

Aussi, croyons-nous que si l’idéologie de l’islam bédouin doit être effectivement récusée, y compris par ceux qui ne s’en réclament pas formellement tout en s’y conformant matériellement, il nous faut assumer ce qu’on prend pour utopie, cet islam des Lumières en tant que seul horizon possible de l’islam postmoderne, un i-slam bien dans sa peau, une religion de son temps.

Car dans les deux conceptions, celle anachronique à dépasser et celle postmoderne à faire advenir, à épiphaniser en quelque sorte comme diraient nos amis chrétiens, existe une même fonction essentielle, celle de l’autorité de la religion, du droit au sacré dont le retour est la caractéristique majeure de la postmodernité. La seule différence est que ce retour du sacré est un retour sous forme d’instant éternel, ne puisant sa sève que dans l’essence de la spiritualité qui est de tout temps et non dans une seule de ses couleurs, celle prise en un temps et qui s’est défraîchie avec le temps.

Si on a assez d’objectivité et d’honnêteté, on ne peut que reconnaître que l’idéologie musulmane actuelle — en y incluant sa déclinaison caricaturale issue de la lecture bédouine décriée par l’islam lui-même — ne fait que légitimer un système d’autorité absolue, celle d’un régime de dictature assis sur la légitimité de la religion asservie à ses vues. À l’opposé, l’utopie de l’islam des Lumières est bien évidemment une négation de pareil pouvoir, puisqu’en défaisant sa conception faussée de la religion, son assise politico-religieuse, elle lui enlève toute légitimité. Et l’effectivité de cet islam des Lumières n’en est que plus admissible du fait justement de ce problème de crédibilité dans le système suranné de légitimation de l’autorité des régimes politiques musulmans, notamment ceux ayant une conception rigoriste, donc bédouine, de l’islam.

Comme Ricoeur résumant sa problématique par la fonction excentrique de l’imagination impliquant fatalement le paradoxe de l’utopie, dont l’excentricité ne serait alors qu’un remède à la pathologie de la pensée idéologique, la fatalité de l’islam des Lumières vient précisément de l’aveuglement de l’islam officiel et bureaucratique à voir la réalité de la spiritualité populaire tout en reconnaissant son incapacité d’en tenir compte. Ce qui est bien normal puisque nous sommes en postmodernité, à l’âge des foules et de l’effervescence globalisée, internet et les technologies des communications obligent.

… à l’utopie islamique

La plausibilité de pareille utopie tient surtout dans sa capacité innovatrice et régénératrice, bien présente dans l’imaginaire populaire arabe musulman sous la forme d’un âge d’or réel quoique biaisé. Il s’agit bel et bien de cette capacité à redonner vie à un tel rêve de temps illustre, à concevoir un « quelque part » au « nulle part » auquel aboutit l’islam actuel. Et c’est d’autant plus efficace dans l’imaginaire populaire que ce quelque part se décline en termes d’universalité, répondant à une prétention majeure de la religion comme sceau des religions.

Nous savons qu’au début, l’idéologie chez Marx était moins opposée à la science qu’à la réalité, identifiant la praxis dont il faisait l’antinomie de l’idéologie. Ainsi, aucun changement de la réalité n’était possible selon lui s’il ne s’opère que par la voie des mots et des idées et sans s’attaquer à la praxis. Bien sûr, Marx charge de ce changement nécessaire une classe sociale représentant l’Universel et qui, n’ayant rien et n’étant rien, devient tout. Nous ne suivrons Marx ici qu’en partie, tout comme l’a fait Ricoeur dénonçant son omission contextuelle, notant le renversement de la réalité où le réel se mue en phénomène où il n’est plus d’idée, réduite à n’être qu’un tel phénomène réducteur.

Pour nous, l’important est de relever dans le marxisme des origines cette métaphysique de l’Universel hégélienne donnant une vision humaniste des choses, même si elle est limitée à une classe de travailleurs aliénés par leurs conditions de vue. Aussi, donne-t-elle non plus une classe de travailleurs, mais une catégorie de croyants aliénés dans leur foi, avec une conception qui demeure humaniste en ce qu’elle tend à rendre ces croyants à leur foi, une foi justement universelle, car elle ne serait plus aliénée.

Comme chez Marx, l’objectivation du travail s’opposant à son aliénation, nous aboutissons à une objectivation de la croyance qui, en passant au degré supérieur de la foi universelle, met fin à l’aliénation de la croyance en répondant à cette faim de croire postmoderne, au droit au sacré confirmé en notre époque libérée enfin du positivisme trompeur d’une Modernité dépassée.

Entre croyance et foi, c’est en fait la différence entre une approche cultuelle et culturelle de la religion, une conception locale et universelle de l’islam. C’est la même chose que pour le passage de l’être humain de l’âge d’enfance à sa vie d’adulte. Dans la première période, ce qui compte est la vie intérieure où on est soi tout en dépendant réellement d’autrui; et dans la seconde, on est ce qu’on fait, où soi est un autre tout en ne dépendant théoriquement de personne. Ainsi, et comme c’est en s’actualisant au miroir de notre prochain qu’on s’actualise réellement, on n’a la foi véritable qu’au miroir de celle d’autrui qui en confirme la véracité.

Paradoxalement, on réhabilite ainsi, lui donnant réalité, ce que Marx considérait comme une abstraction, cette vie de l’esprit; seulement c’est parce qu’elle n’est plus l’idéologie que dénonçait le philosophe comme maladie de la vie intellectuelle, opposée au travail, mais bien justement cette valeur essentielle qu’est le labeur, un travail sur soi pour que soi soit l’autre, sans se renier soi-même.

L’idéologie musulmane (et nous ne disons pas islamique, bien évidemment, car nous distinguons les deux termes, seul le terme musulman relevant de l’idéologie, celui d’islamique fondant l’utopie) n’est ainsi que l’imaginaire d’une croyance telle qu’il nous a été légué par nos ancêtres. Or, s’il est opposé au réel, surtout de nos jours, c’est parce qu’il ne correspond plus à notre réalité d’aujourd’hui et à l’imaginaire des croyants hic et nunc, ce que Michel Maffesoli, le pape de la postmodernité, nomme le réal.

Bien mieux que ce que dit l’analyse marxiste concernant la définition du concept d’idéologie (en le faisant dépendre de ce qu’est la réalité avec laquelle elle contraste, et qui est la classe ou l’individu), nous disons donc, pour ce qui nous concerne, qu’elle dépend certes de ce qu’est la réalité à laquelle elle s’oppose, mais non pas la réalité officielle, imposée par un régime policier, mais celle du peuple, une réalité qui n’est pas moins réelle combien même elle reste informelle, et dont la pertinence est attestée dans l’imaginaire populaire.

La lecture postmoderne de l’islam des Lumières, cet i-slam des temps d’aujourd’hui, et sa lecture classique orthodoxe du passé ou rigoriste salafie, soit bédouine, anathémisée par le texte sacré lui-même, sont comme le disait Heidegger de la poésie et de la philosophie se tenant sur deux cimes différentes, mais ne voyant pas la même chose. Ils sont les deux cimes de la foi, n’en rendant pas le même credo, l’un étant une croyance irrationnelle, propre à un besoin inné dans l’homme, et l’autre une foi a prétention scientifique traduisant ce que l’homme a de meilleur, sa raison lui enseignant qu’il n’est rien sans l’amour de son semblable.

Bien évidemment, dans le marxisme tardif, l’idéologie a moins été opposée à la vie réelle qu’à la science, celle-ci résumant même la pensée de Marx, et pour laquelle la signification de la base réelle de l’histoire reste le jeu entre les forces productives et les rapports de production. Et nous avons ici la fameuse détermination de la superstructure ou l’idéologie par l’infrastructure. Comme le précise Althusser, l’idéologie est inconsciente, n’étant pas maîtrisée par la conscience, et elle en arrive à devenir indépassable, puisqu’il n’est pas possible de tout porter au niveau de la conscience. Il reste qu’il faut être attentif aux relations venant relier la pensée au champ observé, et donc à la nécessité et à la nature du cadre conceptuel.

Comme le dit encore Althusser de la problématique, à savoir que si le philosophe arrive à penser, c’est qu’il ne fait que penser en elle et non point la penser elle-même, on peut tout autant dire que le croyant, par rapport à la foi, arrive à croire et ne fait que croire qu’il croit à la religion, mais il n’y croit pas telle qu’elle est en elle-même, ce que ne permet que la foi et non la simple croyance. Et ici, on se réfère bien sûr à la distinction des scientifiques entre la foi qui peut être scientifique et rationnelle et la croyance qui est irrationnelle et mythique. En effet, la croyance reste inconsciente, car non maîtrisée par la conscience, surtout si elle se présente comme définitive, indépassable; et c’est uniquement la foi qui est capable de se hisser au niveau de la conscience en se libérant de la fatalité d’une fixité de la croyance.

Pareillement à l’idéologie déformant la praxis médiée symboliquement et à cette distorsion au discours qui n’est ni scientifique ni idéologique, n’étant qu’anthropologique, nous disons que la croyance déforme la foi médiée symboliquement et son discours est une distorsion de la vérité, et ce même s’il se présente comme scientifique, n’étant au mieux qu’anthropologique. Au contraire, la foi si elle est anthropologique au départ, c’est en science sociale et non en idéologie que se situe sa prétention, et elle a le sort de la science par rapport à la vérité, son objectivité étant pour le moins une objectivité basse à défaut d’être pleine, ne serait-ce qu’un temps.

Il nous faut signaler que Mannheim, cité par Ricoeur notamment par référence à ce qu’il appelle la Mentalité Utopique, avait déjà dépassé l’opposition classique entre les deux notions, mettant l’accent sur les arrière-pensées de l’utilisateur. Ainsi, allant au-delà de Bacon et de Machiavel et leur théorisation de l’idéologie, il revenait à la Bible et à la problématique de la véracité de la prophétie entre prophètes véridiques et faux prophètes.

C’est ainsi qu’une connotation négative a commencé d’affecter l’idéologie opposée à la vérité, définitivement consacrée, note Ricoeur, par Napoléon qui qualifia d’idéologues tous ceux qui s’opposaient à ses ambitions politiques. C’est que tout le long de la période allant de la fin du XVIIIe au début du XIXe siècles, les philosophes étaient appelés idéologues sans le moindre sens péjoratif, puisque l’idéologie avait encore son sens premier, désignant tout simplement les idées de ces penseurs et leur école de pensée.

Aussi, de système philosophique ou système d’idées et de croyances, voire de doctrines propres à une époque, à une société ou à un groupe social, l’idéologie est tombée dans ce sens péjoratif de philosophie vague et nébuleuse, fondée sur des idées creuses.

Une telle conception a été accentuée par celle donnée simultanément à l’utopie qui n’apparaissait que comme une idéologie en devenir opposée à l’idéologie instituée. En effet, comme aucune conscience ne peut se libérer d’un joug sans entrevoir et conceptualiser ce qui est de nature à le mettre à bas, ainsi que le soutient Ricoeur, c’est toujours une utopie — ou ce qui est présenté comme tel par l’idéologie instituée — qui définit ce qui est idéologique.

Réhabilitation de l’utopie

Ainsi la caractérisation de l’utopie, si elle n’est pas nécessairement fausse, est-elle invariablement liée aux affirmations des groupes en conflit. Aussi, et la conclusion ricoeurienne est imparable : l’utopie est ce qui ébranle un ordre donné alors que l’idéologie est ce qui préserve cet ordre. Ce qui n’exclut nullement que l’utopie d’aujourd’hui devienne l’idéologie de demain confrontée à une nouvelle utopie qui viendrait la contester et qui serait une idéologie en devenir.

Appliquant cela à notre religion, il est évident que l’islam fut cette utopie qui est venue contester un ordre établi et son idéologie, celle du paganisme. Ensuite, l’islam des Lumières a été l’idéologie de l’apogée de la civilisation de l’islam, et il a été contesté par d’autres idéologies, venues de l’extérieur, eu égard à la nature universaliste de l’islam. Ces dernières n’ont réussi à prendre les traits de l’utopie qu’avec la Renaissance européenne et le bouleversement qu’elle entraîna, donnant naissance à la modernité occidentale. Aujourd’hui, l’idéologie musulmane est un islam antique, vivotant sur ces acquis dépassés, versant dans le rigorisme pour contrer l’utopie qui le conteste et qui est celle de l’islam spirituel, une nouvelle idéologie de l’islam rationaliste et universaliste, un islam postmoderne, mon i-slam.

Le nerf de cette guerre qui ira, à n’en pas douter, en s’accentuant est une question fondamentale puisant aux sources mêmes de l’islam, celle de la légitimité de l’exégèse du texte et son interprétation selon un sens précis, le télos grec qu’est la cause finale, et qui est l’esprit des textes au vu des intentions divines.

C’est d’ailleurs ce qu’à fait Weber, que cite Ricoeur, avec l’introduction de la notion de motivation et qui examine les rapports humains en termes de dominés et de dominants avec une attention particulière à la jonction des prétentions et des croyances à la légitimité

Dans ce schéma, l’idéologie est la légitimité quêtée par l’autorité, soit en tant que système en place cherchant la pérennité soit en tant que réponse contestataire à cet ordre saturé. Dans les deux cas, il y a une croyance qui est défendue ou proposée.

Tout comme Weber qui prône l’interprétation compréhensive selon l’action, l’activité d’autrui, une forme de violence étant inévitable pour établir une loi, même majoritaire, nous pensons que l’interprétation de la religion ne doit plus être selon le canon musulman tel que laissé par les anciens, mais plutôt selon une conception compréhensive tenant compte de la croyance populaire.

Dans les deux cas, on n’échappera pas à la violence; mais elle ne sera pas celle d’une minorité, celle de la religion instituée, mais plutôt le propre de la majorité, l’islam populaire. D’autre part, elle sera assurément celle d’une nouvelle interprétation islamique renouvelant l’exégèse musulmane qui s’est imposée, et ce en revenant au texte coranique et en renversant la primauté de la Sunna, la tradition du prophète, sur le Coran ainsi qu’elle a été interprétée et s’est imposée tout au long de l’histoire. Bien évidemment, cela rouvrira la porte à l’herméneutique coranique qui a fait abusivement l’objet d’une fermeture dogmatique en plein essor de la culture arabe musulmane et ce durant la première période abbasside pour des raisons essentiellement politiques.

Il sera alors aisé de démontrer, comme l’a fait Weber avec son schème motivationnel, que les idées dominantes sont énoncées par la classe dominante. En l’occurrence, la législation musulmane actuellement en usage, héritée du fait de cette fermeture dogmatique, n’a été que le rapport de force d’une époque qui a vu l’échec d’une mouvance rationaliste et le triomphe des traditionalistes en étroite collusion avec des intérêts politiques de classe. Cela a déterminé aussi l’esprit qui a dominé l’interprétation de cette législation dans le cadre figé à l’époque de quatre rites majeurs et l’oubli, à cause de cet aspect de la relation au pouvoir dominant, de nombre d’autres non moins importants.

Plus que jamais, en notre monde de circulation ininterrompue de tout, surtout des idées et des croyances, l’idéologie — y compris religieuse — concerne au fond la communication et la médiation symbolique de l’action. Or, nulle action n’est sensée et rationnelle si elle n’est pas sereine, étant l’extension concrète d’une autoréflexion. De fait, la question qui se pose est de se demander comment un sujet, en l’occurrence le croyant, pose-t-il un objet en face de lui, ici sa foi, comment construit-on le principe de réalité, ici sa pratique de la foi ?

Le recours à Habermas est utile en la matière. Il a caractérisé le genre humain concret comme sujet d’une synthèse; ce qui, comme l’expose Ricoeur, permet de disposer à la fois d’une catégorie anthropologique, et d’une catégorie épistémologique. Ainsi, poser que le travail produit la synthèse de l’objet, n’est pas simplement remarquer le rôle économique de l’activité humaine, c’est aussi comprendre la nature de notre connaissance, la manière dont nous appréhendons le monde.

Parlant en termes spirituels, nous dirons que cela implique de ne pas remarquer que l’aspect apparent du donné religieux, les actes surtout quand ils se veulent spectaculaires, mais aussi ce qui les fonde, la nature de la connaissance de la religion, la manière dont on lit cette religion. Et en cela, la responsabilité la plus grande n’est plus le propre de ceux qui agissent, les nervis salafis, mais bien plutôt de ceux qui théorisent directement ou indirectement leur idéologie d’exclusion, faisant d’une religion de paix et d’amour celle de la guerre et de la haine

Par ailleurs et du moment qu’il s’agit de l’appréhension de notre monde, on n’échappe pas aux enseignements de la psychologie et surtout de la psychanalyse. C’est ce qu’a tenté Habermas aussi qui rappelle Freud et l’advenue du “moi” en lieu et place du “ça”. Pareil passage de l’inconscience à la conscience aboutit à une reconnaissance de soi qui ne se réalise qu’à travers la résolution et la disparition des résistances. Or, comme c’est clairement précisé par Habermas ainsi que l’interprète Ricoeur, le concept de résistance est au coeur de l’idéologie, celle-ci se résolvant en un système de résistance.

Nous le voyons bien avec l’islam dogmatique qui est bel et bien une résistance à tout changement, y compris le moindre, eu égard à un environnement perçu hostile et donc — et la raison ne peut que s’y plier — on ne peut que pratiquer la fermeture à outrance d’une religion menacée, agressée. Cela aboutit aussi à la fermeture totale des yeux sur un refoulé qui revient forcément de temps en temps sous forme de vagues extrémistes.

Réintégration de l’islamisme dans l’islam

Sortir de la conception musulmane actuelle, cette idéologie dominante, pour entrer dans l’utopie islamique aura pour conséquence de ramener dans l’islam l’islamisme qui en est sorti par esprit de révolte contre l’idéologie sclérosée sans apporter la solution adéquate. Celle-ci consiste en un retour à l’islam authentique, mais qui n’est pas celui du texte figé de l’islam, étant plutôt dans l’esprit vivant de ce texte. C’est donc non pas d’une sortie de l’islamisme de l’islam qu’il s’agit, comme d’aucuns y appellent, mais d’une réintégration de l’islamisme dans l’islam authentique pour le sortir de sa fausseté islamiste stérile et contraire à l’esprit islamique.

En effet, voulant retrouver le sens véritable de l’islam, l’islamisme le perd en s’accrochant à l’apparence, ne faisant pas mieux que ceux qui, relevant de l’idéologie musulmane, n’ont fait qu’ergoter selon un texte figé. Or, l’islam est venu comme une révolution mentale, une utopie incarnée, et il le reste dans ses visées, de par l’esprit de ses préceptes.

On a vu d’ailleurs comment Ricoeur, réussissant l’archéologie de l’idéologie, est parti de la surface du concept, où il a repéré la distorsion, pour creuser un peu et tomber sur cette question existentielle de savoir quel sens donner à l’existence d’une pensée déformante générée par la structure des classes. C’est alors qu’il a emprunté à Clifford Geertz le concept d’intégration, l’idéologie se muant en facteur d’identité. Il s’agit bien évidemment, tel que nous l’enseigne la sémiotique, d’un stade éminent de la symbolisation permettant grâce à l’oeuvre de déformation de réaliser un processus de légitimation.

On renoue ici avec Weber et sa conception de l’homme araignée, tissant une toile de significations à laquelle il s’accroche. C’est aussi la force absolue du récit dans la vie des hommes où tout est narration, mythique ou véridique. Il est évident que de la sorte, il a été aisé à Ricoeur de s’éloigner de la conception classique marxiste de l’idéologie avec la distinction entre superstructure et infrastructure, puisque l’infrastructure produit son système symbolique, élément de la constitution fondamentale de l’être humain. Cela lui a permis aussi d’établir le rapport étroit qu’entretient l’idéologie avec la rhétorique, l’œuvre de distorsion de l’idéologie étant moins celle de la communication qu’une rhétorique de la communication de base.

Et c’est ce qui a autorisé à Ricœur de se demander si l’on peut parler d’idéologies en dehors de situation de distorsion, juste par référence à la fonction basique d’intégration. Ainsi pose-t-il la question de savoir dans quelle mesure la fonction d’intégration d’une culture, qui n’est pas contestée par une forme alternative pour produire de l’intégration, nous permet d’y voir de l’idéologie?

Or, nous faisons ici la même chose, mais juste en inversant les données, en ce sens que nous soutenons qu’il nous est impératif de contester le corpus juridique actuel, le legs du droit musulman tel qu’hérité de nos jurisconsultes selon les quatre rites consacrés. Ce faisant, on sera en droit de qualifier ce legs d’idéologie et de pouvoir ainsi prétendre la disqualifier comme étant inappropriée à notre temps et oser y substituer une autre idéologie, au sens propre du mot rappelé ci-dessus, et qui ne serait encore qu’une utopie. Mais à la différence des islamistes, nous ne reprenons pas la même idéologie, quitte à l’altérer; nous en tirons plutôt la substantifique moelle en l’érigeant à son statut originel d’utopie.

Nous relions ainsi intimement l’idéologie à l’utopie ainsi que l’a fait Ricoeur à la suite de Mannheim, puisque ce dernier trouve aux deux notions ce point commun qui est la non-congruence ou désaccord avec la réalité. S’agissant de l’utopie, Mannheim y voit un complexe, non seulement d’idées, mais aussi de sentiments, soit une mentalité où on peut percevoir toute une existence. De la sorte, on ne peut envisager la vie sociale sans une utopie, ce dessein qui structure son imaginaire et qui ne peut pas ne pas exister, au contraire de l’idéologie. Cette réhabilitation de l’utopie chez Mannheim est approuvée par Ricoeur avec quelques réserves qu’il puise dans les idées du socialisme utopique du XIX siècle, notamment chez Saint-imon et Fourier. Il rappelle l’importance du génie individuel aux groupements humains ainsi qu’on l’a vu avec Engels le substituant à la classe.

Évoquant Fourier et son utopie, Ricœur note qu’il est intéressant de relever que l’élément religieux avait pour lui une signification certaine, à la fois négative et positive. Si elle est négative du fait que la religion institutionnelle reste traumatisante avec cette image d’un Dieu se muant souvent en tyran cruel, elle n’en demeure pas moins positive, car la religion s’exprime par le fait que l’attraction est un code divin. L’invocation de Dieu est aussi forte que son rejet. Ricoeur parle lui-même de la nécessaire conjonction du soupçon et de la récollection. Et pareil paradoxe est à relever faisant de Fourier un visionnaire puisque nous assistons à cette ambivalence de la religion en notre postmodernité

Avec Ricoeur, nous ouvrons ainsi au croyant musulman une multitude de portes d’accès à la philosophie de l’islam postmoderne, en proposant des éclairages insoupçonnés sur la façon de croire et sur la foi ainsi que sur l’interprétation des textes sacrés tels que les musulmans pensaient les avoir lus et compris.

L’approche ricœurienne de l’idéologie et de l’utopie nous a ainsi servis de levier pour étayer notre propre théorie de l’idéologie musulmane et de l’utopie islamiste et ce au sens de corpus actuel du droit musulman pour la première, y compris dans sa déclinaison rigoriste, et de lecture rénovée de l’islam en tant que religion des Lumières, pour la seconde, loin bien évidemment de l’acception à la mode du mot islamisme.

En l’occurrence, contrairement à ce que pensent donc certains de nos intellectuels appelant à sortir l’islam de l’islamisme, nous confirmons qu’il nous faut nous employer à le faire rentrer dans l’islam selon cette conception que nous affinerons dans des articles à venir, pour retrouver l’islam des origines, un islam toujours révolutionnaire tout en étant de son temps, soit la religion de la postmodernité.

Je poursuivrai ces réflexions avec encore l’éclairage de Ricœur dans un article à venir; mais ce sera à travers la lecture qu’il fait lui-même d’un autre texte de référence, la thèse incontournable sur l’habitude de Ravaisson, cette intuition fondamentale d’après laquelle il y a un fonds spontané nécessaire et involontaire à la base de la volonté.

Pour ce qui me concerne, cette volonté est celle de la croyance, et je l’applique à ce que j’appelle l’habitude musulmane de croire que j’oppose à la foi islamique, seul acte de foi digne de l’islam des Lumières.

Références :

Sur Paul Ricœur, cf. L’idéologie et l’utopie, Seuil, La Couleur des Idées, Paris, 1997. On en trouve une présentation exhaustive ici : Paul Ricœur, “L’idéologie et l’utopie”

Sur Henry Corbin et l’islam spirituel, cf. par exemple l’excellente préface de son élève Gilbert Durand : La pensée d’Henry Corbin et le Temple maçonnique, au testimonial : Temple et contemplation, Médicis-Entrelacs, 2006.

De Gilbert Durand, maître incontesté aujourd’hui de l’imaginaire, lire notamment : Science de l’homme et tradition, le “nouvel esprit anthropologique”, Paris, Tête de feuilles/Sirac, 1975. Lire notamment le chapitre consacré à l’islam qu’il appelle Homo orientalis.

Sur l’i-slam, cf. ma présentation : Dites bonjour à l’i-slam en Tunisie !

Sur l’article annonçant celui-ci, cf. : La religiosité entre surhomme occidental et surcroyant musulman

Article à suivre :

Foi islamique et croyance musulmane : De la morale à l’éthique ou de l’habitude religieuse