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La frange underground des festivaliers est révolutionnaire. Ou, dirais-je plutôt, elle le pense. A une certaine époque, c’étaient les « hardous », dérivé de hard, les amateurs de hard rock, de métal et de métal satanique qui étaient révolutionnaires. Aujourd’hui, les hardous n’existent plus. Ils ont laissé la place ou se sont transformés en fans de reggae, de funk, de musique électronique, de rock indé, de nouvelle scène musicale française et de musique du monde, pour faire la révolution.

Mais cette frange a une particularité qui la rend aussi subversive qu’une vieille grand-mère grabataire. A la fois totalement éloignée de ses racines arabo-musulmanes, auxquelles elle ne croit plus parce qu’elle les considère comme étant dépassée dans un monde occidentalisé et globalisé, et culpabilisant de cet éloignement, elle sombre dans une équation hypocrite.

Dans les festivals de musique, elle trouve que c’est exotique d’écouter une voix scander un texte en arabe littéraire sur fond de musique électronique. C’est passionnant, nouveau, séminal, mystérieux, inédit. Elle est à la fois moderne et archaïque, cette parole ancestrale et lointaine qui vient du fin fond de l’Orient se mélanger au summum du postmodernisme musical.

Elle devient très belle, cette langue passée de mode qu’ils snobaient, lorsqu’elle se mélange, à présent, à du rap. Ils s’entichent de la beauté du texte malgré le fait qu’ils ne comprennent pas vraiment ce qui se dit. Le vocabulaire étant trop compliqué, ils ne s’occupent pas réellement du sens parce que soit ils n’ont pas de dictionnaire arabe, soit ils ont la flemme de s’ennuyer à voir dans un dico. Ils ont une impression très enthousiaste sur le Liban et la Syrie, pays où des jeunes très cultivés et engagés font des trucs formidables avec la langue littéraire, celle du Coran. Ils la font revivre avec talent, ces jeunes qui ont su assimiler leur culture au sein de la modernité, contrairement aux Tunisiens brutaux ! Et qu’est-ce qu’ils sont mignons lorsqu’ils viennent se remuer dans des concerts en chantant l’arabe classique.

Leur posture, leur coiffure, leurs habits, tout en eux est tellement arabo-rebelle, sans être adolescent ni hypocrite ! S’ils ont choisi de chanter en arabe littéraire, c’est qu’ils sont dans un mouvement de refus de l’acculturation et un retour-aux-sources éclectique qui brasse les cultures pour produire une musique authentique !

Les festivaliers underground aiment bien se ressourcer, mais seulement lorsque c’est facile. Malgré une recherche vestimentaire sémiotiquement fouillée, ils ne veulent pas faire trop d’efforts sur ce qui est de l’ordre de la réflexion. C’est plus simple de voir un Libanais chantant un délire mystique incompréhensible sur scène que de s’évertuer à lire Moutanabi. Et puis pourquoi lire Moutanabi, alors que celui-ci ne brasse pas les cultures dans le cadre d’un spectacle époustouflant sur scène ? La musique live permet de communiquer avec l’artiste, d’entrer en extase avec le public environnant et de se sentir voler dans les étoiles de l’art sans trop savoir pourquoi.

Il y a quelque chose de mystique dans ces événements musicaux communautaires. Ces artistes sont adorables, dans le sens fort du terme, mais on ne peut pas et on ne veut pas expliquer pourquoi. Et puis d’abord, quelle est la raison qui fait qu’on cherche toujours un pourquoi à la jouissance esthétique ? C’est pédant et agressif cette manie de toujours vouloir décortiquer l’art ! Les jeunes festivaliers condamnent l’élucubration analytique, les labyrinthes philosophiques, les dissections herméneutiques. Leur parti pris hédoniste est celui de la jouissance passionnelle immédiate qui se méfie du cérébral comme de la peste. Le cérébral tue l’art.

Dans cette perspective, la lecture est de plus en plus abandonnée par les festivaliers. Leurs domaines de prédilection sont le cinéma, la musique et le théâtre, domaines prolixes en festivals internationaux qui distribuent des prix. La philosophie et la littérature n’émeuvent plus parce qu’elles ne contiennent pas cette étincelle de folie percutante qu’on peut voir dans un spectacle ou un film. Y a-t-il jamais eu un festival de philosophie ? C’est bien la preuve que c’est une discipline austère et « individualiste ».

La lecture les intéresse, bien entendu, parce qu’elle ouvre sur des idées qui ne sont pas complètement stupides, mais ils avouent qu’ils ne sont plus émoussés par la production actuelle, qu’ils n’ont plus le temps de lire les classiques, même s’ils en ont envie. Tout cela demande beaucoup de concentration, alors qu’ils n’ont plus le temps, occupés qu’ils sont par leur travail lié généralement à la communication, domaine qui leur permet d’être connectés à la sphère culturelle. Ils diront, avec l’esprit de dérision et d’autodérision qui les caractérise, qu’internet les débilise et que la philosophie peut se trouver partout : chez un vieux marchand de légumes tout comme dans un film de Tarantino.

En réalité, ils se ruent sur le spectacle parce que cette matrice rassurante permet d’oublier leur incapacité à comprendre l’abstraction inhérente au monde des idées véhiculées par des mots. Ils tendent à goûter à l’art avec facilité, à y entrer par la porte la plus facile d‘accès, sans s’ennuyer à résoudre les énigmes du sphinx de la réflexion. Peu leur chaut les mots, le vocabulaire et toutes les théories de l’histoire des idées. L’envie de lire s’éteint en eux au fur et à mesure qu’ils découvrent que les livres, c’est démodé, que le papier, ça le fait plus. On est quand même dans l’ère de l’image !

La société du spectacle, les festivaliers la trouvent très enrichissante et pleine de vie, contrairement à ce qu’en disait cet aigri prétentieux de Guy Debord. Lorsqu’ils se trouveront en difficulté dans une discussion « intello », ils citeront Mille Plateaux de Gilles Deleuze en disant qu’ils l’ont trouvé très intéressant et le tour est joué. La séduction s’opère. Pas besoin de grandes théories pour impressionner ses auditeurs autour d’un verre, avec Nina Simone ou Marcel Khalifa en fond sonore. Et surtout pas besoin de comprendre Deleuze. La courte citation permet de s’inscrire et d’avoir une carte d’accès à une communauté bien définie où la connaissance des noms des philosophes compte bien plus que celle de leurs idées fondamentales : cette communauté est communément appelée, parfois péjorativement : « les intellos ».

Cette tendance anti-intellectuelle implique le sévère bannissement de tout débat sérieux. A chaque fois que l’on veut réfléchir, pousser l’autre à réfléchir, demander des références exactes ou développer en profondeur une idée, on est mal vu. On devient louche et infréquentable pour peu qu’on s’échappe d’un certain scénario discursif clos ; en l’occurrence essayer de dire des choses drôles, faire des références à des dessins animés, des séries télé intelligentes, à de la musique engagée, évoquer l’art dans ses manifestations les plus abordables et adorables.

Voilà le niveau que recherchent les festivaliers. Et puis, de toute façon, dans les festivals, la dernière chose à laquelle on pense, c’est discuter sérieusement d’art ou des œuvres consommées. Par exemple dans certains festivals de cinéma qui se déroulent généralement l’été dans des petites villes, nous aurons des festivaliers invités qui viendront éclairer les lieux de leur présence anticonformiste. Mais lorsqu’ils y sont, ces gens n’ont aucune curiosité de voir des films ni de communiquer leurs passion aux autochtones. Leur anticonformisme est une perle rare inaccessible au peuple vulgaire, qu’ils adorent par ailleurs dans d’autres situations, par populisme. Ils restent entre eux, embourbés dans la mondanité de ces rencontres brumeuses.

Car il faut le dire, le festivalier est mondain, il aime bien rencontrer les mêmes gueules qu’il fréquentait à la capitale, ça le rassure, ça le réconforte dans son appartenance prestigieuse à la folle communauté des artistes, ça l’affirme dans sa position sociale singulière. Même quand il est dans un sit-in dont les causes tragiques ne méritent aucune frivolité, ils n’hésitent pas à se saluer ostensiblement.

Et quand on voit que les festivaliers investissent massivement le sit-in du Bardo avec la même nonchalance et la même mondanité que celle qu’ils auraient montré dans un concert à Carthage, quand on pense que pour équilibrer cet élitisme, les organisateurs sont obligés d’employer la démagogie religieuse, on se dit que du chemin reste à faire pour que ce genre de manifestations cruciales soient dignes.