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Alors que la Tunisie traverse sa transition démocratique avec un esprit partisan contraire à la lettre et à l’esprit de la révolution du 17 décembre 2010, majorité islamiste et opposition laïque se trouvent aujourd’hui dans une impasse institutionnelle. Des voix s’élèvent parmi la majorité pour demander l’arbitrage de l’UGTT ; d’autres parmi l’opposition la considèrent comme un partenaire à part entière dans le jeu politique tunisien.

L’UGTT serait-elle apte à jouer ce rôle de médiation, comme le souhaite le Cheikh Rached Ghannouchi, président de la Nahda, qui exerce depuis le 23 octobre 2011 le pouvoir gouvernementatal et constituant ?

Quels sont les dessous de cette demande de médiation ? Quelles conséquences sur l’UGTT et sur le le paysage politique de demain si l’UGTT accepte d’être un arbitre entre les partenaires politiques ?

Et que pense la centrale syndicale de cette nouvelle «  prérogative », consistant à jouer une neutralité entre les contradicteurs et les autres partis politiques de l’opposition ?

Pour y voir plus clair, et décoder la demande de Monsieur Ghannouchi, nous serons amenés à faire à un peu d’histoire sur la place de l’UGTT dans le système institutionnel tunisien, avant de venir à décoder le langage de la Nahda et de l’opposition quant à la possibilité de faire de l’UGTT un arbitre, puis de conclure sur le pourquoi du refus de l’UGTT de jouer ce rôle.

L’UGTT au fil du temps

Née en 1946, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) est, dans une certaine mesure, le prolongement de l’ancienne Confédération générale des travailleurs tunisiens (CGTT), créée à l’instar de la CGT française d’obédience communiste, par Mohamed Ali El-Hammi [1], dont les méthodes de travail, faites de contacts directs avec la classe ouvrière un peu partout dans le pays et dans les principaux ports par lesquels partaient les matières première tunisiennes en direction de la métropole, avaient marqué le jeune militant Habib Bourguiba, à telle enseigne qu’il vouait une admiration particulère à cet homme.

« Ainsi, Bourguiba n’hésita pas à s’emparer par la force de la IIème CGTT, créée en 1937, dont les fondateurs entendaient préserver l’indépendance de leur organisation par rapport au parti. L’opération, si elle fut fatale à la CGTT [2], permit néanmoins au Néo-Destour d’étouffer une organisation qui échappait à son contrôle », estimait Michel Camau à juste titre.

Avec Farhat Hached, la centrale syndicale, tout en parvenant à sauvegarder son autonomie et « en orientant son action en fonction du primat de l’indépendance, devait néanmoins collaborer très étroitement avec le Néo-Destour ». Ainsi, l’UGTT, qui devait subir depuis 1947 les foudres de l’administration coloniale, reléguée dans les montagnes du nord-ouest de la Tunisie et même dans les secteurs urbains par les fellaghas et les résistants clandestins, qui organisaient la paralysie des installations électriques, des barrages, des routes et des chemins de fer, avait montré qu’elle était d’une force redoutable d’action et de mobilisation sur le terrain.

Le poids de la répression sanglante s’abattait sur elle à la mesure de son autorité, de son efficacité, et de son combat sans concession. « L’UGTT eut donc à subir une série d’épreuves de force, dont la plus terrible fut celle du 5 août 1947, où à la suite de heurts avec le service d’ordre, à l’occasion d’une grève professionnelle à Sfax, elle perdit une trentaine d’ouvriers fauchés par le feu des tanks et des armes automatiques.

Depuis, l’UGTT en a vu d’autres : fusillade à Djebal Djeloud, fusillade à Potinville, fusillade à Enfidhaville, etc. Mais elle en est sortie plus forte, plus aguerrie, plus décidée. Parce qu’elle était convaincue de la justesse de sa cause qui, du reste, n’était pas seulement d’ordre professionnel, comme c’est le cas en général en temps de paix. Non : elle avait d’autres objectifs, on l’a dit, plus nobles et plus importants qu’une simple revendication de type matériel. Elle menait un combat digne des grands mouvements de libération nationale, pour l’indépendance du pays » [3].

« L’UGTT est restée au cotés du peuple, dans le malheur, en l’absence des leaders politiques réduits au silence ; elle a constamment fait entendre la voix du peuple dans le monde, fermement convaincue que la classe ouvrière tunisienne fait partie intégrante de la nation, et que la libération sociale ne peut se concevoir que « dans et par la libération politique du pays » [4].

L’UGTT au cœur de l’État

Après l’indépendance, l’UGTT devait prendre une grande part dans le débat national et dans le développement institutionnel et économique du nouvel État issu de la colonisation, pour bâtir la Tunisie nouvelle après avoir payé un lourd tribut par la perte de ses hommes, dont Farhat Hached, qui avait mené un combat à l’instar de Nelson Mandela et de ses militants valeureux. Elle avait néanmoins subi les mauvaises humeurs d’un Habib Bourguiba vieillissant, pour qui les flagorneurs et l’entourage constituaient un rideau d’ignorance, et parfois même de voltes faces.

Cela empêchait le Zaïm de juger avec rationalité la réalité du pays légal et sa rupture avec le pays réel, à telle enseigne qu’il agissait avec ses principaux soutiens comme au temps de la colonisation. La disgrâce, puis l’emprisonnement de deux secrétaires généraux de la centrale syndicale, Monsieur Ahmed Ben Salah, père de la réforme scolaire, dont les petits écoliers occupent aujourd’hui les avant-postes de la République et de l’administration active de la Tunisie, et Monsieur Habib Achour, éternel fidèle de la ligne de Bourguiba pendant les moments de déflagration nationale. Le premier « pour l’échec de la première expérience collectiviste, sabotée du reste par ses adversaires politiques et idéologiques, avant de glisser sur l’huile de Ouerdanine » [5] ; l’autre « lors de la grève générale du 26 janvier 1978, que, étudiant à l’ENA à l’époque, j’ai pu voir de mes propres yeux, et vivre le poids de la répression sanguinaire contre les syndicalistes et contre le petit peuple soutenant la défense de son pain.

Pour la première fois dans l’histoire de la Tunisie indépendante, l’armée nationale, l’un des fleurons de la République, avait tiré de sang froid sur les foules, causant plusieurs dizaines de morts à travers tout le pays, de l’aveu même de l’un des premiers ministres de Bourguiba, Mohamed M’zali, l’homme de la Tendance islamique, en Tunisie par procuration, car les vrais financiers de ce mouvement furent et sont toujours les pétrodollars de l’Arabie Saoudite et du Golfe persique, dans sa lettre ouverte à Habib Bourguiba » [6].

En dépit de ces mauvaises sautes d’humeurs, c’est sous le Zaïm Bourguiba que la centrale syndicale a eu une part fort considérable de députés au sein de l’Assemblée nationale. En huit législatures, de 1956 à 1986, l’UGTT a eu plus de 110 députés, soit une moyenne de plus de 13 députés par législature. Par contre, c’est sous le sergent Ben Ali que l’UGTT a été réduite pratiquement au silence. Seules quelques candidatures personnelles sous l’étiquette du RCD furent investies. En cinq législatures, de 1989 à 2009, l’UGTT n’a eu que 16 députés, soit une moyenne de trois députés par législature.

Et cela coule de source, car, en 1978, c’est bel et bien le sergent Ben Ali qui organisa personnellement la répression de la classe ouvrière, et de ses syndicats ouvriers et étudiants.

Dès lors, si l’UGTT fut ce qu’elle fut, de tous les combats du peuple, comment pourrait-elle aujourd’hui renoncer à son âme, tourner le dos au peuple qu’elle avait toujours défendu, et qui grâce aux syndicalistes et aux militants de base avait, depuis la naissance de la contestation, au bassin minier, en 2008, organisé la riposte collective, loin des partis politiques et sans leur soutien, pour organiser la contestation générale du pouvoir et encadrer les «  chebabs » diplômés et jetés aux méandres, sans un sou en poche pour renverser la dictature ?

Là où Maitre Chokri Belaid, Maitre Seddik, et plusieurs confrères qui restent jusqu’à ce jour anonymes, dignité oblige, se déplaçaient dans les tribunaux tunisiens pour défendre ces causes et préparer le terrain pour un soulèvement généralisé, la nomenklatura tunisienne et les guignols des partis politiques et des religieux, ces nouveaux «  révolutionnaires du dimanche », ceux qui entendent nous donner des leçons sur la démocratie, étaient quant à eux complètement absents des zones chaudes, occupés à se distraire dans les bottes de Ben Ali et dans les chancelleries occidentales.

Comment dès lors demander aux auteurs de la révolution de se retirer du jeu, les drapeaux blancs à la main, parce que les fous d’Allah, qui étaient à Paris et à Londres, et qui font du sacré un commerce idéologique politique, l’ont voulu ?

Faire de l’UGTT un médiateur, un arbitre entre les opportunistes de tout poils, alors même qu’elle est un acteur essentiel, c’est vouloir la neutraliser et, par-dessus tout, la réduire à un stade encore plus bas que celui que lui infligea le sergent Ben Ali.

L’UGTT est, aujourd’hui plus que jamais, avec les forces sincères et démocratiques parmi le paysage politique tunisien, le seul garant du devenir de la démocratie en Tunisie.

Si l’UGTT n’entend pas crier haut et fort pour rappeler qu’elle constitue encore et toujours un partenaire incontournable du jeu politique tunisien, c’est parce que cela coule de source, et qu’elle adopte une stratégie de retenue à la mesure de son poids réel dans le pays, et qu’elle n’entendait pas, à mon avis, polémiquer avec les apprentis sorciers de la politique-fiction, de ceux qui en sont à leurs débuts.

 

Notes

[1] Mohamed Ali El-Hammi, ancien étudiant des universités d’Allemagne, fut le premier à vouloir initier le syndicalisme aux combats sociopolitiques en Tunisie. Bourguiba lui emprunta, entre autres, sa méthode de contact direct avec les foules pour haranguer l’administration coloniale.

[2] Cité In « Le nouvel espace politique et l’avenir de la démocratie en Tunisie », thèse en droit public et analyse politique de SOUIBGUI Mansour, Université Jean Moulin Lyon 3, pp. 58/59, 6 février 1995, France.

[3] SOUIBGUI Mansour, op. cit. p. 59.

[4] SOUIBGUI Mansour, op. cit. p. 60.

[5]SOUIBGUI Mansour, In « Le nouvel espace politique et l’avenir de la démocratie en Tunisie », thèse en droit public et analyse politique de SOUIBGUI Mansour, Université Jean Moulin Lyon 3, 6 février 1995, France.

[6] SOUIBGUI Mansour, op. cit.