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Photo de Attilo Marasco

Après une avant-première au Piccolo Teatro de Milan, Violence(s) mise en scène par Fadhel Jaibi sur un texte de Jalila Baccar fait son avant-première nationale à la salle du quatrième art, le 6 novembre 2015. Sur scène, Violence(s) lie deux générations, celle des aînés du théâtre, Jalila Baccar, Fatma Ben Saidane, Lobna Mlika et Noomene Hamda, à celle des jeunes fraîchement sortis de l’École de Théâtre Nationale, à savoir Nesrine Mouelhi, Ahmed Taha Hamrouni, Aymen Mejri et Mouin Moumni.

La scène est presque nue : six bancs et une vieille table noire. Lobna Mlika, dans son personnage de Lobna Mlika apparaît en premier, un mouchoir sur le nez, elle suffoque. Elle avance à petit pas, tourne en rond, à la recherche de… rien. Jalila Baccar surgit, ébouriffée, livide, vêtue de gris, elle pose une vitre poussiéreuse et invite Fatma Ben Saidane sur scène. Trois femmes et un silence absolu envahissent la salle du Quatrième Art.

Dès lors, les événements se précipitent. Les histoires se mêlent. Les personnages errent entre parloir, salle d’interrogatoire, bureau de torture ou scène de crime. Ils valsent entre schizophrénie, déni, angoisse, dépression, désespoir, injustice, inégalité et autres violences de la vie quotidienne. D’un tableau à l’autre, un nouveau crime, une nouvelle affaire judiciaire, encore plus atroce que la précédente

Humiliée par un taxiste, une femme rentre tuer son mari et plonge dans le déni. Un politicien homosexuel égorgé par un amant dépité. Une paysanne empoisonne son fils au DTT avant de bruler son corps dans une « tabouna » pour sauver son honneur. Un trio incestueux et violent. De jeunes lycéens défenestrent une enseignante puis s’acharnent sur son corps. Une patiente d’un hôpital psychiatrique terrorisée par son propre regard depuis qu’elle a torturé un chat à l’âge de 12 ans. Une psychiatre qui a perdu la main suite à la recrudescence des attentats terroristes. Une prisonnière qui crache des pétales de fleurs à la figure du public et refuse la grâce présidentielle.

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Photo Théâtre National

Chaque scène tente de mettre à nu le monstre qui peut se cacher en nous. Elle laisse surgir cette bête immonde tapie dans les personnages. Les acteurs sont à la fois eux-mêmes et leurs personnages : Jalila Baccar et l’autre Jalila Baccar, Fatma Ben Saidane et l’autre Fatma Ben Saidane, Lobna Mlika et l’autre Lobna Mlika… Une mise en abîme des acteurs, métaphore d’une société déboussolée.

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Photo de Attilo Marasco

Violence(s), retour aux sources ?

Dans la tradition des intellectuels engagés qui interrogent et s’interrogent sur les grands ébranlements historiques, Jaïbi pose une question simple : qu’est-ce que le théâtre ? et que peut-il apporter à l’intelligibilité du monde ? La réponse a été peu convaincante avec Tsunami, tant la pièce a été marquée par la polarisation manichéenne de l’espace politique durant les trois premières années de la transition. Avec Violence(s), l’auteur revient aux classiques de la modernité : Artaud et son théâtre de la cruauté.

La pièce met en scène le recto mais aussi le verso du personnage inspiré du théâtre de la cruauté. A travers ce double jeu d’acteur, le spectateur est pris dans une confusion entre le réel (le monde vecu) et le simulacre (la pièce de théâtre). Tant de violences dédramatisées par ce double jeu, l’un qui reflète l’atroce et l’autre qui mime, comme pour rappeler à chaque réplique qu’enfin de compte, c’est du théâtre. Sommes-nous dans la présentation ou la représentation ? Les acteurs sont-ils en train de présenter les personnages ou de représenter des individus ? Ce jeu d’acteur zigzague entre la réalité et la fiction, parfois réduite à une abstraction, interpelle le spectateur.

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Photo de Ayen Omrani

Le premier manifeste pour le théâtre de la cruauté avait appelé à réviser voire retirer toutes les conventions comme l’éclairage, les costumes, l’auditorium, etc… Dans Violence(s), la scénographie donne l’illusion du minimalisme. C’est à travers l’acteur que le spectateur identifie le lieu de l’évènement. Les six bancs et la table changent d’utilité de scène en scène. Les costumes sont ternes. De même que les tableaux de danse emblématiques de Démences (Junun), Khamsoun, Amnesia (Yahia Yaïch) et Tsunami, sont absents. Les corps sont las, traversés par des spasmes. Fadhel Jaïbi reprend une forme de langage corporel, émanant de l’énergie intérieure de l’interprète (le personnage de Asfour dans Arabes), mais pousse cette logique à l’extrême. Une autre référence à Artaud qui a appelé à développer un langage basé sur les signes, un « langage physique », contre celui du verbe. Ainsi, les monologues racontent des histoires en miettes composées de fragments de phrases, de chansons, de citations…

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Photo de Attilo Marasco

Dans cette pièce, l’espace de jeu est en T avec trois sorties (gauche, droite et milieu). Une forme scénique qui se prive de profondeur, de diagonale, de cour ou de jardin et qui condamne le jeu d’acteur au milieu et à l’avant-scène. Dans cette disposition, le public contourne l’espace de jeu en forme de U. Il est collé à la scène ce qui réduit encore plus les plans et aplatit le champ de vision. Un choix esthétique inspiré d’Artaud, lui qui avait suggéré d’abolir la scène et la salle pour créer un contact directe entre la pièce et le public, l’acteur et le public.

Violence(s), post-révolutionnaire… ?

Il y a un mystère du passage à l’acte. C’est cette question au départ qui nous a poussé à réfléchir à la violence, ou aux violences en général après la révolution tunisienne. La révolution est un repère. Parce que les crimes existaient, les petits et les grands délits existaient bien avant, depuis toujours n’est-ce pas ? Mais on n’en parlait pas beaucoup parce qu’il y avait la censure […] le mystère reste entier du « Pourquoi on tue ? » s’interroge Fadhel Jaïbi.

La révolution a-t-elle été un catalyseur de la violence sociale ? A-t-elle changé les lieux et les formes de cette violence ? Y avait-il une censure sur les récits de la criminalité quotidienne comme l’affirme Jaïbi ? Violence(s) ne réponds pas forcement à ces questions, d’où les possibilités de malentendu.

Durant une heure quarante-huit minutes, on peut avoir l’impression dérangeante de lire la rubrique des fait-divers des tabloïds qui ont fleuri sous la dictature pour légitimer la dictature. Le monde est peuplé de monstres mais Big Brother veille sur vous.

Puis, les criminels, comme les victimes restent embryonnaires : Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Dans les rares fois où la pièce lève le rideau sur l’histoire d’un personnage, il est possible de déduire que dans la majorité des cas, les crimes ont lieu dans les milieux sociaux défavorisés. Y a-t-il un rapport entre la classe sociale et la criminalité ? Une question qui dérange car Violence(s) s’approchent dangereusement des frontières de la stigmatisation.

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Photo Théâtre National