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Le projet final de constitution présenté le 1er juin 2013 – comme pour rappeler le 1er juin 1959, date de proclamation par Habib Bourguiba de la 1ère Constitution, ce qui est en soi une bonne et une mauvaise idées – officialise les grandes lignes du futur régime politique de la Tunisie et, au-delà, d’un nouveau contrat social, à l’issue de près de 16 mois de travail. L’objet n’est pas ici de revenir sur les tribulations d’une Assemblée nationale constituante et de groupes politiques pas toujours enclins à endosser leurs responsabilités historiques, mais de proposer une analyse critique de ce projet. Ce dernier est-il révolutionnaire ? Quel est le poids respectif des institutions, des référentiels et des pratiques passés dans le texte final ? Quelle rhétorique est mobilisée ? Au final, quel type de régime et quel type d’Etat se dessinent à travers ce projet officiel ? Certes, il importe de ne pas fétichiser ce texte performatif suprême, dont l’objectif est de dire la Tunisie en la faisant, i.e. en formalisant les rapports entre gouvernés et gouvernants tout en tentant d’« institutionnaliser la mésentente ». Car une Constitution est davantage une photographie des rapports de forces présents au moment de sa rédaction plutôt qu’un texte qui régulerait idéalement l’articulation des pouvoirs. Cela étant dit, tant au niveau du régime politique proposé, qu’au niveau des droits et des libertés appelés désormais à être inscrits dans le marbre, que dans le rapport des pouvoirs entre eux, le projet de constitution tend à instaurer une suprématie législative rationalisée, au service d’un État de droit mais aussi d’un embryonnaire État providence. Il ne s’agira pas, ce faisant, de décliner et de réitérer le discours attendu et désormais convenu sur le caractère « autoritaire » quand ce n’est pas « totalitaire » de ce projet de constitution. Selon ses détracteurs, il serait en effet proposé – ou, devrait-on dire, imposé – par la coalition au pouvoir, qui représente à leurs yeux un parti fascisant associé à des social-traîtres. Outre que ces propos inconsidérés ne craignent pas le ridicule, la polémique qui agite aujourd’hui les élites autoproclamées « progressistes » ou « modernistes » et certains constitutionnalistes reste peu crédible, dès lors que ses auteurs ne prennent pas le temps d’analyser le texte dans ses dispositions complexes, ni de justifier leurs propos profondément antiparlementaires qui, à la façon de l’arroseur arrosé, rappellent par leurs relents la rhétorique d’extrême droite qu’ils croient débusquer chez leurs « ennemis » islamistes.

Un nouveau régime : le parlementarisme rationalisé

Le texte, donc. Dix titres et 146 articles, le tout en 35 pages. Ce qui fait déjà le double de la constitution de 1959. En rupture avec le précédent, le régime politique proposé est clairement parlementaire, comme le stipule l’article 94 qui énonce le seul principe caractéristique de ce type de régime : « le gouvernement est responsable devant l’Assemblée des représentants du peuple (majlis nuwâb al-sha‘b) ». Le mandat parlementaire est de 5 ans et l’âge minimum pour être candidat est fixé à 23 ans (sans que l’on sache les raisons qui président à la détermination d’un tel seuil). Bien que le Préambule parle malencontreusement de « régime républicain, démocratique participatif » (nidhâm jumhûrî dîmuqrâtî tashârukî), le régime est bien celui de la démocratie représentative, mâtiné d’un dispositif de démocratie directe : selon l’article 49, les citoyens exercent leur pouvoir via des représentants et via le référendum.

Trois innovations supplémentaires révolutionnent incontestablement l’équilibre des pouvoirs. D’une part, on note la disparition de la chambre haute, autrement dit le Sénat. Il s’agit donc d’un retour à un parlement unicaméral, qui prévalait en Tunisie avant la révision introduite par Ben Ali en 2002 et sa « Chambre des Conseillers ». Ce dispositif tend à renforcer le poids de l’Assemblée, dont le pouvoir et les ardeurs ne sont pas temporisés par le contrôle d’une autre chambre. D’autre part, cette disparition se fait au profit de la création de collectivités territoriales élues – seconde innovation – dans le cadre d’une « décentralisation » (lâmarkaziyya, article 13) qui est censée ne pas menacer « l’unité de l’État » mais dont les contours et les prérogatives restent néanmoins flous. Enfin, la dernière innovation réside dans l’apparition d’instances constitutionnelles indépendantes (al-hayyi’ât al-dustûriyya al-mustaqilla), qui entame encore plus l’étendue des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Objets du titre 6, elles sont au nombre de cinq qui sont, dans l’ordre : l’instance des Élections, l’instance de l’Information, l’instance des Droits de l’homme, l’instance du Développement durable et des Droits des générations futures, et l’instance de la Bonne gouvernance et de la Lutte contre la corruption. Bien qu’il faille se réjouir de l’adjonction de ces pouvoirs a priori indépendants qui temporisent l’action du législatif et de l’exécutif, il reste trois ombres au tableau. D’abord, sur la composition de ces instances : leurs membres respectifs ne sont pas élus mais nommés – ce qui réduit fortement leur légitimité – par un pouvoir qui n’est pas précisé par le texte. Ensuite, sur l’étendue des pouvoirs concédés à ces instances : certaines, comme celle des Élections, celle de l’Information et celle de la Bonne gouvernance, ont un pouvoir décisionnel quand d’autres (comme l’instance des Droits de l’homme) se contentent de « contrôler » l’action du gouvernement ou d’un simple pouvoir consultatif (instance du Développement durable). Enfin, dernière source de confusion : l’objet même de certaines instances reste éminemment flou et imprécis. Qu’est-ce que la « bonne gouvernance » ? les « droits des générations futures » ? la « transparence » ?… Autant de points obscurs qui ne concourent pas à établir sereinement la séparation des pouvoirs revendiquée.

Celle-ci est pourtant rappelée formellement dans le Préambule et matériellement par des titres différents. Le pouvoir judiciaire, déclaré « indépendant » par l’article 100 – tout comme la figure du juge elle-même –, fait l’objet d’un titre à lui seul, ce qui n’était pas le cas dans l’ancienne constitution. Aux côtés des tribunaux judiciaires, administratifs et financiers, apparaît un tribunal constitutionnel (article 115), dont les membres sont choisis à parts égales, par l’exécutif, le Conseil supérieur de la magistrature et l’Assemblée. Son rôle est de contrôler la constitutionnalité des projets et des propositions de lois. L’exécutif, quant à lui, est bicéphale. D’un côté, un Président de la République élu au suffrage universel direct pour 5 ans (et pour deux mandats consécutifs au maximum), que le Constituant a souhaité parer d’une légitimité aussi forte que celle des députés et supérieure à celle du Premier ministre. Le candidat doit être âgé de 40 ans au minimum et de 75 ans au maximum, comme sous l’ère Ben Ali. Dans le même temps, ce « rival » à la légitimité incontestable est bridé par l’étroitesse de ses prérogatives. En effet, à l’exclusion de la politique étrangère, de la défense et de la sûreté nationales, ainsi que les prérogatives protocolaires et symboliques (il est le garant de l’unité nationale et veille au respect de la constitution), il n’est pas l’artisan de la politique générale de l’Etat. En effet, hormis pour ce qui relève de ce qu’on pourrait appeler son « domaine réservé », il n’inspire pas cette dernière. Il dispose certes – autre caractéristique du régime parlementaire – du droit de dissolution de l’Assemblée. Irresponsable politiquement, il doit également abandonner toute responsabilité partisane dès sa prise de fonction (article 75), ce qui en fait de facto un homme « au-dessus des partis ». Mais la suprématie de l’Assemblée se manifeste par le fait que le Président peut être l’objet d’une procédure de destitution par celle-ci lorsqu’elle juge qu’il ne respecte pas la constitution, dans des conditions assez compliquées (article 87). Tout au plus ce « rival bridé » se contente-t-il de présider le Conseil des ministres pour les seules questions liées à ses prérogatives, de promulguer les lois, de procéder au référendum pour l’adoption des traités, des lois relatives aux droits de l’homme, aux libertés fondamentales et au statut personnel, de nommer le gouverneur de la Banque centrale (ce qui, au passage, réduit l’indépendance de cette dernière), le mufti de la République et les hauts fonctionnaires de la Présidence et diplomatiques.

De l’autre côté, le projet instaure un Prime minister nommé par le Président et responsable devant lui et l’Assemblée, autrement dit explicitement au service de ces deux instances, mais dans le même temps véritable « cerveau » de l’exécutif. Choisi par le Président de la République parmi le parti ou la coalition majoritaire à l’Assemblée, lui comme les membres du gouvernement ne peut cumuler son mandat avec celui de député et peut faire individuellement l’objet – comme ses ministres – d’une motion de censure, dans des conditions difficiles à mettre en œuvre (1/3 des députés pour en faire la demande, majorité absolue de l’Assemblée pour la valider).

Au final, il semble que le régime dessiné et voulu par les constituants soit celui d’un parlementarisme rationalisé, loin de l’omnipotence parlementaire (nous ne sommes pas dans un régime d’assemblée stricto sensu, puisque les pouvoirs de cette dernière sont formellement limités) et du régime présidentiel. Il y a bien suprématie du pouvoir législatif sur le pouvoir exécutif, mais cette suprématie est temporisée tout à la fois par le rôle du Président de la République et celui du Premier ministre, par les pouvoirs accordés aux collectivités locales, véritable pouvoir élu et enfin par les cinq Instances constitutionnelles indépendantes. De surcroît, l’initiative législative est partagée entre Assemblée, Président de la République et Premier ministre, les projets de lois (émanant des deux derniers) restant prioritaires (article 61). Cette rationalisation bute en revanche sur un point central, véritable défi posé au futur régime : comment celui-ci pourra-t-il fonctionner dans l’hypothèse d’une majorité parlementaire à la couleur politique différente de celle du Président de la République ? Il n’est pas absurde de penser, en effet, que l’enjeu des élections législatives et celui de la présidentielle ne coïncident pas tout à fait, d’autant moins que les champs d’intervention des deux institutions ne se recoupent pas et que la discipline partisane tout comme la structuration même des partis en Tunisie reste encore précaire. Dans l’esprit du Constituant, il semblerait que la « cohabitation » d’un Président et d’un Premier ministre politiquement opposés ne pose pas de problème majeur dans la mesure où leurs prérogatives sont clairement distinctes et complémentaires et, en clair, qu’ils ne risquent pas de « se marcher sur les pieds ». Mais cela suffira-t-il à assurer l’unité de l’État et l’efficacité de l’action publique, à dépasser les clivages idéologiques et politiques qui risqueraient de bloquer l’action parlementaire (les projets de lois présentés par l’exécutif sont certes considérés comme prioritaires, mais rien n’est dit de la priorité du Président ou du Premier ministre par exemple) ? On peut craindre ici un risque de blocage, d’autant plus fort qu’aucun dispositif de régulation de ce type de conflit n’est prévu dans le texte. Au fond, « l’oubli » de ces mécanismes de régulation révèle en creux deux formes d’impensés : d’une part, les constituants s’en réfèrent implicitement à la culture du consensus dont ils espèrent qu’elle pourra, le moment venu, sortir le système institutionnel de telles situations de blocage ; d’autre part, ils ne jugent pas que la stabilité gouvernementale et la majorité parlementaire soient une question primordiale, la question « du moment », à l’inverse de leurs émules français de 1958, obsédés par cette « tare » qui aurait selon eux précipité la chute de la IVe République.

Une révolution silencieuse : vers un État civil et un État providence ?

L’absence assourdissante de la référence à la « révolution » dans le projet a de quoi surprendre. Le terme même n’est mentionné qu’une seule fois (dans le préambule, et sous la formule « Révolution de la liberté et de la dignité »), l’expression initiale, présente dans le second « brouillon » de mars 2013 (« Nous, députés du peuple tunisien, membres de l’Assemblée constituante, élus grâce à la révolution de la liberté, de la dignité et de la justice »), ayant purement et simplement disparu. La devise de la Tunisie n’a, de la même manière, pas été révolutionnée : l’adoption du slogan phare « Travail, Liberté, Dignité nationale » aurait été autrement plus symbolique et fort que le plat et contestable « Liberté, Dignité, Justice, Ordre » (article 4), lequel n’est que le syncrétisme de référents bourguibiens, « novembriens » et révolutionnaires. L’esprit de ce projet de constitution est, au demeurant, pétri de références multiples qui peuvent apparaître comme confuses ou ne formant pas une unité. Le Préambule (dont il est spécifié qu’il est indissociable de la constitution, article 143) et le titre 1 (« Les principes généraux ») mêlent, sans emphase ni enthousiasme, références aux droits universels et à l’inscription de la Tunisie dans le monde arabo-musulman en général et maghrébin en particulier. Les constituants se sont manifestement inspirés du précédent de 1959, en reprenant intégralement le désormais consensuel article 1. Toutes ces caractéristiques rappellent, contre les représentations du sens commun, à quel point « aucune Constitution ne peut être écrite ex nihilo. Les Constitutions sont toujours écrites avec des choses du passé », y compris les constitutions dites révolutionnaires. L’islam reste ainsi officiellement religion d’État (article 141), même si ce dernier est défini comme un État « civil » (dawla madaniyya, Préambule et article 2). Certains, comme le juriste Yadh Ben Achour, y voient une contradiction qui ouvrirait la porte à la possibilité d’instauration d’une théocratie et témoignerait du « double discours » caractéristique des islamistes et leurs alliés. Il paraît toutefois illogique, à la lecture de ce projet, de penser qu’une théocratie puisse être constitutionnellement possible par le seul truchement des articles 1 et 141, car cela serait faire fi de tous les droits constitutionnalisés qui reconnaissent la liberté de croyance, d’opinion, d’expression et d’information. L’atteinte à ce qui fait l’unité et le cœur de ces droits est d’ailleurs explicitement proscrite. De surcroît, deux articles sont rédigés d’une façon qui exclut formellement la religion de la définition du caractère civil de l’État : l’article 2 précise que « la Tunisie est un État civil, qui repose sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la supériorité de la loi » et l’article 6 indique que « l’État est le garant (râ‘iya) de la religion, il garantit la liberté de croyance, de conscience et du libre exercice des cultes religieux. Il est le protecteur des valeurs sacrées (al-muqaddasât) et garant de la neutralité des lieux de culte et de la foi religieuse quant à leur instrumentalisation partisane ».

De façon symptomatique, la quasi-disparition du référentiel révolutionnaire se fait au profit d’une série de vocables dont on identifie facilement l’origine et les auteurs, que sont les innombrables organisations et associations, gouvernementales ou non gouvernementales, chargées d’assister les pays en « transition démocratique ». Ces vocables apparaissent, pour le coup, comme importés et déconnectés de la réalité historique et sociologique tunisienne. La Tunisie serait ainsi une « démocratie participative » (Préambule et article 136), qui lutte pour le « développement durable » et les « droits des générations futures » à disposer des ressources non renouvelables, dans la « transparence » (selon l’article 11, Président de la République, Premier ministre, députés, gouvernement et hauts fonctionnaires sont contraints à déclarer la valeur de leur patrimoine), la « bonne gouvernance » (al-hawkama al-rashîda), la « neutralité » (al-hiyâd, de l’éducation à l’armée en passant par les lieux de culte, les forces de l’ordre et l’administration) et l’accountability (al-musâ’ala, articles 14 et 127). La « propriété intellectuelle » y serait indissociable du droit de propriété, et l’État aurait en charge la protection des données personnelles (article 23). Ces principes ne sont pas en eux-mêmes dénués d’intérêt, en ce qu’ils sont constitutionnalisés et donc opposables à toute initiative de l’État qui leur porterait atteinte : on pense ici au droit au développement durable comme constituant une garantie juridique suprême contre les attaques au littoral ou au paysage, ou au droit de l’Internet. Mais leur formulation apparaît d’autant plus « importée » et artificielle que les références à la révolution ont presque totalement disparu du texte final et qu’aucun contenu concret ne leur est donné par le Constituant.

Du côté des droits, il appartient de se féliciter de l’introduction de droits jusqu’ici inexistants, y compris dans les démocraties dites « avancées ». Les droits-libertés sont, sans surprise, à l’honneur : libertés d’opinion, d’expression, de pensée, de croyance, d’information, de création, de diffusion… se taillent la part du lion. Le bannissement de la torture, morale et physique, est officiellement reconnu (article 22). On le sait, le projet nahdaoui de décréter constitutionnellement la « complémentarité » entre les deux sexes a, comme celui de se référer à la sharia, échoué : l’article 20 proclame l’égalité des deux sexes dans les droits et les devoirs (ce qui contrevient aux dispositions du Code du statut personnel, non évoqué dans le projet, qui instaure l’inégalité en termes d’héritage). L’article 45 va plus loin encore, qui stipule que « l’État garantit la protection des droits de la femme et renforce ses acquis (ainsi que) l’égalité des chances entre la femme et l’homme en ce qui concerne les différentes responsabilités. L’État adopte tous les moyens nécessaires pour éliminer la violence faite aux femmes ». Des droits font leur apparition, qui n’ont vraisemblablement pour fonction que de montrer l’inscription de la Tunisie dans la « modernité » du XXIe siècle. Le droit de propriété est ainsi agrémenté de « droit de la propriété intellectuelle ». Le droit à l’information comprend, dans le même ordre d’idée, un droit à l’accès aux informations et un droit de rectification. On peut se réjouir que les libertés académiques et de la recherche aient été constitutionnalisées (article 32), ce qui n’est pas le cas même dans les pays démocratiques « avancés », la France en tête. Un très polémique « droit à la vie » (article 21), caractérisé comme « sacré » et auquel il ne peut être porté atteinte « qu’en cas de force majeure précisé par la loi », vient jeter le trouble quant à une éventuelle remise en cause du droit à l’avortement, mais peut également être interprété comme le fondement juridique d’un possible bannissement de la peine de mort.

Il ne faut pas, selon moi, sous-estimer l’étendue des droits économiques et sociaux, lesquels ne sont pas comparativement ni significativement moins nombreux que les droits-libertés et représentent une innovation fondamentale par rapport à la constitution de 1959 qui n’en reconnaissait aucun. Les revendications caractéristiques de la révolution viennent d’abord se loger dans les références à la justice sociale et à l’équilibre régional (Préambule et article 12). Surtout, parce que le droit au travail est officiellement proclamé (« Chaque citoyen a le droit au travail », stipule l’article 39), que l’assistance sociale (en termes de couverture des soins médicaux, article 37), notamment aux plus démunis est constitutionnalisée, et que le devoir de s’acquitter des impôts et des cotisations sociales figure dès l’article 10, il n’est pas excessif de voir dans ce projet de constitution des éléments qui pourraient constituer le socle d’un État providence digne de ce nom, préfigurant une « société de semblables ». Même si la reconnaissance de la « jeunesse » comme une « force active dans la construction de la nation » (article 8) n’engage en soi à rien de concret, elle induit cependant l’obligation pour l’État d’offrir les « conditions nécessaires au développement de (ses) potentialités » (ibid.). L’État pourvoit ainsi aux citoyens et aux citoyennes les « moyens de mener une vie digne » (article 20). De la même manière, le fait que le « droit à la santé », le « droit à l’éducation », le « droit à la culture » comme le « droit à l’eau » et le « droit à un environnement sain et équilibré » fassent l’objet d’articles en eux-mêmes, ne doit pas être mésestimé : la constitutionnalisation d’un droit entraîne sa reconnaissance comme relevant de l’autorité de l’État et implique de facto l’impossibilité d’une privatisation en l’érigeant en service public. Ce constat apparaît d’autant plus fortement que la liberté d’entreprise n’est, en tant que telle, pas reconnue, à l’inverse du droit syndical et notamment du droit de grève qui sont garantis par l’article 35, tout comme le droit de manifester pacifiquement (article 36), ce qui en soi constitue une avancée inestimable.

Sans fétichiser le texte juridique suprême et sans y voir non plus l’expression d’une « main invisible » projetant subrepticement l’instauration future d’un « Tunistan » fantasmé, il est donc possible, au-delà de la confusion polyarchique introduite par le Constituant, d’entrevoir dans ce projet de constitution quelques principes en rupture avec le régime passé, dans le domaine des droits et des libertés comme dans le domaine de ce qui peut apparaître comme un État providence en gestation. Mais il est important de souligner un point cardinal : sans institutions et dispositifs annexes, sans contre-pouvoirs forts et garantis, sans procédures stabilisées permettant d’institutionnaliser et d’organiser le dissensus et le conflit, ce texte aussi suprême soit-il risque de rester lettre morte ou, en tous cas, incapable à lui seul de garantir la démocratie politique et sociale à laquelle aspirent tant de Tunisiennes et Tunisiens.