Les hauteurs du Nord-Ouest détiennent le record national de pluviométrie. Pourtant, la pénurie d’eau potable fait des ravages. Dans le gouvernorat de Béja, le réseau de la Société Nationale d’Exploitation et de Distribution des Eaux (SONEDE) s’arrête aux confins des villages de M’chargua, Zaga, Toghzaz, Marja Zweraa et Oulèja. La région est un petit bout de paradis qui donne envie de vadrouiller à l’infini. Paradoxalement, elle est enfer et malédiction pour ses habitants. La verdure abondante, les lacs à perte de vue et les fleuves contrastent avec les visages émaciés des villageois. Nawaat est allé à la rencontre des habitants de la région pour enquêter sur l’une des injustices les plus absurdes de la Tunisie indépendante.

Au compte-goutte

À soixante ans, Jawhara porte sur son dos voûté près de 20 litres d’eau par jour sur une distance de trois kilomètres sous la chaleur accablante du mois d’août. La tradition patriarcale impose cette corvée aux femmes. Les jeunes filles et surtout celles qui fréquentent les universités et lycées le font de moins en moins pour éviter les courbatures, les coups de soleil et l’humiliation. « Elles se rebellent », explique une porteuse d’eau.

Sur le chemin, nous croisons le Omda, Lamine Farhat Mchargui. Il repère de loin notre caméra et semble deviner nos questions insistantes sur les multiples promesses faites aux villageois. Nous le suivons jusque chez lui. À côté du portail rouillé de sa demeure, la boîte bleue de la SONEDE suscite toutes les convoitises, mais aussi la colère. La maison du Omda est la seule de tout le village qui soit reliée au réseau public d’eau potable. « Il n’y a pas d’eau parce que les habitants ne sont pas patients. Le gouverneur leur a dit que tout va s’arranger d’ici quelques jours… nous avons même ramené un ingénieur qui a repéré les lieux, il y a deux jours… Je ne peux pas en dire plus », marmonne le Omda avant de se retrancher chez lui.

Selon les habitants, plusieurs requêtes ont été déposées à la délégation de Nefza pour accéder à l’eau potable. « Nous avons même organisé des sit-in devant la délégation et le gouvernorat. Le délégué a refusé à maintes reprises de nous accueillir. Il a finalement promis d’installer un point d’approvisionnement au milieu des Douars. Mais rien n’a été fait », explique un des villageois avec regret.

Tout semble réclamer l’eau à M’chargua. Les maisons, les routes, les animaux domestiques et les enfants qui se mettent à l’ombre d’un arbre en tapant le sol avec des bouteilles en plastique vides. Les enfants ne boivent pas assez et ne prennent pas de douche même pendant les jours de canicule. « Il est presque midi et ils ont déjà épuisé les provisions d’eau ramenée ce matin par les mamans », explique Imed, la vingtaine, un des jeunes du village.

« Depuis des années, je souffre de douleurs atroces au dos. Chaque fois que je rapporte l’eau, je passe, deux jours clouée au lit,. On ne se lave pas. On ne nettoie pas. On ne vit plus… en attendant qu’ils décident de nous rétablir l’eau… », témoigne Mbarka, mère d’une famille nombreuse. Dans la grande cour de sa maison, chaque détail rappelle l’austérité. Mbraka nous invite à nous reposer sur des chaises d’un gris poussiéreux. Son mari nous présente la grande famille. Ici, les jeunes partent très tôt. « Ils fuient la misère, le manque d’eau, de transport et d’opportunité de travail ». « Le 14 janvier nous a donné un brin d’espoir et nous avons cru à un réel changement », se rappelle Mohamed, la trentaine, marié mais vivant toujours chez ses parents.

Au bout de quelques mois, ils ont fait revenir le même Omda de Ben Ali. En fonction depuis une vingtaine d’années, il n’a jamais transmis nos revendications aux gouverneurs, ajoute-t-il.

Collé à M’chargua, Ettaref est un petit village qui faisait, autrefois, partie de la délégation de Ouchtata. Le village a souffert, durant dix ans, de soif avant d’être relié au réseau public d’eau potable, en 2013. Abbar, un jeune homme du village, nous explique qu’il y a encore des coupures d’eau, tout en reconnaissant que « la situation est, quand même, meilleure qu’il y a deux ans ».

La source s’est tarie

Sur le même chemin sillonnant les montagnes, près d’une carrière de pierres, nous arrivons à Zaga. Le village est au pied de la montagne, entouré de la quiétude et la prospérité trompeuses de la région. Ici, la corvée de l’eau est plus pénible depuis que la fontaine publique s’est tarie, il y a deux ans. Pour s’approvisionner en eau potable, les femmes marchent près de cinq kilomètres, traversent un oued pour atteindre Ettaref. Pendant l’hiver, la montée du niveau des eaux empêche les villageois d’accéder au village voisin et les oblige à ramener l’eau en voiture de Ouchtata.

À l’école, les enfants transportent l’eau dans des bouteilles en plastique pour boire et faire leur toilette. « Quand nous emmenons nos enfants au dispensaire, le médecin nous informe qu’ils sont malades à cause de la qualité de l’eau. Mais nous ne pouvons rien y faire. C’est la seule eau qui nous est donnée », témoigne Ïfa Ben Mustapha, agriculteur, père d’une famille de trois enfants.

À 20 km de Zaga, nous arrivons à Toghzaz, délégation de Tabarka, du gouvernorat de Jendouba. À l’ombre d’un laurier sauvage, Salah contemple les ruines d’une ancienne source aménagée. Il explique que son village compte quatre fontaines publiques mais qu’une seule est fonctionnelle, « les autres ont été abîmés par le taux élevé de calcaire qui a bouché et rouillé les canaux ». Sans hésitation, il met à l’index « les hauts responsables mais aussi l’ancien président de l’Association de gestion des eaux qui n’ont pas fait proprement leur boulot ».

Abdelhafidh El Habachi, garde forestier, explique que l’indifférence voire l’incompétence de l’administration a contribué à l’échec d’un ancien projet censé rapporter l’eau potable à Toghzaz.

Je me suis rendu au siège du gouvernorat à Jendouba pour me plaindre de l’eau qui inonde ma maison alors qu’elle est manquante au village. Je voulais aider les autorités à gérer la distribution de l’eau potable. J’ai fini par laisser tomber, faute de réponse, se rappelle Abdelhafidh.

À présent, l’Association de gestion des eaux de Toghzaz planifie un nouveau réseautage qui conduira l’eau de la montagne vers le village. D’après l’Association, l’eau sera payante pour couvrir les frais engagés et le salaire d’un gardien. Rachid Toujani, président de l’association, nous confirme qu’un « promoteur engagé par l’association a, déjà, ramené les tuyaux. Et on espère le démarrage des travaux dans les prochains jours » précise-t-il.

L’Etat et la violence illégitime

À une trentaine de kilomètres de Toghzaz, nous débouchons sur Sidi El Barrak, deuxième barrage en Tunisie après celui de Sidi Salem. Pour les habitants de Marjaa Zweraa, Sidi El Barrak est une vraie malédiction. En 1995, l’État a confisqué les terres pour bâtir le barrage. Depuis, les villageois, en majorité agriculteurs, n’ont eu ni dédommagement ni accès à l’eau potable, autrefois disponible.

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Mohamed Chargaoui, membre de l’Association de développement rural à Toghzaz, nous explique que le gouvernorat a ramené un entrepreneur pour repérer les lieux et installer une canalisation d’eau pour les habitants. « Mais il a disparu dans la nature après avoir touché la première tranche de sa rémunération. Nous avons demandé le rapport financier du projet. Les autorités continuent à faire la sourde oreille », témoigne Mohamed.

Abdeljalil Chargaoui, frère de Mohamed, revient sur la problématique de l’agriculture dans son village.

La région est riche en eau, Nous l’avions depuis longtemps gratuitement et en permanence. Maintenant, non seulement, on nous prive de nos terres et de l’eau potable, mais aussi on nous oblige à payer l’eau d’irrigations et on nous interdit de creuser des puits par nos propres moyens, s’indigne Abdeljalil.

Réclamer de l’eau potable peut parfois conduire en prison. À Ouléja 5 manifestants ont été trainés devant la justice et condamnés à 8 mois de prison suite à un sit-in. Au village, la tension reste vive surtout que les travaux d’aménagement de la source semblent avoir été abandonnés. Une citerne a été bien construite mais les tuyaux de raccordement sont entreposés au pied de la colline depuis des mois. Comme à Togzaz, le promoteur est parti sans explications.

C’est ainsi depuis 3 ans. Chaque année, les autorités promettent que la distribution de l’eau sera prête pour l’été, témoigne un villageois.

Ali Meliki, délégué du Commissariat régional au développement agricole de Béjà, explique que la nature argileuse du sol dans cette région empêche l’eau de rejoindre la nappe phréatique, « c’est le principal facteur du manque d’eau ». Sur les 303 000 habitants du gouvernorat, 55% habitent la campagne. L’eau potable à laquelle ils accèdent provient à 60% des nappes phréatiques, 30% de la SONEDE et 10% des sources d’eau.

Entre 80 et 93% des habitants disposent de l’infrastructure et ont l’eau. De l’autre côté, près de 15 000 habitants disposent du réseautage mais ne boivent pas […] à cause des factures non payées, ajoute-t-il.

Par la même occasion, Meliki souligne la mauvaise gestion des Associations d’eau qui trainent des dettes auprès de la STEG et qui négligent la maintenance des réseaux de distribution. « Même leurs rapports financiers ne sont pas précis. Il y a un grand problème de suivi, entre un bureau élu et son prédécesseur », ajoute-t-il.

De son côté, la SONEDE promet qu’à l’horizon 2025, les villages situés entre Béja et Jendouba seront tous reliés au réseau d’eau potable. Pour cela, elle envisage la construction d’une station de traitement des eaux brutes puisées au barrage de Sidi El Barrak, 30 réservoirs, 20 stations de pompage et la pose de 340 Km de conduites. Rappelons que les eaux de ce barrage approvisionnent le grand Tunis ainsi que d’autres villes au Cap-Bon. Selon la SONEDE, la liaison des habitations éparpillées dans les montagnes du Nord-Ouest est coûteuse. Une réponse peu convaincante pour les villageois de Béja et de Jendouba convaincus d’être spoliés des richesses naturelles de leurs régions.