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Après avoir été enterrée pendant presque une année, la question de la production du gaz de schiste refait surface d’un seul coup. Dans notre dernier article sur ce sujet, nous affirmions que, selon les documents confidentiels que nous avons pu obtenir, le gouvernement Jebali avait donné son feu vert à Shell pour extraire le gaz de schiste en utilisant la méthode de la fracturation hydraulique, dans la région du centre tunisien.

Pas de gaz de schiste en Tunisie … disent-ils !

Dans sa dernière intervention datée du 4 Octobre 2013 sur Express FM, Mohamed Akrout, PDG de l’Entreprise Tunisienne des Activités Pétrolières (ETAP), a déclaré qu’actuellement, aucune production de gaz non conventionnel n’est faite en Tunisie. Quelques jours après, Rchid Ben Dali, Directeur Général de l’énergie est intervenu pendant la même émission pour confirmer les propos du PDG de l’ETAP. « Moi, Directeur Général de l’Energie » dit-il, « vous confirme que nous n’avons effectué aucune exploration et aucune activité liée au gaz de schiste ! […] Si nous trouvons du gaz de schiste, nous effectuons une étude d’impact sur l’exploitation de chaque puits. »

Zouheir El Khadi, Directeur des Études et Recherches à l’Institut Tunisien des Études Stratégique (sous la tutelle de la Présidence de la République) et économiste à l’Institut Tunisien de la Compétitivité et des Études Quantitatives (sous la tutelle du Ministère de la Coopération Internationale et du Développement) est passé encore une fois sur la même radio pour présenter un rapport sur le gaz de schiste en Tunisie préparé par une équipe d’Oxford Economics dont il faisait partie. Il s’agit d’un rapport qui a été commandé par Shell. Zouheir El Khadi a lui aussi nié l’existence de forage de gaz de schiste en Tunisie. D’ailleurs, l’étude qu’il a menée avec l’équipe d’Oxford Economics, prend comme hypothèse l’inexistence de quelconque production d’hydrocarbures non conventionnels en Tunisie. Tarek Kahlaoui, Directeur de l’ITES s’est lui aussi exprimé dernièrement sur ce sujet sur sa page Facebook en affirmant encore une fois qu’aucun forage d’exploration de gaz de schiste n’a été effectué jusqu’à maintenant sur le sol tunisien. Il avait pris comme source le ministère de l’Industrie.

PERENCO fait le premier pas … en 2010.

« Un premier puits a été foré par fracturation en 2010 ». C’est avec cette phrase que la Banque Africaine de Développement a confirmé, dans son dernier rapport sur le gaz de schiste en Afrique, l’existence d’un forage qui a été effectué en 2010 en Tunisie.

En effet, la société PERENCO, a effectué au mois de mars 2010 deux fracturations hydrauliques au niveau de deux puits. Rappelons que le problème majeur de la production de schiste réside dans l’utilisation de cette technique d’extraction qui fait appel à la fois à de grandes quantités d’eau, mais aussi à un grand nombre de produits chimiques extrêmement dangereux (Nous y reviendront plus tard).

Lorsque plusieurs personnes se sont aperçues que PERENCO déclarait clairement sur son site officiel qu’elle avait effectué la fracturation hydraulique dans la région d’El Franig situé au sud du Jérid tunisien, la société a essayé de camoufler l’affaire en ajoutant une mise à jour à son site. Elle y avait précisé au mois de novembre 2012, que les puits qui ont été soumis à la fracturation n’étaient pas en production. Elle ajouta même que ces puits allaient être abandonnés. Elle avait essayé ainsi de nier la production du gaz de schiste sur le territoire tunisien.

PERENCO a, malheureusement pour elle, oublié de modifier ou de supprimer une brochure disponible également sur son site qui contredisait la mise à jour qu’elle avait apportée. Dans cette brochure, PERENCO se vante de son expertise dans la fracturation hydraulique vu que la fracturation qu’elle avait réalisé au réservoir Hamra Quartzite avait permis d’augmenter la production de 2 à 4 fois. Elle avait précisé également, qu’elle était en train d’étendre son expertise à d’autres réservoirs.

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Les autorités tunisiennes n’étaient-elles pas au courant de cela lorsque elles ont nié l’existence de toute activité de ce genre en Tunisie ? Est-ce que le gouvernement a réellement découvert cela à travers les déclarations de PERENCO sur son site comme l’a déclaré Mamia El Benna, ex-ministre de l’écologie ?

Sur la même page web dans laquelle PERENCO y a fait ses « aveux », il est écrit que la fracturation faite en 2010 a été faite en partenariat avec l’ETAP. Est-ce un autre mensonge de PERENCO ?

Le PV de la réunion du Comité Consultatif des Hydrocarbures (qui dépend du ministère de l’industrie) du 6, 8 et 13 octobre 2011 cite quelques éléments qui peuvent répondre à un bon nombre d’interrogations. Il énonce :

  • L’exécution de fracturation au niveau de la couche géologique de l’ordovicien pendant l’année 2010 au niveau de trois puits (Franig-1, Franig-4 et Franig-6).
  • Le nombre de puits actuellement en production est de trois (Franig-1, Franig-4 et Franig-6).

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Le CCH est donc au courant de la fracturation hydraulique. Malgré l’inexistence d’étude d’impact environnemental, le CCH a donné son feu vert à une prolongation de la validé de la concession d’exploitation El Franig à PERENCO.

PERENCO_BahamasSupposons, bêtement, que les fracturations effectuées au sud du Jérid n’ont eu aucun impact sur l’écosystème de la région et concentrons-nous sur l’aspect économique de ce projet.

En faisant des recherches sur cette société, non avons découvert qu’il ne s’agit pas de la société franco-britannique PERENCO, mais plutôt d’une société appelée « PERENCO TUNISIA COMPANY LIMITED ». Le siège de cette société était au Bahamas : un paradis fiscal. Il vient tout juste d’être transféré aux Iles Cayman : également paradis fiscal … PERENCO fuirait-elle le fisc tunisien ? Si c’est le cas, nous nous demandons comment est-ce que l’Etat tunisien est-il sûr d’avoir eu sa part complète de la production ? Qu’est-ce qui garantit que PERENCO n’est pas en train de déclarer une partie de sa production en cachant une autre pour mettre l’argent qu’elle gagnera dans les circuits financiers opaques des Bahamas et des Caymans ?

Le doute s’aggrave en comparant le volume des hydrocarbures produits par PERENCO en Tunisie selon différentes sources :

  • Selon le PV de la réunion du CCH d’octobre 2011, la production totale de PERENCO issue des deux permis Baguel et El Franig était durant cette période de 750 000 m3 de gaz/jour et 1500 barils de condensat/jour. Le total est de 6066 boep/jour.
  • Selon un document appartenant à la compagnie voisine de PERENCO, Cygam Enegy, la production des deux permis Baguel et El Franig pendant le 3ème trimestre de l’année 2011 est de 1 047 723 m3 de gaz/jour, 113 267 m3 de GPL/jour et 2500 barils par jour de condensats. Le total est de 9568 boep/jour.
  • Selon le site de PERENCO, la production totale actuelle de PERENCO en Tunisie est 509 703 m3 de gaz/jour, 56 633 m3 de GPL/jour et 800 barils par jour de condensats. Le total est de 3213 boep/jour. Nous trouvons dans un autre endroit du même site, une toute autre estimation de la production actuelle de PERENCO qui cette fois-ci se rapproche de ce qui est rapporté par Cygam Energy. On parle cette fois d’une production totale de 10 000 boep/jour. Toujours loin de ce qui est écrit dans le PV du CCH.

Production (en baril équivalent pétrole) des permis Baguel et El Franig selon 3 sources différentes

Revenons au rapport préparé par Oxford Economics, qui évalue l’impact économique de la production du gaz de schiste en Tunisie. Le scénario n°1 propose que la production se fasse sur une seule région en Tunisie. Voilà que nous somme désormais certain que le scénario 1 est déjà entamé.

Selon les résultats de cette modélisation, les recettes moyennes annuelles dans la caisse de l’Etat tunisien seraient aux alentours de 237 millions de dinars tunisiens (DTN) pendant la phase de développement du puits.

Contribution au Trésor tunisien selon les prix de l’année 2012

Allons jeter un coup d’œil sur le rapport financier annuel de l’ETAP pour l’année 2012. Les recettes provenant d’El Franig ont été de 39 millions de dinars : 6 fois moins que ce qui a été estimé par Oxford Economics !

Bir Ben Tartar : 35 forages en 16 mois dans une zone de 6 km d’envergure…

Le chiffre semble abusé mais il est malheureusement bien réel. Nous avons trouvé ce chiffre dans un document confidentiel de l’ETAP (voir ci-dessous) qui date du mois d’octobre 2012 intitulé « Fracturation Hydraulique : Étude du cas de Bir Ben Tartar ». Cette fois, les représentants de l’Etat ne peuvent pas nous dire qu’ils n’étaient pas au courant.

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Le permis de Bir Ben Tartar se situe dans la région de Remada Sud. Il est détenu depuis 2005 à 14 % par RIGO OIL et STORM VENTURE INTERNATIONAL (SVI) à 86%. Il s’agit d’un contrat de partage de production entre les deux titulaires du permis et l’ETAP.

Au mois de mai 2011, tout juste un mois après avoir obtenu une concession de production de la part du gouvernement tunisien, SVI a entamé une grande campagne de fracturation hydraulique : 35 fracturations effectuées au niveau de 6 puits verticaux et horizontaux.

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C’était la première fois que la fracturation hydraulique multistage, dont nous parlions dans l’article précédent, a été employée en Tunisie. 12 fracturations dans le même puits TT#13Hz ont été effectuées au mois de septembre 2012 en partenariat avec la compagnie de forage Schlumberger. C’était la plus importante fracturation du genre dans tout le continent africain.

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Dans ce même document, nous trouvons la liste des additifs chimiques principaux qui composent le fluide de fracturation injectés dans les puits afin de fracturer la roche. Ils sont présentés avec leurs noms commerciaux ainsi que leurs principaux composants.
Dans un autre document confidentiel relatif au puits TT#16HZ, appartenant cette fois à Schlumberger, on y précise qu’en plus des additifs cités dans le documents de l’ETAP, il y a eu une injection de 20 barils (plus de 3179 litres) d’acide chlorhydrique (HCl)!

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Sabria Barka, universitaire spécialisée en écotoxicologie et présidente de l’association écoconscience, nous a déclaré que :

L’acide chlorhydrique injecté dans les liquides de fracturation pose des problèmes sanitaires et environnementaux. L’agence américaine de protection de l’environnement (EPA) décrit les effets de cette substance sur la santé humaine comme étant corrosifs pour les yeux (conjonctivite), la peau (brûlures) et les muqueuses (notamment l’estomac –ulcères). Les vapeurs d’acide sont susceptibles d’affecter les voies respiratoires (œdèmes pulmonaires). L’exposition chronique est responsable de bronchites, de gastrites, de dermatites et de photosensibilisation. A très faibles doses, il peut provoquer la décoloration et l’érosion des dents [1]. D’autres effets environnementaux indirects sont également à craindre. En effet, les fluides acidifiés vont dissoudre les roches mères. Celles-ci sont particulièrement riches en métaux lourds (plomb, mercure…) et parfois même en éléments radioactifs. Des composés d’origine naturelle contenus dans les schistes peuvent ainsi être libérés à partir de la roche mère lors des fracturations successives et se retrouver dans les liquides résiduels de l’exploitation du gaz de schiste. Il s’agit de composés tels que des éléments radioactifs (radium, thorium, uranium, et des métaux lourds (Arsenic, Cadmium, nickel, plomb, cobalt, mercure…). Aux Etats-Unis, des niveaux élevés d’arsenic ont été trouvés dans des puits d’eau de particuliers se trouvant dans la zone de la formation de Barnett Shale de Nord le Texas [2].
Les effets des métaux lourds et des éléments radioactifs, ont été bien décrits dans la littérature scientifique. Selon l’OMS, l’exposition prolongée ces éléments, même en petites quantités, peut causer de graves problèmes de santé et constitue une menace pour le développement de l’enfant in utero et à un âge précoce.

Sabria Barka, universitaire spécialisée en écotoxicologie; présidente de l’association écoconscience

Revenons aux produits commerciaux et essayons de voir quel est leur impact sur l’environnement. Nous allons nous reférer cette fois-ci uniquement à des documents que nous avons trouvé en libre accès sur internet qui ont été préparés par la compagnie Schlumberger elle-même.

  • J580 : Il s’agit d’un produit commercial de Schlumberger dont la composition est tenue secrète. Selon Schlumberger les déversements importants libérés dans l’environnement peuvent perturber l’équilibre chimique naturel du sol / eau douce.
  • L010 : il s’agit d’un produit commercial de Schlumberger constitué essentiellement d’acide borique. Les autres éléments qui entrent dans sa composition sont tenues secrètes. En ce qui concerne le risque environnemental Schlumberger s’est contenté de mention « Not known » (inconnu) ! Nous nous demandons bien comment est-ce qu’on peut faire une étude d’impact environnemental alors que l’effet sur l’environnement des composants du fluide de fracturation est inconnu ?!
  • J218 : il s’agit d’un produit commercial de Schlumberger constitué essentiellement de diammonium peroxidisulfate. Les autres élements qui entrent dans sa composition sont tenus secrets. Selon Schlumberger, c’est un produit nocif et comburant. Dans un premier document Schlumberger considère le risque environnemental est inconnu. Dans un autre document nous retrouvons dans la case « Précautions environnementales » la mention « Empêcher toute fuite ou rejet. Tenir à l’écart des cours d’eau ».
  • J495 : il s’agit d’un produit commercial de Schlumberger constitué essentiellement de diammonium peroxidisulfate, mais différent du J218. Nous trouvons encore une fois la mention « empêcher toute fuite ou rejet. Tenir à l’écart des cours d’eau ».
  • L064 : Cette fois ci, Schlumberger note que ce produit est à la fois toxique et dangereux pour l’environnement. Dans la case « Risque environnemental » il est également mentionné que c’est un produit très toxique pour les organismes aquatiques qui ne doit pas être rejeté dans l’environnement.
  • M275 : Dans la case du risque environnemental, il est écrit explicitement qu’on doit évitez la dispersion des matériaux déversés, ainsi que leur écoulement et leur contact avec le sol, les cours d’eau et les égouts vu que c’est une substance polluante dans l’eau qui peut être nocive pour l’environnement si libéré en grandes quantités.

Nous voyons bien que la société qui a concocté ces produits met en garde contre le déversement des produits chimiques dans l’environnement. Pourtant, il s’avère que SVI et Rigo Oil veulent, dès 2013 rejeter le liquide utilisé dans la fracturation dans l’environnement, en le réinjectant dans le sous-sol.

Nous avons donc en tout 7 puits qui sont en production depuis 2011. Les trois derniers TT#9, TT#13 et TT#16 ne sont entrés en production qu’en 2012. Pour l’année 2013, SVI a plannifié le forage de 6 autres puits dont au moins 4 seront des puits horizontaux.

Le scénario 2 de l’étude menée par Oxford Economics, se définit en l’octroi de 2 permis de production d’hydrocabures non conventionnels dans deux régions différentes. C’est bien notre cas avec les régions d’El Franig et de Sud Remada. Les deux permis sont même en phase de production.

Comparons les recettes de l’Etat générées par les activités dans le permis Bir Ben Tartar avec ce qui a été prédit par Oxford Economics : Le scénario 1 prévoit 235 millions de DTN pendant la phase de production alors que selon le rapport financier de l’ETAP de 2012, le revenu n’est que de 27 millions de DTN.

Passons au sénario 2 et comparons les recettes générées par les deux régions à la fois avec les résultats de la simulation d’Oxford Economics : 27 millions DTN + 39 millions de DTN = 66 millions DTN ?! Nous loin des 471 millions DTN prévus par la simulation. On n’a d’ailleurs même pas atteint les 235 millions du scénario 1.

Et encore une fois, nous nous sommes trouvés dans un labyrinthe de paradis fiscaux.

Intercorporate_Relations

La société SVI qui détient les droits et obligations du permis Bir Ben Tartar est une société domiciliée à la Barbade (une île de la mer des Caraïbes) dont le directeur est un ancien PDG de l’ETAP et de la SEREPT. C’est un filiale de la société du même nom domiciliée à son tour aux îles britanniques vierges (BVI) : paradis fiscal. Enfin, cette société des BVI est détenue à son tour par la grande société mère Chinook Energy, société canadienne domiciliée à Alberta (Source).

Dans son site Chinook raconte qu’après avoir produit les hydrocarbures à Bir Ben Tartar, elle les achemine elle-même dans des camions jusqu’au port de Skhria pour les exporter et les vendre. Elle précise bien que les recettes de la production sont versées dans un délai de 30 jours … à la Barbade !

Rigo oil, quant à elle, est également une filiale du groupe Cygam Energy comme ce qui est indiqué dans le site de Cygam. Elle est quand à elle, domiciliée à Saint Helier, Capitale de l’Etat du Jersey, lui aussi paradis fiscal.

Fracturation hydraulique, paradis fiscaux, fausses déclarations, contradictions entre les chiffres, étude d’impact économique tronquée, pas d’étude d’impact environnementale, produits chimiques extrêmement toxiques injectés à des milliers de litres … La question du gaz de schiste est de loin plus écoeurante et que ce qu’on ne l’imaginait ! Allons nous nous exposer encore plus au danger de la fracturation hydraulique en l’employant cette fois-ci dans d’autres régions de la Tunisie ?


Notes

-1- EPA. 2007 Nov 6. Hydrochloric Acid (Hydrogen Chloride): 7647-01-0. Technology Transfer Network Air Toxics Web Site.

-2- An Evaluation of Water Quality in Private Drinking Water Wells Near Natural Gas Extraction Sites in the Barnett Shale Formation. Brian E. Fontenot †, Laura R. Hunt †, Zacariah L. Hildenbrand †, Doug D. Carlton Jr. †, Hyppolite Oka†, Jayme L. Walton †, Dan Hopkins ‡, Alexandra Osorio §, Bryan Bjorndal §, Qinhong H. Hu †, andKevin A. Schug. Environ. Sci. Technol., 2013, 47 (17), pp 10032–10040 DOI: 10.1021/es4011724 http://pubs.acs.org/doi/abs/10.1021/es4011724