Depuis quelques semaines le patronat tunisien occupe la scène médiatique d’une façon inhabituelle. Exit les Mehdi Jomaa, Amel Karboul et autres Houcine Abassi. C’est désormais, la controversée Wided Bouchamaoui et son organisation patronale, qui ont la part belle dans l’ensemble des médias. Il semble qu’une nouvelle politique plus agressive de l’Union Tunisienne de l’Industrie du Commerce et de l’Artisanat (UTICA) s’est mise en place.
Les temps ont changé. Hormis les chefs d’entreprises directement concernés par le rôle de l’UTICA, la visibilité dont jouissait l’UTICA était très limitée. Cela s’expliquait probablement par les relations qu’entretenait le président de l’époque Hédi Jilani avec le clan Ben Ali.
Depuis 2011, après avoir assuré deux ans de présidence par intérim, Wided Bouchamaoui remporte les élections patronales, en janvier 2013. Ainsi, la femme d’affaires est partie pour un mandat de cinq ans, à la tête de la principale organisation patronale, dont l’appétit grandit de jour en jour, quitte à sortir de sa sphère et à s’imposer comme un acteur politique incontournable.
Le rôle théorique de l’organisation patronale
Que ce soit en Tunisie ou ailleurs, l’organisation patronale a pour principale tâche de défendre les intérêts des chefs d’entreprises qu’elle représente auprès des pouvoirs publics. Il est donc tout à fait normal, qu’en tant que partenaire social l’UTICA soit conviée aux discussions qui l’impliquent.
Notre mission :
• Fédérer les entreprises tunisiennes du secteur privé et développer un réseau professionnel étendu, agissant pour la promotion des différents secteurs économiques.
• Encourager et inciter à l’investissement, à l’innovation et à la création de valeur. Et ce, à travers la mise en place d’une stratégie et d’un programme d’actions visant à instaurer un climat économique et social propice au développement régional, national et international.
• Accompagner les entreprises en leur fournissant soutien, conseil et information.
• Représenter les entreprises auprès des pouvoirs publics et défendre leurs intérêts lors des négociations sociales.
• Dynamiser l’économie tunisienne en participant activement, auprès des pouvoirs publics, à l’élaboration et la mise en place d’une politique économique et sociale favorable à la croissance et à l’essor des différents agents économiques.
• Promouvoir l’image du pays au-delà des frontières et développer le partenariat international.
Site de l’UTICA
Au fil de son histoire, l’UTICA a été rarement aussi incontournable. Or, depuis quelques temps, l’organisation est devenue non seulement le principal interlocuteur du gouvernement, mais aussi et surtout des partis politiques.
Ainsi, a-t-on vu une délégation de patrons accompagner le chef du gouvernement Mehdi Jomaa aux Etats Unis ou en France pour vanter les mérites de la « start-up démocratique » ou encore accueillir à tour de bras les chefs des partis politiques pour mettre à jour leurs programmes économiques.
Mais ce « virage » politique ne semble pas inquiéter l’UTICA, outre mesure. En effet, on nous apprend que « l’organisation des patrons joue ce rôle, depuis sa création, et qu’il n’y a rien d’inédit à ce que l’organisation use de son pouvoir pour défendre ses intérêts ».
Certes, au niveau de ses relations avec les gouvernements successifs, l’organisation a toujours été consultée, à travers notamment les rencontres périodiques de la commission mixte entre le gouvernement et l’UTICA pour décider de la politique économique du pays. Mais, ce qui est inédit, c’est ce troublant « paternalisme » politico-économique que fait l’UTICA. D’autant plus que beaucoup de membres influents ou moins influents de la centrale patronale sont parachutés têtes de listes de plusieurs partis politiques pour les prochaines législatives.
Incitation électoraliste : Quand l’UTICA fait de la politique
Après avoir demandé à l’ISIE de mobiliser ses services auprès des entreprises, afin d’inscrire leurs personnels,c’est tout naturellement que l’UTICA a demandé à ses adhérents de se présenter en masse aux législatives afin d’assoir son pouvoir au sein du futur parlement.
Censée être apolitique, la centrale patronale ne résiste point à la tentation. Il faut dire que le terrain lui à été déblayé par un gouvernement acquis corps et âme à sa cause. Ces technocrates, pour la plupart dirigeants d’entreprises, ne peuvent qu’écouter les sirènes patronales qui chantent aux oreilles des gouvernants.
Plus encore, c’est la collusion entre le monde économique et le monde politique qui inquiète : quand le grand gourou Rached Ghannouchi, fait du pied à l’UTICA, il est tout à fait normal de retrouver 9 membres de l’UTICA inscrits sur les listes électorales du mouvement Ennahdha. Idem, du coté de Nidaa Tounes où Moncef Sellami, Selma Elloumi Rekik ou encore Mounir Hamdi viennent garnir le peloton de “potentiels députés” à double casquette.
Cette connivence politico-financière n’est pas sans rappeler un passé proche où la politique économique du pays était calculée en fonction des intérêts privés d’une oligarchie plus puissante que jamais.
Il est d’ailleurs fort à parier, que la présidente de l’UTICA, Wided Bouchamaoui, prépare son entrée en lice dans l’arène politique pour 2019. Du moins c’est ce que nous confie un chef d’entreprise affilié à l’UTICA, membre du bureau régional de Tunis :
A travers ces candidatures, nous souhaitons défendre nos intérêts. Il ne faut pas oublier que nos intérêts sont ceux de notre patrie. De là à dire que les membres de l’UTICA, présents dans le futur parlement, formeront un groupe parlementaire, ce serait caricatural. Ils prendront certes en considérations l’intérêt du patronat, mais serviront avant tout les intérêts de leurs pays. Quant à Mme Bouchamaoui, qu’elle ait des aspirations politiques pour l’avenir, cela est compréhensible, que cela passe par une base patronale qui la soutient aussi. Reste que l’UTICA ne doit pas lui servir de tremplin, elle devra être au service de l’UTICA.
Ces mots en disent bien long sur l’avenir socio-économique, si l’UTICA continue a prendre autant de galons.
L’UTICA et la diplomatie « béni-oui-oui »
Le vendredi 22 août dernier, Wided Bouchamaoui, gardienne de la forteresse de l’organisation patronale a invitée une délégation de chefs de missions diplomatiques à l’étranger. afin d’édicter la ligne de conduite dans l’impulsion à donner dans la coopération économique avec les pays étrangers. Il est tout de même étranger que nos diplomates acceptent -et sans broncher- qu’on s’immiscent dans leurs prérogatives, d’autant plus qu’on leur impose de jouer le rôle de VRP pour une organisation représentants des entreprises privés, eux représentants de l’Etat.
Que les salons et autres manifestations industrielles ne suffisent plus pour exporter les produits tunisiens ou trouver de potentiels investisseurs est une chose, s’appuyer sur les missions diplomatiques afin de le faire en est une autre, une ligne rouge à ne pas franchir.
Dans ce contexte, aujourd’hui, tout est mouvant : une UTICA qui fait de la politique, des diplomates qui jouent les VRP, des partis politiques qui parlent pour ne rien dire, et un gouvernement qui pratique la politique de l’autruche.
Autant dire qu’il est presque normal de voir l’UTICA profiter d’une telle cacophonie pour se placer au dessus de la mêlée, quitte à devenir l’acteur incontournable dans les prises de décisions économiques.
L’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT) aux abonnés absents
La surprise dans tout ce remue-ménage, c’est l’absence totale de l’UGTT du débat. Depuis la fin du dialogue national, l’UGTT fait figure de fantôme médiatique. Annonçant, d’ores et déjà, qu’elle ne participera pas aux législatives, la centrale syndicale préfère laisser la politique aux politiciens. Elle reste, cependant, en retrait, laissant l’UTICA dicter sa loi, ce qui est étrange à plus d’un titre. Seul Belgacem Ayari, secrétaire général adjoint de la centrale syndicale s’est exprimé a ce sujet sur les ondes de Mosaique FM fustigeant ces candidatures « affairistes », en arguant leur manque d’expérience de la chose politique et prédisant une marginalisation des zones intérieures si ces hommes d’affaires venaient à faire partie de l’Assemblée.
Ainsi, pour M. Ayari, que l’UTICA prenne une dimension politique n’effraie pas outre mesure l’UGTT dans ses prérogatives. L’UGTT sous-estimerait-elle l’UTICA ou est-ce un aveu d’entente entre les deux centrales ?
Que l’UGTT reste dans son domaine de prédilection est tout à son honneur. Mais, que cet acoquinement entre la centrale patronale et les partis politiques la laisse de marbre est d’autant plus inquiétant. Il est, aujourd’hui, encore possible de sauver les meubles avant la montée de l’UTICA, au lendemain des élections. Car une centrale patronale plus forte pourrait sonner la fin de la récréation et mettre à mal des pans entiers d’une société, qui sera soumise à une nouvelle oligarchie bicéphale politico-économique.
La politique serait-elle la continuation de la lutte des classes par d’autres moyens? Pendant que l’étoile montante du patronat brille, les populations vivent plus durement, les syndicalistes voient leur mise à l’écart faire l’objet d’un consensus…
Ce qui est grave c’est l’absence de projet alternatif au “consensus”, avec ses effets néfastes pour les plus modestes pendant que les amis et confrères de cette dame se montrent plus gourmands, avec le risque de sa traduction politique en une assemblée d’avance acquise à cette donne.
Demain risque fort d’avoir les couleurs d’un passé avec quoi l’on voulut rompre, au moins socialement et économiquement, et le désenchantement déjà grand peut dégènérer en troules sociaux faute de représentation politique des intérèts et attentes de ceux qui voulurent et initièrent le changement.
Que les diverses composantes de la société aient leur place et droit d’exprimer leurs attentes dans le cadre d’une plate-forme politique, cela pouvait emporter l’adhésion, y compris des plus sceptiques, à une seule et unique condition: que toutes les parties soient équitablement représentées afin de peser de leur vrai poids dans le compromis à instituer. Ce serait là un consensus acceptable pour tous.
Le retournement qui semble se mettre en place ne semble pas s’inscrire dans une telle perspective. Alors, il ne faut pas se montrer surpris de voir le peu d’enthousiasme enfaveur des prochaines échéances, et le peu d’empressement d’une bonne partie de la population à participer à ce qui, d’ores et déjà, risque d’apparaitre un simulacre de démocratie.
Ceux qui, de l’extérieur ou au sein du pays, applaudissent “l’exemple Tunisien” savent bien pourquoi. A ceux qui se sentent délaissés, oubliés, mis à l’encan, de ne pas laisser le scénario s’écrire sans eux.