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L’assassinat de Mohamed Brahmi, coordinateur général du Courant Populaire et figure marquante de l’opposition tunisienne, a plongé le pays dans la crise la plus grave depuis la disparition de Chokri Belaïd. Bien que les coupables et leurs mobiles n’aient pas encore été identifiés, les soupçons ont rapidement pesés sur des individus proches des mouvements intégristes surtout que la position des fondamentalistes ne portait aucune ambiguïté au lendemain de la reconnaissance de leurs partis. Ils ont immédiatement clamé que la démocratie était « blasphème ». Dans les mosquées, ils déclaraient qu’ils utilisaient la démocratie pour arrêter la démocratie et installer définitivement la « Chariâ’a », telle qu’ils la perçoivent. Leur but a toujours été l’abolition de toute séparation entre sphère de la vie privée et espace public.

Dans des conditions effroyables de barbarie, ce n’est pas par hasard que des femmes et des hommes de culture, des journalistes, des politiciens, des penseurs et des universitaires ont été la cible des groupes néofondamentalistes. À présent, la violence politique dans la Tunisie postrévolutionnaire accompagne comme un double hideux le progrès de la culture démocratique et elle apparaît comme un réel défi de société. En effet, la violence politique qui s’est déclarée en Tunisie après l’assassinat de Mohamed Brahmi, frappe par son ampleur les observateurs. Depuis cette date, il n’y a pas un seul jour où des attentats ne sont pas perpétrés contre les forces de l’ordre. Le bilan s’alourdit sans cesse, tant du côté des forces de l’ordre que du côté des intégristes. La mécanique terrorisme-répression semble emballée et il a déjà compromis toute possibilité de dialogue. La haine des uns contre les autres a durci les deux protagonistes qui ne jurent que par leur élimination physique réciproque.

Certains observateurs et analystes, quelque peu optimistes sur l’évolution de la situation, au lendemain des élections de 23 octobre 2011, ont pensé que le terrorisme sera, à brève échéance, éradiqué. À l’appui de leurs espoirs, ils avançaient l’exemple de IRA en Grande-Bretagne, de l’ETA en Espagne, et d’autres pays européens où le terrorisme a été soit neutralisé, soit réduit à des actes isolés sans conséquences sur la vie politique. Le parallèle n’était, cependant pas pertinent pour au moins deux raisons : Premièrement, la Grande-Bretagne et l’Espagne sont deux régimes démocratiques, s’appuyant sur une légitimité électorale qui leur assure le soutien de l’opinion publique. Deuxièmement, en Espagne et en Grande-Bretagne, l’appareil judiciaire est autonome du pouvoir exécutif, et en particulier de la police, et concourt à la lutte anti-terroriste sur le terrain du droit. Ce n’est pas le cas en Tunisie, où les procès se déroulent sur la base d’aveux extorqués par la torture. En réalité, l’efficacité de la lutte anti-terroriste est subordonnée à des conditions politiques qui ne sont pas réunies en Tunisie, où de nombreux islamistes non impliqués dans des actes de terrorisme ont été arrêtés, torturés et condamnés.

Il est possible que les autorités voulaient être dissuasives, cherchant à casser les réseaux logistiques des terroristes en neutralisant leurs proches. Il est possible aussi que, par esprit de corps, les membres des services de l’ordre vengent leurs camarades morts en service commandé. Dans un cas comme dans l’autre, des dépassements graves sont produits, ce qui met en place un mécanisme infernal terrorisme-répression, mû par la haine et loin des normes de respect de l’individu et de ses droits élémentaires. Bien qu’il soit difficile de définir la violence politique dans la Tunisie postrévolutionnaire à un niveau général, la sociologie peut tout au moins expliquer ce « nouveau comportement » en rapport avec le système politique dont elle est un produit : un système politique ne reposant pas sur un grand consensus est constamment guetté par l’irruption d’une violence politique, durable ou éphémère, qui peut être fatale au régime et à son personnel. Mais un tel système peut aussi avoir les capacités pour maintenir le niveau de violence à un niveau très bas. Aussi la question est de savoir comment et pourquoi, à un moment donné, une société jusque-là relativement stable, comme la société tunisienne, connaît une violence collective généralisée ?

En fait, dans tout système politique, il y a des groupuscules portés à la violence, que ce soit dans les systèmes à légitimité électorale ou dans autres. Mais cette violence serait suicidaire si elle n’avait aucune chance d’attirer à elle un grand nombre, si elle n’avait aucune chance d’arriver à son but. La violence politique est condamnée à être un terrorisme sans lendemain, si elle n’est pas portée et soutenue par un important courant d’opinion, malgré parfois des retombées médiatiques, sans commune mesure avec les actions entreprises. Il est donc utile d’expliquer comment et pourquoi une conduite politique violente, prônée par un groupuscule, minoritaire dans la société, attire à lui des tendances jusque-là modérées. Autrement dit, le spécialiste des sciences humaines s’intéresse aux causes sociales et politiques qui font que la violence devient aux yeux d’un « petit nombre » d’individus, un moyen normal de régler un conflit. C’est pourquoi l’historien comme le sociologue ne parlent de la violence qu’en parlant de ses causes sociales et politiques, et de la dynamique conflictuelle qui la porte et qui lui donne son ampleur. C’est seulement dans cette perspective que le spécialiste est en mesure de parler de la violence comme catégorie du politique, appartenant au système politique ordonné autour de la lutte pour le pouvoir qui distingue un système politique d’un autre.

Les systèmes politiques à légitimité électorale organisent cette lutte dans le cadre d’un consensus matérialisé par la constitution, c’est-à-dire que cette lutte est institutionnalisée puisqu’elle se déroule dans le champ juridique d’un texte accepté par la majorité des protagonistes. Les autres systèmes organisent la lutte sur d’autres critères : la légitimité historique par exemple ou bien la légitimité religieuse. La pertinence politique de ces légitimités dépend de la croyance en elles par les administrés. Si cette croyance décline, le régime compense ce déclin par l’utilisation de la coercition physique. Cette croyance peut atteindre un niveau si bas que le régime ne tient que par la violence légale c’est-à-dire la violence d’État. Donc le régime dépend alors d’un rapport de force semi-militaire entre lui et une partie de ses administrés entrés en rébellion larvée ou manifeste. Tant que ce rapport de force est en faveur du groupe pouvoir, le système politique connaît une accalmie plus ou moins longue. Dès qu’il commence à se modifier, le système politique est secoué par la violence, utilisée par les candidats au pouvoir, estimant le moment venu de s’emparer de celui-ci. Dans cette perspective, la violence est une ressource politique de compétition pour le pouvoir, au même titre que l’économie, la religion et les solidarités régionales.

C’est pourquoi la lutte actuelle contre la violence politique et contre le terrorisme est d’ordre socio-politique, intellectuel et civique. Il s’agit d’une lutte continue qui exigera la vigilance afin de réaliser les objectifs de la révolution.