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Naturellement, les pays où la population est à grande majorité musulmane, ont tendance à envoyer plus de combattants. Richard Allan Greene et Inez Torre, « Djihadistes étrangers en Syrie : d’où viennent-ils ? », CNN

Le début du mois de septembre a vu une recrudescence d’articles sur les combattants « étrangers », « djihadistes », « militants », « terroristes », qui ont accouru des quatre coins du monde pour combattre en Syrie. Le point commun entre ces articles, quels que soient leurs lignes éditoriales ou leurs connivences politiques, est que les tendances évoquées sont généralement impossibles à quantifier avec précision. La seule base de calcul réside dans la comparaison entre les différents pays de ceux qui ont quittés le territoire en destination de la Syrie.

En Tunisie, cela s’est vérifié dès l’année dernière. En effet, les médias tunisiens ont eu le plus grand mal à obtenir des statistiques officielles de la part des institutions étatiques, et se sont bornés à reprendre des sources émanant d’articles étrangers.

Le 24 Juillet dernier, le site d’information Kapitalis a indiqué que la Tunisie totalise le plus grand nombre de djihadistes mort en Syrie : « 1902 combattants tunisiens sont morts dans les combats aux côtés de l’Armée de la Syrie libre (ASL) et des groupes djihadistes déployés dans ce pays ». La source de cette information, avancée par ce site, est l’« American PentaPolis Agency for statistics » dont il n’existe aucune trace, ni aucun site répertorié, sauf dans les articles le citant.

Idem, en début du mois, où dans un article intitulé « La Tunisie, premier exportateur de djihadistes en Syrie », l’Economiste Maghrébin a indiqué que « Le nombre de Tunisiens ayant rejoint la Syrie serait de 3000 » attribuant, à tort, la source de cette information à un rapport récemment publié par le « Pew Research Center ».

Des rapports à l’emporte-pièce :

Même si les institutions tunisiennes se signalent par l’absence de données, ou de mises à jours de leurs chiffres, il est malheureux de voir nombre de médias tunisiens reprendre intempestivement nombres de sources non vérifiées partagées à l’étranger, sans aucune remise en cause, ni analyse poussée de ces chiffres. Cela ne fait, d’ailleurs, qu’appauvrir le dialogue sur le sujet au lieu d’en faire une base solide de questionnement et de solutions adaptées à trouver. N’est-ce pas le rôle des médias que de mettre sur la table les sujets épineux et de mettre les institutions face à leurs carences ?

Il est d’ailleurs curieux de voir que l’information de la CNN du 1er septembre dernier, reprise en masse par l’ensemble des médias nationaux et internationaux, soit attribuée incorrectement et imprécisément à l’ONG américaine la « Pew Research Center ».

Cette erreur d’attribution des sources est surement due à un effet d’imprécision des médias, dont CNN est à l’origine. D’abord, la citation de la source originale de la CNN est : « sources : gouvernements nationaux, Pew Research Center, rapports de la CNN », dont la plupart des médias, ont par manque d’attention, seulement attribués la source au seul Pew Reserach Center.

En attendant la réponse de la CNN à nos questions quant à l’origine exacte de ces sources (à travers quelles institutions gouvernementales, les données sur la Tunisie leurs sont-ils parvenues ? ), nous trouvons une partie des sources utilisées dans l’article de la CNN à travers les informations données par le Pew Research Center, qui elle base son estimation d’un rapport datant de janvier 2011 sur « l’avenir de la population musulmane à travers le monde », en spécifiant que sa contribution à l’article de la CNN était : « le nombre total de la population musulmane à travers le monde, et pas le nombre de combattants étrangers ».

Le rapport de la CNN comporte 3 cartes intitulées respectivement : « Les pays ayant envoyés le plus grand nombre de Djihadistes en Syrie », « Les pays ayant le plus grand pourcentage de population musulmane partis combattre en Syrie », et enfin « Le top 5 des pays musulmans affirmant que des djihadistes de leurs nationalités sont partis en Syrie ». Ce rapport comporte aussi un tableau comportant les informations suivantes : « la population musulmane », « le nombre de djihadistes » et « le pourcentage de musulmans qui sont allés combattre », pour les 25 pays étudiés.

Ce qui pose problème ici, c’est l’absence totale de définitions, d’explications et d’analyse de certains termes utilisées par cet article de la CNN. Cet article, ainsi présenté, impacte directement, un lecteur non documenté, tirant ses propres conclusions des données présentées, et prenant pour acquis le vocabulaire stéréotypé utilisé dans cet article, reflétant, ainsi, une approche hypothétique, si communément, répandue dans les médias occidentaux à propos de la région MENA, faisant de ces hypothèses, une vérité.

Inclure des définitions claires et spécifiques à des termes comme « combattants » ou « Djihadistes » aurait été plus que nécessaire afin de sensibiliser le lecteur au fait que les motivations pour aller combattre en Syrie sont variables et ne peuvent en aucun cas être exclusivement attribuées à la simple appartenance à la religion musulmane.
Le fondement même du rapport de la CNN qui est de savoir « d’où viennent les combattants étrangers en Syrie ? », ne prends pas seulement en compte la complexité des flux des étranger en Syrie, mais se nourrit –et c’est le plus grave- des stéréotypes et de la désinformation ne distinguant pas la religion de l’extrémisme religieux, et en particulier entre Islam et Islamisme.

Définir les mots c’est définir des idées :

Si un récent article du New York Times international s’abstient, également, de faire, clairement, cette distinction, il le fait, du moins, dans un contexte contrasté, transparent et objectif.

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How ISIS Works, New York Times

Quelle que soit notre lecture de l’article « Les islamistes ne sont pas nos amis », publié symboliquement le 11 septembre dernier, nous comprenons que l’auteur, « conseiller et chercheur au Washington Institute for Near East Policy, négociateur en chef des États-Unis pour le conflit israélo-arabe de 1993 à 2001 et assistant spécial du président pour la région Asie du sud et Moyen-Orient de 2009 à 2011 », a bien défini son message basé sur sa propre lecture, et sa propre appréciation, tout en faisant preuve de discernement. Offrant ses recommandations à l’administration d’Obama, l’auteur conseille :

…Ne pas tendre la main aux islamistes, leurs croyances n’est pas compatible avec le pluralisme et la démocratie. En Tunisie, le parti Ennahdha à cédé le pouvoir, seulement, quand il s’est rendu compte que sa politique a produit une secousse telle que la partie en était menacée. Les islamistes, même ceux à l’allure modérée d’Ennahdha, n’ont pas d’autres choix que d’accepter la coexistence.Dennis B. Ross, « Les islamistes ne sont pas nos amis »

Publié dans la page « opinions », l’article de Dennis B. Ross, présente un argument bancal, mais qui invite à la réflexion et à la discussion, contrairement à celui de la CNN dont les préjugés sont incalculables. Cela dit, la dénonciation explicite de Ross des islamistes, avec ses commentaires concernant Ennahdha en particulier, peut être provocante pour beaucoup de lecteurs, dans ce sens où Ennahdha a, spécifiquement, et souvent avec succès, cherchée à démontrer et à incarner l’idée même que l’islam est « compatible avec le pluralisme ou la démocratie ».

Le président du Middle East Forum, Daniel Pipe a analysé, en 1998, la distinction entre Islam et islamisme en démontrant l’importance des définitions et du vocabulaire, souvent, utilisés par les médias d’une façon erronée :

Malgré le fait que l’occident soit spectateur, nous nous devons de protéger nos intérêts à l’extérieur. Pour commencer nous devons établir une stratégie contre l’islamisme, en faisant inexorablement et irrémédiablement, la distinction entre Islam et islamisme. Je parle bien d’une politique contre l’islamisme et non contre l’Islam. Les Etats ne doivent pas avoir de politiques contre des religions, mais contre des idéologies. Le gouvernement et le peuple américain doit être en mesure de faire cette distinction…Daniel Pipe, « La distinction entre Islam et islamisme ».

Les sources, base de l’information

« Le 12 mai 2013, Othman Jerandi, ministre des Affaires étrangères, a annoncé que 800 Tunisiens combattaient aux côtés des forces rebelles syriens », comme le rapporte un contributeur Nawaat, dans l’article « Les tunisiens, prisonniers du Jihad en Syrie», en Juin dernier. « La radio Express FM a annoncé que 132 Tunisiens seraient morts, en février, seulement, dans les combats à Alep. Le 12 mars, le quotidien Ecchourouk avait publié la liste de plusieurs douzaines de Tunisiens, dont beaucoup sont originaires de Ben Guerdane, tués en Syrie ». Cette année, l’Agence Tunis Afrique Presse (TAP) a indiqué que, lors d’une discussion sur la sécurité nationale qui a eu lieu à Assemblée Nationale Constituante (ANC) le 23 Juin, le ministre de l’Intérieur Lofti Ben Jeddou a déclaré qu’il y a 2400 djihadistes tunisiens en Syrie, et que le ministère a empêché entre 8700 et 8800 de rejoindre les rangs.

Rappelons que l’article publié sur Nawaat rapporte « Le manque de chiffres fiables et d’informations sur les méthodes de recrutement pour partir en Syrie entretient le flou », ce qui rend pratiquement impossible un chiffrage claire et précis. Richard Barett du SOUFAN group rappelle, dans un rapport en date du 2 juin 2014 sur les combattants étrangers en Syrie, que :

Certains pays ont, publiquement ou en privé, estimés le nombre de leurs citoyens partis combattre en Syrie. Ces chiffres sont, essentiellement, fondés sur des informations générées par les médias, des sources sur places ou encore des investigations. Inévitablement, ces chiffres sont sous-estimés, car la plupart de ceux qui rejoignent la Syrie le font d’une façon clandestine ou sous une fausse identité gardant leur activité secrète. De plus, les groupes armés eux même ne tiennent pas de registre de ceux qui les rejoignent…
Richard Barett, « Les combattants étrangers en Syrie »

⬇︎ PDF

Relativement complet et bien documenté, le rapport de la SOUFAN group comprends un tableau avec 81 pays qui ont « fournis des chiffres ou des estimations de leurs citoyens ou résidents qui sont allé combattre en Syrie, ainsi que ceux rentrés au pays ou morts dans les combats ». La Tunisie, elle, d’après ce rapport compte « 3000 combattants ».
Nous avons contacté M. Barett pour en savoir plus quant à la source originale de cette information. Il nous a répondu qu’il s’agissait d’« un chiffre officiel fourni indirectement au Groupe Soufan. », sans plus d’explications.

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On peut considérer que certains préjugés sont, parfois, inévitables et nécessaires dans des discussions liées à l’actualité. Ils doivent, cependant, être propices au dialogue et à la réflexion, lorsque les sources sont fiables, et ne reflètent pas une intention de désinformation ou une lecture bornée de l’auteur, et totalement biaisé, telle que celle élaborée par la CNN, et repris sans sourciller par la plupart des médias. Ce qui pose, inévitablement, la complexe et sempiternelle question des origines des sources médiatiques.