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Face à l’emprise de la grande distribution et à l’industrialisation excessive de l’agriculture, des initiatives essaiment un peu partout en Tunisie pour encourager les consommateurs à acheter des produits du terroir.

« Je ne veux pas que la Tunisie perde ses petits agriculteurs ». C’est avec ces mots que Moez Essayem entame la conversation, alors même qu’il déambule dans la montagne à la recherche de ces moutons volés, la veille. « Je ne lâcherais rien », poursuit-il. Responsable d’une exploitation agricole et d’une ferme à Mornaguia, il propose, depuis 2011, des produits biologiques aux tunisiens.

Les deux premières années nous avions organisés avec d’autres agriculteurs un marché bio à La Soukra, mais les charges étaient considérables. Maintenant, je préfère livrer sur commande.

Sarra Shili, co-gérante d’Elixir, a mis en place un point de vente de produits dont l’exploitation s’est convertie au bio, depuis 2013. La conversion est un processus de changement d’une agriculture conventionnelle (utilisation de produits chimiques, pratiques agricoles intensives) à une agriculture biologique qui se caractérise par le non usage d’engrais chimiques, le recyclage des matières organiques, la rotation des cultures, et plus généralement, un respect global de l’environnement et des ressources disponibles.

Nous avons crée notre propre point de vente car nous avions des difficultés pour la commercialisation de nos produits,explique Sarra.

Sans intermédiaires

L’un des enjeux principaux de ce type de production consiste à éviter les circuits de distribution classique et de réduire les intermédiaires entre les producteurs et les consommateurs. Pierre Rabhi, philosophe et pionnier de l’agroécologie en France, raconte que : « Dans les années 1980, un camion de tomates a quitté la Hollande pour livrer l’Espagne. Dans le même temps, un autre camion de tomates part de l’Espagne pour livrer la Hollande. Les deux camions ont fini par se percuter sur une route française ! Cette anecdote est une caricature qui devrait nous faire méditer sur l’absurdité de notre système ».

En Tunisie, nous y sommes presque. « Nous devons réfléchir à des initiatives intelligentes pour faire face à la suprématie de la grande distribution. Elle est en grande partie responsable des difficultés que rencontre les agriculteurs », affirme Moez Essayem. Pour Sarra Shili, c’est une dynamique gagnant-gagnant :

En réduisant les intermédiaires, on allège les marges des distributeurs, on encourage les circuits courts et les consommateurs ont des produits de qualité.

Dans son exploitation agricole d’Oudhna (30 km de Tunis), elle cultive près de 50 ha d’olives de table, 20 ha d’amandes, 9 ha de plantes aromatiques et médicinales et les terrains nus ont été réservé à la culture maraîchère. Chaque samedi matin, à Mutuelleville, elle organise un marché hebdomadaire pour vendre les produits de l’exploitation. Mais tout ne vient pas de ses terres. « N’ayant pas encore la possibilité de tout produire, notamment les fruits, nous achetons auprès de petits agriculteurs de la région qui n’utilisent pas de pesticides », explique-t-elle.

Ces agriculteurs pratiquent une agriculture biologique sans certification parce que ça coûte trop cher. Il faut compter entre 2000 et 10 000 Dt par an.

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Le marché d’Elixir, à Mutuelleville, Tunis.

A la fin de la matinée, il n’y a plus grand chose au marché d’Elixir.« Les légumes partent vite », se réjouit-elle. Alors, est-ce une activité rentable ? « D’une part, nous sommes relativement peu à proposer des produits de qualité qui viennent directement du producteur, et d’autre part, il y a de plus en plus de consommateurs soucieux de la provenance des produits qu’ils achètent ». Moez Essayem, qui produit 30 paniers par semaine, affirme pourtant que « l’agriculture biologique n’est pas tout de suite rentable ». Et de poursuivre :

Nous sommes pionniers dans cette démarche, c’est normal que ça prenne du temps à se mettre en place, mais la demande est là, alors il ne faut pas laisser tomber. Moez Essayem

Grâce à sa page Facebook, Le Couffin Bio, il peut promouvoir les produits de ses terres mais aussi prendre les commandes.

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La ferme Shiriland à Gafsa.

D’autres initiatives essaiment un peu partout sur le territoire. A Gafsa, la ferme Shiriland propose aussi à la vente sans passer par des intermédiaires : dattes, citrons, harissa, tomates séchés, huile d’olive, pistaches. Dans la ferme L’Ombre du Palmier, à Hajeb El Ayoun, le jeune couple Basset et Corine débutent dans la vente directe et proposent aux habitants de leur ville du blé dur et de l’huile d’olive. Chaque semaine, à Djerba, un marché de produits biologiques et locaux est proposé aux habitants. Cette initiative commune de la Mairie d’Erriadh et de l’association “Les Amis de la Médina” vise à offrir un débouché commercial aux producteurs locaux, à les aider à augmenter leurs capacités d’approvisionnement et à les accompagner vers une exploitation durable de leurs terres.

Les consommateurs s’organisent

Du côté des consommateurs, ça bouge aussi. En mars 2015, 15 citoyens créent la première coopérative de consommation, Tunisie Coop. Et ce samedi, elle organise, un marché de produits agricoles afin de recréer du lien social entre producteurs et consommateurs, encourager la consommation responsable, développer la vente en circuit-court et valoriser les métiers du monde agricole. Une initiative portée notamment par Naoufel Haddad qui a découvert lors d’un voyage au Japon le Seikatsu Club, une fédération de coopératives de consommation japonaise principalement pour l’achat de produits alimentaires.

Notre coopérative vise à rapprocher consommateurs et producteurs, en réduisant les intermédiaires et en développant une agriculture de proximité, explique Naoufel Haddad.

En effet, la coopérative s’approvisionne dans un rayon de 60 km auprès d’agriculteurs qu’ils connaissent. D’ailleurs, un de leurs objectifs est d’accompagner les agriculteurs pour qu’ils se convertissent à l’agriculture biologique. « La grande majorité des agriculteurs tunisiens utilisent des produits chimiques qui détruisent nos sols », s’alarme Naoufel Haddad. « Nous voulons aussi mettre en place un système de traçabilité qui permettra de contrôler les produits car nous sommes soucieux de la qualité des aliments que nous consommons. Or, en Tunisie, le credo est de produire plus et le moins cher possible », regrette t-il. Samia, la trentaine, est une consommatrice assidue des produits de qualité et commande régulièrement des paniers bio. « J’ai voulu être en cohérence avec mes principes : le respect de l’environnement, des petits agriculteurs, mais aussi, la qualité des produits que nous consommons. Tout cela ne doit pas être juste des slogans », assure-t-elle. « Mais il faut reconnaître que ça fait mal au portefeuille ! ».

Des produits à la portée de tous ?

Le problème est précisément là. Produire bio, coûte plus cher. En effet, les rendements de l’agriculture biologique sont moins grands que ceux de l’agriculture conventionnelle et elle nécessite une main d’œuvre plus importante, les produits n’étant pas traités aux engrais chimiques ni aux pesticides. Par ailleurs, l’offre des produits biologiques est faible par rapport à la demande. A titre d’exemple, au marché organisé par Elixir, les pommes de terre sont à 1,800 dinars le kilo, les figues de barbarie à 5,800 dinars le kilo et les oignons à 1,600 dinars le kilo. Chez Le Couffin Bio, les tomates allongées et les courgettes sont à 3 dinars le kilo, le citron est à 2 dinars le kilo. Ainsi les produits bio achetés directement chez le producteur peuvent parfois coûter près de 50% plus cher que les produits conventionnels achetés en grande surface. Mais pour Moez Essayem, manger des produits de qualité ne doit pas être une question de moyens. « Plutôt que de vouloir de la viande ou du poulet à chaque repas, réduisons la quantité pour pouvoir se payer de la qualité ». Et d’argumenter : « Au niveau nutritif, une tomate issue de l’agriculture biologique, vaut 10 fois plus qu’une tomate issue de l’agriculture conventionnelle ».

Pour Sarra Shili, il y a des réformes profondes à mettre en place : « L’Etat doit encourager les agriculteurs à se convertir au bio grâce à des subventions et des formations, mais il faut aussi que les agriculteurs changent leurs pratiques agricoles, notamment en diversifiant leurs productions et en travaillant sur des parcelles plus petites ». Un défi majeur pour que l’alimentation saine ne soit pas réservée à quelques privilégiés.