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Quatre ans après le départ de Ben Ali, la Tunisie n’arrive, toujours, pas à tourner la page de la dictature policière. Juste la semaine dernière, la presse nationale s’est félicitée du retour en force d’Ali Seriati, l’homme de confiance de Ben Ali et le patron de sa garde présidentielle. Lors d’une cérémonie d’hommage aux anciens cadres du Ministère de l’Intérieur, l’Union Nationale des Syndicats des Forces de l’Ordre annonce la création d’un conseil des « sages » cadres du Ministère de l’Intérieur.

Ce conseil des anciens aura pour missions l’encadrement des agents de sécurité, la réforme du ministère de l’Intérieur, le rétablissement de la force et du prestige de la police et la lutte contre le terrorisme. « Victimes de diabolisation et d’exclusion arbitraire », selon certains médias, les anciens cadres du régime policier doivent mettre à la disposition de la nouvelle génération leur « expertise ». Le journal Al Chourouk, le seul média présent à cet événement, a confirmé, dans un article controversé par son style partisan, que le conseil va jouer « un rôle déterminant dans les réformes nécessaires au sein de l’appareil sécuritaire ».

Rappelons que l’ancien ministre de la Défense Ridha Grira a ordonné l’arrestation d’Ali Seriati, le 14 janvier 2011, peu après le départ de Ben Ali vers l’Arabie Saoudite. Le 12 août 2011, il était acquitté pour complicité de falsification de passeports avec lesquels Ben Ali et sa famille ont pris la fuite. Le 13 juin 2012, le tribunal militaire du Kef annonce un non-lieu pour Seriati concernant des ordres de répression dans les événements de janvier 2011 à Thala et Kasserine. Le 19 juillet, le tribunal militaire de Tunis le condamne à 20 ans de prison dans le procès des martyrs et blessés de la révolution. En avril 2013, cette peine a été ramenée en appel à seulement trois ans de prison et un non-lieu dans l’affaire d’un martyr et de deux blessés de Sfax.

Ali Seryati et Rafik Bel Haj Kacem ont été libérés, officiellement, le jeudi 17 mai 2014 en compagnie d’autres accusés. Leur libération a produit un tollé général dont des rassemblements devant le palais de Carthage et devant le tribunal militaire. Scandalisés par l’annonce de la création du comité des sages du Ministère de l’Intérieur, certains militants considèrent le retour de Seriati comme une revanche des « ennemis » déclarés de la révolution. Selon eux, il s’agit, encore une fois, d’un nouvel indice de l’échec de la justice transitionnelle et de l’impunité systématique dont jouissent les responsables de massacres commis entre décembre 2010 et février 2011. Rappelons que les procès « bâclés » des hauts cadres et des agents de sécurité accusés d’avoir tué les manifestants de la révolution, ont abouti à un non-lieu pour la plupart et des amendes et quelques mois de prison en sursis pour quelques uns. Les multiples déceptions des familles des martyrs ont été soldées par un long mutisme de la part des autorités qui se sont limités aux compensations matérielles.

La justice transitionnelle a été freinée par une volonté politique complètement défavorable à son aboutissement. Quatre ans après le 14 janvier, les familles des martyrs et des blessés attendent, encore, la décision de la Cour de Cassation. Depuis le 21 décembre 2011, les procès au tribunal militaire de Tunis sont tenu à huis clos pour maintenir l’opacité sur la vérité des événements de la révolution. Ces procès sont qualifiés par le juge Mokhtar Yahyaoui d’injustes :

les juges d’instruction n’ont pas été autorisés à accéder aux dossiers relatifs à l’affaire. Ils étaient aussi incapables de questionner les accusés en toute liberté. Ils étaient sous pressions et ils avaient peur.

Selon Meriem Bribri, militante et fondatrice d’un mouvement de soutien aux familles des martyrs et des blessés, la création de ce conseil de sages est « un message clair de la part des assassins ».

Ils veulent nous faire comprendre que l’impunité de la police fait encore la loi. Le syndicat des policiers considère la liberté d’expression (et surtout les critiques faites aux crimes du ministère de l’Intérieur) comme une stratégie qui vise à affaiblir la sécurité nationale. Ils veulent reprendre le pouvoir par un retour en force de l’État policier qui leur donne des privilèges et une impunité totale. Je pense que ce n’est qu’une nouvelle étape dans la démarche du pouvoir actuel pour réprimer les mouvements sociaux et les protestations qui augmentent de jour en jour.

Le ministère de l’Intérieur a refusé de commenter la création du conseil des sages sous le prétexte de la liberté d’association. De son côté, Naziha Rejiba nous explique que « la révolution a donné les mêmes droits aux victimes et aux tyrans. Au nom de la liberté d’organisation même les meurtriers et responsables de torture et de répression ont la liberté d’organisation. Ali Seriati et ses alliés sont innocentés par la justice mais ils resteront à jamais criminels aux yeux du peuple. Il est impossible de tourner la page sans que justice soit rendue. Cette réapparition de Seriati sur la scène politique vise à pousser la jeunesse révolutionnaire au désespoir. Si nous étions dans une logique de révolution en marche, ces figures de l’ancien régime seront interdites de toute activité politique », déclare la militante et journaliste, Naziha Rejiba, avant de conclure :

Nous n’allons pas baisser les bras. Comme nous l’avons toujours fait au cours de la transition politique, nous allons continuer à dénoncer le retour de l’État policier.

La nostalgie vers le passé n’est pas une première dans l’historique de l’Union Nationale des Syndicats des Forces de l’Ordre. Ce syndicat est une machine de soutien fervent aux sbires de Ben Ali. En effet, tout au long des procès liés aux affaires des martyrs et blessés de la révolution, la police syndiquée n’a pas hésité à agresser les familles et les militants présents au tribunal. Le 27 mai 2014, au tribunal de première instance à Kasserine, des policiers font irruption dans la salle d’audience et menacent directement Charfeddine Kellil, avocat principal dans l’affaire des martyrs et blessés de la révolution. Le tribunal tenait, ce jour-là, un procès à Issam Omri, frère du martyr Mohamed Omri, accusé d’avoir brûlé un poste de police et de vouloir renverser le régime de Ben Ali. Cet incident a été précédé par une autre attaque, au tribunal de Sfax, quand des policiers ont essayé de libérer un de leur collègue accusé d’avoir tuer un martyr.

Les syndicats de la police étaient toujours présents dans les procès pour soutenir les hauts cadres de Ben Ali et les collègues qui ont exécuté les ordres. Ils ont fait un matraquage médiatique et ont influencé la justice avec un chantage, qu’on se rappelle tous, dangereux entre sécurité et vérité. Ça ne serait pas étonnant après tout cela, que les dossiers des martyrs et des blessés seront clos définitivement et que les bourreaux d’hier deviennent les héros d’aujourd’hui, dénonce Meriem Bribri avec amertume.

Habib Rachedi, secrétaire générale du syndicat des agents des prisons et de la réhabilitation pénitentiaires, affirme, de son côté, que le conseil des « sages » est une initiative individuelle de Sahbi Jouini.

Personnellement, je n’ai aucune intention de s’allier ou de collaborer avec ces personnes. Ces anciens cadres de Ben Ali ne peuvent que nous donner des leçons sur le passé ensanglanté de Ben Ali. Aujourd’hui, nous n’avons pas besoin d’anciens qui nous rappellent les vielles pratiques de la répression mais nous sommes dans l’urgence d’une réelle réforme qui donnera un nouveau souffle au ministère de l’Intérieur, affirme-t-il.

L’épuisant bras de fer entre ceux qui cherchent à rétablir la vérité et ceux qui bloquent le processus de la justice transitionnelle ne semble pas arriver à terme. L’Instance de Vérité et Dignité (IVD), présidée par Sihem Ben Sedrine, garde le silence face aux agitations médiatiques des « sages » de l’État policier. Contacté par Nawaat, Zouhair Makhlouf, membre de l’IVD, affirme que la pression de l’Union Nationale des Syndicats des Forces de l’Ordre n’affectera en rien les travaux de l’instance de vérité et dignité. Mais un vrai processus de justice transitionnelle nécessite, principalement, un fort lien de confiance. Or, cette dernière ne pourra jamais exister dans une telle ambiance de mépris et d’hostilité à la révolution et à ses victimes.