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Mohamed Salah Ben Aissa, à gauche et Habib Essid, chef du gouvernement tunisien, à droite (Photo : Fethi Belaid – AFP)

Via un communiqué au style télégraphique, la présidence du gouvernement annonçait le 20 octobre dernier avoir tout bonnement démis le ministre de la Justice Mohamed Salah Ben Aissa de ses fonctions. Une décision spectaculaire que ce dernier a expliquée par des divergences autour du projet de loi controversé du Conseil supérieur de la magistrature. C’est en réalité une accumulation de tensions qui semble avoir eu raison du ministre. Mi politique mi technocrate, le gouvernement Essid est rattrapé par son hétérogénéité.

C’est le ministre de la Défense Farhat Horchani, juriste lui aussi, qui assurera l’intérim, comme le veut la tradition en cas de vacance de l’un des trois portefeuilles régaliens. Voilà quelques jours que le nom de Chawki Tabib circule comme potentiel successeur.

Après le départ volontaire au début du mois de Lazhar Akremi, ministre chargé des relations avec le Parlement, cette fois c’est un ministère régalien qui est touché, et pas des moindres. Sur le plan de la méthode, cela n’est pas sans rappeler celle d’un authentique régime autoritaire.

Ancien doyen de la Faculté des sciences juridiques de Tunis, Ben Aissa est professeur de droit public. Il s’est fait connaître durant son court mandant de moins de 10 mois par son style volontariste et ses visites inopinées dans les prisons tunisiennes. Le 9 juin 2015, sa sortie remarquée à la Cité des sciences à propos du projet de loi présidentiel de réconciliation économique donnait déjà le ton et signalait une certaine latitude, avec une position pour le moins mitigée vis-à-vis du texte.

Apprécié par ses pairs comme « valeur académique indéniable » et « juriste indépendant », Ben Aissa a affirmé s’être préparé à la démission. Il a expliqué son limogeage essentiellement par des divergences autour du projet de loi polémique d’instauration du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Un groupe de députés de l’Assemblée des représentants du peuple avait déposé le 22 mai dernier un recours pour inconstitutionnalité de ce texte.

Une séance était prévue au Parlement pour adopter le projet de loi sur le CSM, et le Premier ministre m’a demandé d’être présent en tant que membre du gouvernement.

Sur le plan de la forme d’abord, «  un simple agent de l’ARP a été chargé de convoquer le ministre le lendemain à 10h00 », ajoute-t-il. « Or, le texte que nous avions préparé a été modifié de fond en comble par une commission parlementaire », a-t-il déploré, regrettant de ne pas pouvoir être présent à la signature d’un projet « qui ne correspond ni à (ses) choix ni à (ses) convictions, ni à l’esprit de la Constitution qui confère de larges prérogatives au pouvoir judiciaire ».

Aspects idéologiques et hyper-présidentialisme

Fin septembre, un autre épisode avait vraisemblablement enclenché le compte à rebours pour le turbulent ministre. Sur Shams FM, il s’était dit favorable à l’abrogation de l’article 230 du Code pénal, qui sanctionne l’homosexualité de trois ans de prison. « Rien ne peut justifier l’atteinte à la vie privée », avait-il avancé, insistant sur le fait que certaines législations archaïques devront être réformées.

Le limogeage du ministre a indigné de nombreux observateurs et figures de la société civile qui estiment que son progressisme et son esprit réformiste lui ont couté sa place au sein du gouvernement Essid. En outre, l’ombre de la présidence de la République plane sur cette révocation : interrogé le 5 octobre dernier par une journaliste égyptienne, reprise par CNN, sur sa position à propos de la loi 230, le président Essebsi avait exprimé sans détours son souhait de maintenir la criminalisation de l’homosexualité, tout en désavouant le ministre Ben Aïssa « dont les propos n’engagent que sa personne », avait-il martelé, visiblement agacé. Les électeurs modernistes sont fixés…

Dernier motif, plus politique, suspecté d’avoir joué un rôle dans la décision du Premier ministre mais surtout du parti majoritaire, le fait que Mohamed Salah Ben Aissa n’aurait pas assez œuvré, en tant que ministre de la Justice, pour sanctionner les juges qui font preuve, selon Nidaa Tounes, de laxisme vis-à-vis des personnes accusés de liens avec le terrorisme, souvent libérées pour vice de forme ou par manque de preuves. Pour sa défense, l’ex ministre évoque à juste titre les limites de sa fonction. Légaliste, il rappelle qu’il ne peut qu’ordonner une inspection des magistrats, ce qu’il a fait, sans constater d’abus.

Le 16 octobre, Ben Aïssa avait enfin révélé lors de son audition par la commission des droits et des libertés que « l’ambassadeur des USA à Tunis a dépassé ses limites et en tentant d’interagir dans les législations qui concernent le trafic humain ».

Mohamed Salah Ben Aissa était l’une des rares lueurs de ce gouvernement terne. Un homme de droit et de principes, qui a défendu l’indépendance des juges, peut-on lire sur les réseaux sociaux.

Le ministre qui a dit non

« Nous ne sommes pas habitués à ce qu’un ministre dise non, le chef du gouvernement ne l’a pas accepté… Pour autant, le fait que je sois ministre ne signifie pas que je doive me défaire de mes convictions », a commenté l’intéressé.

Le projet de loi de création du CSM, adopté en première lecture en mai et décrié par de nombreux magistrats, a été par ailleurs déclaré inconstitutionnel par l’instance provisoire du contrôle de la constitutionnalité des lois, a dû être remanié. Le juge Ahmed Rahmouni avait notamment dénoncé la volonté de la majorité et de l’exécutif de vouloir museler le pouvoir judiciaire.

Au sein de la majorité Nidaa-Ennahdha, tout a été spéculé autour de Mohamed Salah Ben Aïssa : « homme de l’Association des magistrats tunisiens », « islamo-gauchiste », etc. Défenseur invétéré de la Constitution, l’homme était surtout l’un des maillons faibles de l’équipe gouvernementale. Il n’avait pas derrière lui le poids d’un parti politique qui aurait fait réfléchir à deux fois Habib Essid.

Surtout, la manière avec laquelle le coup d’éclat a eu lieu ne sera pas sans conséquences. Tout sourire, Ben Aïssa sort au final grandi suite à un limogeage d’une autre époque. Le duo Nidaa-Ennahda pouvait-il se permettre le luxe d’une telle fanfaronnade disciplinaire ?

Considérer qu’au contraire, la décision est purement administrative, c’est probablement prêter à Habib Essid un pouvoir qu’il n’a point. Mais à supposer que cela soit le cas, cela n’en serait pas moins incohérent, étant donné que Ben Aïssa fut coopté au moment de la formation de l’actuel gouvernement en raison de ses qualités de technocrate. On attendait de lui un droit de regard technique, qu’il a exercé en toute logique.

Pour Essid, ou pour ses chefs politiques, technocrate rimait manifestement avec exécutant. Ainsi l’ingratitude et le mépris avec lesquel Ben Aïssa a été remercié ne lui auront même pas laissé le temps de sortir la tête haute, par une démission qui eût préservé sa dignité.

« C’est au ministre d’appliquer les choix du gouvernement et non l’inverse », renchérissait cette semaine Béji Caïd Essebsi. Une fois de plus, peut-être la fois de trop, le pouvoir exécutif a péché par excès de confiance. Au moment ou un triple grand chantier judiciaire s’apprête à être engagé à l’Assemblée, l’embarrassante vacance au ministère de la Justice préfigure une crise au plus haut sommet de l’Etat.