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Selon des études réalisées sur l’addiction aux drogues en Tunisie, le nombre de toxicomanes (toutes les formes de drogues confondues) s’élève à 140 000 personnes. Par ailleurs, des études récentes indiquent que parmi la population carcérale qui compte près de 25 000 personnes, 8 000 le sont pour des affaires de drogue, dont 9 sur 10 pour consommation.

Un groupe d’experts, tunisiens (en santé publique, médecine scolaire et universitaire ainsi qu’en éducation) et européens (Mediterranean School Survey Project on Alcohol and other Drugs) a effectué une enquête (voir en bas) dont les résultats ont été publiés en août 2014. Cette étude a été réalisée sur un échantillon de 5 000 adolescents scolarisés en première et deuxième années secondaires, dans les lycées des deux secteurs (public et privé), de tous les gouvernorats.

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Un quart des lycéens ont déclaré avoir consommé une ou plusieurs substances

Un quart des lycéens âgés de 15-17 ans (24,6%) ont déclaré avoir consommé une ou plusieurs substances psychoactives, autres que tabac et alcool, au cours de leur vie. 15,7% des enquêtés ont déclaré avoir inhalé l’essence, 13,0% la colle et 4,2% d’autres produits.

Le Cannabis est connu chez 86,4% des adolescents. En revanche, seulement 1,4% indiquent en avoir consommé au moins une fois dans la vie.

À l’appui des chiffres puisés au sein de l’enquête mentionnée ci-haut, nous avons cherché à apprendre davantage sur le cheminement de ces jeunes qui se retrouvent, à un moment ou à un autre, confrontés à la consommation de drogue.

Pourquoi les jeunes consomment-ils de la drogue ?

J’ai commencé à consommer à l’âge de 15 ans par curiosité. Je voulais essayer […] Puis je me suis rendu compte que pour vivre en Tunisie, il faut se défoncer, explique Hadzi, un jeune de 20 ans.

Une grande partie des jeunes consommateurs de drogues que nous avons interrogée précise que leurs parents ignorent leur addiction aux stupéfiants.

C’est lorsque j’ai été arrêté, pour consommation de stupéfiants, que ma famille s’est rendu compte que j’étais un usager de drogues. Sorti de prison, je n’ai pas arrêté d’en consommer. Plus de quatre ans après ma libération, ma mère pense encore que je n’y touche plus. Ça la rassure, donc je la laisse y croire, affirme Safi, un ex-détenu de 25 ans.

La volonté de s’intégrer au groupe est aussi l’un des arguments évoqués par les interviewés. « Mes amis fumaient déjà du cannabis bien avant moi. Puis je m’y suis mise », nous explique une jeune femme de 27 ans. « Ici, il n’y a pas de moyen de distraction, seuls la drogue et l’alcool me permettent de m’évader », assène la même personne.

Rym Snene, psychologue ayant travaillé avec les adolescents en difficulté, nous confie que la consommation de drogues chez les jeunes est beaucoup plus visible dans les milieux défavorisés.

Les jeunes issus des zones défavorisées sont confrontés à beaucoup de difficultés du point de vue matériel et culturel. Ils sont souvent issus de familles pauvres et précaires avec des pères souvent absents, alcooliques ou violents. Ces jeunes sont confrontés à des difficultés de socialisation. La plupart d’entre eux ont une faible estime de soi, sont anxieux et parfois dépressifs. Ces adolescents trouvent refuge dans les drogues pour s’évader et fuir la misère. Pour eux, la drogue est un moyen pour oublier leurs malheurs, explique-t-elle.

Rym Snene indique qu’« en période d’adolescence, appartenir à un groupe social est très important. Et puisqu’ils subissent un rejet social, ils n’ont de choix que d’appartenir à des groupes de jeunes plus âgés qu’eux, déjà usagers de drogues et ayant des pratiques de délinquance. Ces jeunes se retrouvent parfois, et ce, malgré eux, en train de faire des choses dont ils ne sont pas convaincus. Mais pour un adolescent, c’est plus facile de suivre le groupe que d’être rejeté ».

De son côté, Wala Kasmi, fondatrice de l’Organisation « Youth Decides  », affirme :

La drogue est une conséquence du problème de l’exclusion, comme le sont le terrorisme, la délinquance ou le suicide. La tendance dans le pays, c’est de traiter chaque problème à part. Si on n’œuvre pas pour l’inclusion et la construction d’un meilleur avenir pour et avec cette jeunesse, aucune législation et aucune solution sécuritaire ne sera aptes à régler ces problèmes, ajoute-t-elle.

La législation actuelle est-elle efficace pour réduire la toxicomanie ?

Rym Snene, psychologue, pense qu’il faut mettre en place des mécanismes de prévention qui mèneront à des résultats plus satisfaisants que ceux des peines d’emprisonnement. « Il faudrait plutôt procéder à une étude multidisciplinaire sur les causes réelles de la consommation et de lui trouver des solutions. Sanctionner et interdire est nécessaire pour mettre des limites, mais c’est insuffisant surtout que dans ce cas, c’est l’effet contraire qui se produit, à savoir plus de consommation (dans des conditions risquées et non protégées) », explique la psychologue.

L’initiative Al Sajin 52, qui milite contre la peine d’emprisonnement prévue par la loi n°52, explique que « par cette logique de punition disproportionnée (qu’orchestre la loi en vigueur), supposée détourner les gens de la consommation des drogues, on ne fait que détruire des vies au lieu de chercher à attaquer les racines du problème. Nous pouvons, à travers une réforme de la loi, soigner les racines du problème ».

Ils sont parfois plus de 130 détenus, dans des chambres conçues pour 70 personnes. Le sommeil en prison ne peut prendre effet que si les gardiens les y autorisent. Abdallah Yahya, réalisateur et ex-détenu pour consommation de cannabis, nous confie que les conditions d’emprisonnement sont inhumaines. Près de deux ans après sa libération, Abdallah est encore sous le choc.

Selon lui, « il suffit d’avoir de l’argent pour s’acheter le confort dans les prisons tunisiennes (drogue, alcool, lit). Les détenus pour consommation de drogues sont le principal gagne-pain du tortionnaire (policier). Encourager la distribution des substances illicites en prison est un moyen de contrôler les prisonniers, surtout que la vente de drogues fleurit de plus en plus dans les pavillons réservés aux jeunes et aux détenus pour une première condamnation ».

Lutte contre la drogue, les raisons de l’échec

En Tunisie, l’option répressive de lutte contre la drogue entraîne :

● Plus de dépenses publiques, dont une infime partie sert à couvrir les besoins en matière de prévention et de réduction des risques ;
● plus de conséquences sanitaires dévastatrices, comme 30% des infections déclarées (VIH) entre 1985 et 2009 se sont faites via l’usage de drogues injectables, selon l’Association tunisienne de lutte contre les maladies sexuellement transmissibles ;
● plus de violence souvent résultat de la stigmatisation et la marginalisation des usagers contraints à la clandestinité ;
● l’atteinte aux droits humains par la répression exercée par les autorités envers les usagers, par les incarcérations de masse, la torture, et les tests urinaires considérés comme une atteinte à l’intégrité physique ;
● la répression étant outrancière, cela favorise la corruption (en tant qu’échappatoire à la sanction pénale) au détriment d’une prise en charge sanitaire plus efficace ;
● l’explosion des profits du trafic de drogue.

Longtemps, tout débat autour de la drogue fut censuré, englouti par la peur et la désinformation. Peu après la révolution, des initiatives émanant de la société civile ont réclamé la réforme de la loi sur la consommation de drogue.

Les différents acteurs associatifs, conscients que la prohibition de substances illicites ne réduira pas le taux de dépendance ou la lutte contre le trafic illicite, pensent qu’il est nécessaire de mettre en place une vision à long terme pour remédier à ce problème. Ils réclament la mise en place d’une politique publique des drogues qui tiennent compte des données du terrain et des recommandations des experts, et dans tous les cas, qui prend ses distances de l’approche répressive des lois en vigueur.

Selon Al Sajin 52, il serait beaucoup plus adéquat de mettre en place une politique de prévention à tous les niveaux que de faire payer les consommateurs qui ne sont au final, que des victimes.

« Pour résoudre un problème, on doit tout d’abord le définir, collecter les informations nécessaires pour définir la bonne alternative? Il ne faut pas oublier que la loi 52 en question a été écrite alors qu’on était en dictature », déclare la présidente de l’Organisation « Youth Decides ».

Lors des campagnes électorales, les partis politiques n’ont pas manqué de parler « réforme ». S’invitant au café culturel, Whatever Saloon, Béji Caid Essebsi, pour faire monter sa côte de popularité auprès des jeunes, s’était engagé à revoir la loi réprimant la consommation de drogue. C’est de cette récupération politique de lutte pour la réforme de la loi n°52, du 18 mai 1992, qu’est né un projet de réforme décidé à huit clos.

Dans l’immédiat, ne serait-il pas plus judicieux de rouvrir le centre de désintoxication « Al Amal », à Jbel El Wesset, fermé depuis 2011 « pour travaux d’aménagement », selon le ministère de la Santé.