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La tombe de Mohamed Brahmi aux côtés de celles de Salah Ben Youssef et de Chokri Belaid. Crédit image : Amine Boufaied – www.nawaat.org

Mohamed Brahmi, fondateur du « Attayar Achaâbi » et leader du Front populaire, a été assassiné le jour de la fête de la République, jeudi 25 juillet 2013 à 13 h, par balles devant son domicile de Tunis. Cet assassinat est le troisième du genre après ceux de Lotfi Nagdh et de Chokri Belaïd, tué également par balles en février devant chez lui.

Selon les déclarations de Mohsen Nabti, membre du bureau politique du Front populaire, le corps de Mohamed Brahmi a été criblé de balles devant son épouse et ses enfants. La télévision officielle « Watanya 1 » a précisé que le député avait été abattu par 14 balles tirées à bout portant par des inconnus. En effet, depuis presque une année, la Tunisie n’en finit pas d’être traumatisée par la résurgence systématique de violences de toute sorte, qui elles-mêmes engendrent une terrible dynamique de la haine.

Beaucoup d’observateurs ont commencé à parler des transformations qui marquent les pratiques socio-politiques dans la Tunisie postrévolutionnaire. Mais en même temps, ce qui frappe les esprits, c’est le fait que ces changements dans les mécanismes de la violence ont lieu dans un contexte qui se veut de plus en plus pacifique et pacificateur.

Actuellement, une curieuse cohabitation s’installe : d’un côté, une frénésie de violence auto-régénérée alimente et perpétue la peur comme facteur de déstabilisation ; et d’un autre côté, l’obsession sécuritaire conduit à des politiques uniquement vouées à lutter contre la peur de la violence. En réalité, les changements survenus dans les pratiques de la violence ne conduisent-ils pas à une dégradation profonde de notre rapport à la vie politique ? Il semble en effet que se produise quelque chose d’analogue à une élémentarisation du rapport à la politique.

Ce glissement dans notre quotidien postrévolutionnaire cultivera l’éloge des vertus guerrières dans une société longtemps connue pour son pacifisme. La « conquête » de l’espace public était indissociable des combats et périls physiques qu’elle faisait encourir. Mais cet « éloge » de la violence, si présent dans la scène socio-politique tunisienne postrévolutionnaire, ne se réduisait pas à des significations purement politiques, car la réalité sociale joue un grand rôle dans le développement de l’agressivité et de l’agression. Et pourtant, il n’est pas facile de définir, du point de vue sociologique, la notion de violence.

La difficulté proviendrait peut-être de ce qu’elle ne se laisse pas saisir comme objet de réflexion et d’étude d’un point de vue objectif. Bien qu’il soit difficile de la définir à un niveau général, la sociologie peut tout au moins expliquer la violence politique en rapport avec le système dont elle est un produit. Souvent, le système politique qui ne repose pas sur la « légitimité populaire » est constamment guetté par l’irruption d’une violence, durable ou éphémère, qui peut être fatale au régime et à son personnel. Mais un tel système peut aussi avoir les capacités pour maintenir la violence à un niveau très bas.

Aussi, la question est de savoir comment et pourquoi, à un moment donné, un système jusque-là relativement stable connaît une violence collective généralisée. Autrement dit, pourquoi la vie politique tunisienne connaît la violence que rapporte notre quotidien. Assurément, dans tout système politique, il y a des groupuscules portés à la violence, que ce soit dans les systèmes à « légitimité électorale » ou dans les autres. Mais cette violence serait suicidaire si elle n’avait aucune chance d’attirer à elle un grand nombre, et si elle n’avait aucune chance d’arriver à son but. Il est donc utile d’expliquer comment et pourquoi une conduite politique violente, prônée par un groupuscule minoritaire dans sa famille politique, attire à elle des tendances jusque-là modérées.

Autrement dit, la sociologie s’intéresse aux causes sociales et politiques qui font que la violence devient aux yeux d’un grand nombre, sinon d’une majorité, un moyen normal de régler un conflit, ou encore un moyen normal de lutte. C’est pourquoi le sociologue ne parle de la violence qu’en parlant de ses causes sociales et politiques, et de la dynamique conflictuelle qui la porte et qui lui donne son ampleur. De ce point de vue, la violence politique est un conflit qui dégénère dans l’utilisation de la force brute pour porter atteinte physiquement à l’adversaire, jusqu’à ce qu’il accepte les conditions qu’il refuse tant qu’il se sent en mesure de les refuser.

Le verbe « dégénérer », dans cette définition, n’a pas un contenu normatif. Car la violence, dans son principe, est condamnée par tous les acteurs qui se disent être obligés de l’utiliser et d’y avoir recours, soit pour faire triompher ce qu’ils pensent être juste, soit pour obtenir ce qu’ils estiment être leur dû. C’est seulement dans cette perspective que le sociologue est en mesure de parler de la violence comme un phénomène appartenant au système politique ordonné autour de la lutte pour le pouvoir.

Ainsi, pour comprendre le sens profond de la violence politique, il faudra avoir recours à la notion de « rupture », telle qu’elle a été utilisée par l’école sociologique française, qui dégage deux types de systèmes politiques : l’un monopoliste et l’autre pluraliste. Ainsi, la rupture advient quand le système n’obéit plus à sa propre logique ; c’est-à-dire que la rupture politique peut survenir lorsqu’un système politique ne respecte pas les règles qu’implique sa propre dynamique. De cette règle générale découlent des règles particulières liées au cas tunisien :

A) Toutes les élites qui ne sont pas directement issues du pouvoir et qui ne dépendent pas de lui sont détruites afin qu’elles ne se cristallisent pas autour de centres autonomes ;

B) Décourager tout esprit d’initiative et d’innovation parce qu’il risque constamment de modifier le rapport de forces à l’intérieur du système ;

C) Imposer une idéologie officielle pour entretenir une unanimité et s’opposer à toute spéculation qui susciterait une opposition.

Dans ce contexte difficile, les intellectuels et les penseurs tunisiens ne peuvent assurément pas changer la scène politique. Mais ils peuvent contribuer à retenir notre société de glisser de la léthargie au coma politique. À la lumière de ces vrais défis, qui exigent de vraies actions, on peut noter que le temps est venu pour que l’élite tunisienne se montre à la hauteur des espoirs des peuples et de faire justice à leur potentiel culturel et politique.