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Menace d’un scénario à l’algérienne, implication d’Aqmi ou d’Ansar Al-Charia, de nombreuses interrogations sont soulevées suite aux récentes attaques terroristes en Tunisie. Alaya Allani, historien tunisien spécialiste des mouvements islamiques, et Fabio Merone, chercheur italien en histoire islamique pour la Fondation Gerda Henkel, répondent aux questions de Nawaat.

Vers un scénario algérien ?

Les dernières attaques terroristes en Tunisie, notamment à Jbel Chaambi, ont propulsé sur le devant de la scène les inquiétudes d’un risque d’engrenage similaire à celui de la sombre décennie terroriste en Algérie, durant les années 1990. Des similitudes dans les modes opératoires – opérations en embuscade, vols d’uniformes militaires et méthode d’assassinat d’une grande violence – ont notamment été notées. Le 6 mai 2013, le journal « Al Chourouk » avait par exemple affirmé que des sources sécuritaires lui avaient indiqué que les organisations djihadistes entreraient dans une phase de liquidation physique des forces sécuritaires et des personnalités médiatiques, suivant le scénario algérien des « années de braise ».

Une prévision que réfute Fabio Merone, affirmant que le contexte régional et géopolitique est totalement différent. Si, au début des années 1990, la communauté internationale n’était prête à accepter aucune forme de gouvernement islamique, aujourd’hui ce serait exactement le contraire : « Les Américains soutiennent l’islamisme démocratique. »

Le chercheur italien souligne également une prise de conscience élevée de la réalisation de la révolution, particulièrement des principes de liberté et de démocratie, et estime que la raison majeure de l’improbabilité d’un tel scénario réside dans le fait que :

« La détérioration terroriste de la situation en Algérie était la conséquence d’un coup d’Etat militaire d’un côté et de l’absence d’une culture islamique démocratique de l’autre. Aujourd’hui en Tunisie, nous avons un parti islamique démocratique (Ennahdha) au gouvernement et une scène publique où toute forme d’Islam peut s’exprimer librement. »

Ajoutant :

« Il n’y a pas vraiment de justification pour qu’un groupe islamique, quel qu’il soit, commette une action terroriste. »

L’universitaire Alaya Allani estime notamment que les islamistes n’ont pas subi de persécutions violentes comme en Algérie, avec une confrontation entre les terroristes et le pouvoir, précisant :

« En Tunisie, nous n’avons pas le problème du Front islamique du salut (FIS).»

Si l’historien tunisien souligne que les djihadistes algériens et tunisiens partagent la même philosophie d’une instauration d’un Etat islamique et de l’application immédiate de la chariaa, il met également en exergue les différences géographiques (terrains montagneux escarpés en Algérie) et sociales entre les deux pays.

« Les djihadistes tunisiens n’ont pas ce que l’on peut appeler une base sociale, au contraire des djihadistes algériens, qu’une bonne partie des partisans du FIS soutenait à cette époque. »

Une position partagée d’ailleurs par Mathieu Guidère, spécialiste français des mouvements terroristes, qui dans le journal français « Le Nouvel Observateur », le 30 juillet 2013, alertait cependant les autorités tunisiennes du réel danger de la situation:

« Un scénario à l’algérienne est pour l’instant peu envisageable, car les terroristes n’ont pas l’assise populaire qu’ils avaient en Algérie. […] Mais les terroristes occupent bien le Mont Chaâmbi […] Si le gouvernement tunisien ne met pas en place une stratégie sérieuse, réelle et globale pour cette région, […] je crains effectivement que dans les prochains mois la zone ne devienne un foyer à l’algérienne. »

Des cellules d’Al-Qaida se sont installées depuis quelque temps en Tunisie, où elles ont trouvé des connections avec leurs homologues algériens et tunisiens, ainsi qu’avec des groupes djihadistes en Tunisie. Si l’on ajoute le nombre d’armes, d’autant plus important qu’il est inconnu par le Premier ministre lui-même, circulant en Tunisie depuis les frontières avec la Libye et l’Algérie, particulièrement poreuses, la menace ne doit également pas être sous-estimée, d’après Alaya Allani :

« La Tunisie est passée d’une terre de prêche à une terre de djihad.»

La Tunisie, nouveau front pour Aqmi ?

Dans la même interview, Mathieu Guidère affirmait également : « La Tunisie est devenue un nouveau front pour Aqmi. ». De nombreux doigts accusateurs sont pointés vers la cellule d’Al Qaida au Maghreb Islamique (Aqmi). Pourtant, ces derniers n’ont toujours pas revendiqué ou rejeté la responsabilité des dernières attaques. Par ailleurs, Aqmi a rendu publique une vidéo, le 21 mai 2013, où Cheikh Ahmed Abou Abdel Ilah Al Jijli dédouane l’organisation des attaques terroristes précédentes à Jbel Chaambi, procédure assez inhabituelle de leur part.

Pour Fabio Merone, l’implication d’Aqmi en Tunisie viendrait d’une théorie selon laquelle l’organisation djihadiste tenterait de se développer de l’Algérie vers la Libye et la Tunisie, stratégie facilitée par la situation post-révolutionnaire.

S’il admet qu’une « certaine communication puisse être possible », le djihadisme étant un mouvement international, le chercheur affirme néanmoins qu’ :

« Il s’agit d’une préoccupation partagée par les ‘think tanks’ américains spécialisés dans l’évolution d’Al-Qaïda. Cela n’a cependant pas été prouvé jusqu’à maintenant. Et il est très peu probable de trouver un lien stratégique entre eux et les groupes salafistes tunisiens. »

Alaya Allani estime pour sa part que de nombreuses interrogations subsistent sur cette question :

« On peut considérer l’attentat contre les militaires à Jbel Chaambi comme une réaction contre l’arrestation du leader terroriste Kamel Ben Arbia, mais il est également possible qu’il n’y ait pas vraiment de connexion. »

L’historien explique ainsi que, dans l’activité des ces cellules terroristes, on trouve parfois une relation d’adoption de la part d’Aqmi de certaines actions. Et parfois des cellules qui travaillent pour leur propre compte. En somme, la possibilité également d’une sorte de collaboration synergique entre les différentes cellules terroristes.

Selon lui, il ne faut pas oublier également que certaines :

« Cellules djihadistes sont infiltrées par plusieurs services de renseignements étrangers, et peut-être d’autres services de renseignements. »

Les transformations régionales dans le nord de l’Afrique et l’Afrique subsaharienne (départ des djihadistes du nord du Mali notamment) ont également une influence sur ce qu’il se passe en Tunisie. Des propos rejoints par ceux de Mathieu Guidère, qui affirmait que si les terroristes ayant tué les militaires tunisiens à Jbel Chaambi provenaient de différents groupes;

« il y a d’abord des membres d’une des cellules de la brigade “Tarik ibn Ziad” , qui était dirigée par Abou Zeïd, un des chefs d’Al-Qaïda au Maghreb islamique tué dans l’intervention française au Mali. […] Une trentaine de personnes a fui, il y a six mois, le nord du Mali vers la frontière algéro-tunisienne et a rejoint un certain nombre de salafistes tunisiens qui étaient déjà en train de s’installer dans ces montagnes du Mont Chaâmbi. »

L’absence de revendication des attentats

La question de l’absence de revendication des ces attentats, notamment de la part d’Aqmi – fait inhabituel –, attisent de nombreuses supputations. L’enseignant tunisien considère pour sa part qu’ :

« Il s’agit peut-être d’une nouvelle tactique d’Al-Qaida, qui ne déclarerait pas ses actions par calcul stratégique. »

L’organisation terroriste pourrait donc avoir à y gagner en semant la confusion et la zizanie, provoquant ainsi un climat de peur généralisée et essayant notamment de faire échouer la transition démocratique. Il serait également possible que les cellules dormantes d’Al-Qaida en Tunisie ne soient pas assez puissantes, et qu’Aqmi veuille laisser le temps à ces cellules de s’organiser de nouveau. Sans oublier son autre agenda : l’instauration d’un émirat islamique. Mais si les djihadistes considèrent peut-être qu’ils peuvent mener cette politique plus librement sur le territoire libyen, Alaya Allani considère que :

« Pour la Tunisie, je ne crois pas qu’Al-Qaida puisse arriver à créer un émirat islamique. Mais elle peut déstabiliser la situation pour le profit de quelques partis ou mouvements. Ca peut entrer dans le calcul des djihadistes. »

Ansar Al-Chariaa

Qu’en est-il d’Ansar Al-Charia, l’organisation salafiste tunisienne si souvent pointée du doigt ? L’enseignant universitaire tunisien ne pense pas que les dernières actions terroristes puissent être directement imputées à Ansar Al-Charia.

« Ils procèdent par confrontation contre la police, comme les opérations de Douar Hicher, Cité Ettadhamen, etc. Par contre, une opération qualitative comme le carnage à Jbel Chaambi me semble peu probable. Cependant, les relations entre Ansar Al-Chariaa et les cellules dormantes d’Al-Qaida ont sans aucun doute existé dans les événements de Chaambi. Mais ils ne possèdent pas le professionnalisme nécessaire pour ce type d’opérations. Il n’y en a pas trace en tout cas. »

Fabio Merone, dont les travaux soutiennent notamment la thèse du salafisme en tant que mouvement social, va plus loin :

« Mais le mouvement salafiste djihadiste tunisien – en particulier Ansar Al-Charia –, a un agenda tunisien spécifique, et n’est pas stratégiquement intéressé par le style ancien des actions d’Al-Qaïda. On peut dire le contraire : Ansar Al-Charia est en train de changer le mouvement djihadiste international. Cela prouve que, dans un contexte tel que le contexte tunisien, dans lequel ils ont la liberté de prédication, cela n’a pas de sens d’agir dans un djihad violent. »

D’après le chercheur italien, ils préféraient ce que Mohammed al-Maqdassi avait déjà développé comme le jihad At-Tamkin, le « daawa » au lieu du « qital ».

« Ceci est très important, et c’est la raison pour laquelle même Al-Qaïda, même Zawahiri, a clairement fait savoir à tout le monde que la Tunisie ne doit pas être touchée, et que le mouvement Ansar Al-Charia doit avoir l’opportunité de se développer d’une manière non-violente. Ceci explique également la vidéo à laquelle vous faites référence. Il n’y a pas d’intérêt pour Aqmi à être impliqué dans une quelconque action en Tunisie. »

L’approche des prochaines élections a pu également influer sur cette vague d’attentats terroristes en Tunisie, comme le soutient Alaya Allani :

« C’est-à-dire que maintenant l’Islam politique est en crise. Il est très fort probable que le mouvement Ennahdha ne sera pas le premier dans les prochaines élections ; dans les derniers sondages, il n’enregistrait que 12% à 15% des intentions de votes. Ce qui ne rassure pas les djihadistes, qui voient dans cette décadence de l’Islam politique une menace dans leur existence. Tout en se rapprochant des élections, ils font des attaques terroristes. »

L’historien n’a pas de doutes concernant le meilleur outil pour lutter contre cette vague de violences :

« Seule la démocratie peut anéantir le terrorisme », ajoutant qu’après deux ans d’observation et d’analyse de la Tunisie post-révolutionnaire, le constat est sans équivoque : « L’islam politique est antidémocratique. »