Bullet Skan

L’Etat d’urgence n’épargne pas les mineurs. Afraa Ben Azza, 17 ans, a été arrêtée le 16 décembre 2015 suite à une marche qu’elle avait organisée contre la destruction du café de Sidi Boumakhlouf au Kef. Elle a été séquestrée, menottée, humiliée et privée de nourriture et d’eau, puis libérée au bout de 24 heures de garde à vue. Début décembre, une jeune de 17 ans, élève en troisième année secondaire section math, a été arrêtée pendant 15 jours et transférée du centre de détention de Bouchoucha à la Brigade anti-terroriste d’El Gorjani selon Maitre Ahlem Slama. Il y a 5 ans, jour pour jour, Skander Ben Hamda alias Bullet Skan, tout juste 16 ans et 5 mois, a été arrêté au petit matin pour atteinte à la sûreté de l’Etat. Retour sur la garde à vue du plus discret des cyberdissidents qui ont eu raison de la dictature.

Le kidnapping de Bullet Skan

A partir du 2 janvier 2011, les insurgés du net, de par le monde, venaient de porter un coup fatal à la dictature numérique de Ben Ali. Les sites de la propagande officielle (TAP, Essabah), de ministères et celui de la présidence de la République ont été mis hors-service.

Le 6 janvier, à six heures tapante, quatre policiers en civil font irruption chez les parents de Skander. « La seule chose que la police a respecté, ce sont les horaires de perquisition. C’est interdit entre minuit et six heures du matin », explique-t-il. Le chef de la brigade a informé ses parents que Skander devait être interrogé pour vol d’ordinateur.

Il faisait encore nuit et j’étais à ma quatrième nuit blanche. A peine que je m’étais assoupi, ma mère m’avait réveillé en m’expliquant, avec beaucoup de calme, que quatre flics m’attendaient dans le couloir.

Le temps d’ouvrir ses yeux, il avait déjà compris les raisons de son arrestation ou comme il l’appelle son « kidnapping ». Très vite, il est chargé dans un pick up les yeux bandés. « Les agents m’avaient dit que je ne passerais pas plus de deux heures avec eux. J’en ai passé quatre jours », dit-il en soupirant.

Le Code de Protection de l’enfance recommande d’éviter de recourir tant que possible à la garde à vue, à la détention préventive ainsi qu’aux peines privatives de liberté d’enfants [Article 13]. Il rappelle le droit de l’enfant placé dans un lieu de détention à la protection sanitaire, physique et morale ainsi qu’au droit à l’assistance sociale et éducative [Article 15].

C’est insensé de dire que c’était un interrogatoire

A 6 heures 30, Skander est déjà à la Direction de la sûreté de l’Etat dans le bâtiment sinistre du ministère de l’Intérieur. Il est installé dans un box très étroit, en face d’un comptoir. De l’autre côté, il y a la salle de perquisition où son ordinateur, ses CDs et tous ses livres vont être passés au peigne fin. Avant d’être escorté à la salle d’interrogatoire, au deuxième étage, Skander se retrouve devant un médecin.

Celui-ci était chargé de leur dire comment me torturer et combien de temps je pouvais supporter. Il m’a demandé si je prenais des médicaments et si j’avais des maladies. Je devais le revoir chaque jour, plus d’une fois, dit-il, encore intrigué.

Une fois au deuxième étage, Skander est conduit dans un grand bureau, plutôt ordinaire. « Les murs, portaient les traces des nombreux torturés passés par là », soupire-t-il. En attendant l’heure des interrogatoires, deux agents sont venus vers lui, essayant de l’intimider pour le forcer à parler. Il s’en moquait pour enchaîner sur la perversité du système répressif « J’ai été kidnappé, car il n’y avait aucun mandat d’arrêt. Je n’ai jamais connu mes chefs d’accusation. Mes parents ont fait le tour des postes de police et les flics niaient que j’ai été arrêté. Ils ont même proposé à mes parents de lancer un avis de recherche, comme personne disparue », s’indigne le jeune homme, la gorge serrée.

Les agents lui avaient donné les règles : D’abord pas de « Au nom de dieu », « Au nom du prophète », « Au nom de Mahomet », « sur la tête de ma mère », « je ne sais pas » ou « j’ai oublié ». Ensuite il devait apprendre à dire « Monsieur le président » et non « Ben Ali » à coup de gifles. Devant son refus d’embrasser la photo du dictateur, les coups ont commencé à pleuvoir sur la tête. « Mes tortionnaires n’arrivaient pas à comprendre comment un enfant, élevé dans un milieu apolitique, décide-t-il de dénoncer la dictature de leur maître. Mais ils étaient bien organisés et savaient ce qu’ils avaient à faire ».

Les questions tournaient autour de « qui se cache derrière les faux profiles sur Facebook ? » et « Tu es Takriz ou Nawaat ? ». Pour le faire parler, on lui avait dit que sa mère avait eu un arrêt cardiaque à cause de lui.

J’inventais des histoires pour qu’ils arrêtent de noyer ma tête dans le seau. Je savais que je n’allais pas en mourir mais j’avais peur de mourir.

Skander se rappelle encore de l’agent surnommé Ankabout [l’araignée]. « Il était très violent. Il m’a dit qu’il a été obligé d’interrompre sa cuite pour venir surveiller un Farkh Tahhan [un batard de gamin]. Il parlait de moi! ».

Skander savait qu’il n’était pas seul. Il savait que Azyz Amami et Slim Amamou étaient aussi détenus au même endroit. Petit à petit, à travers les questions qui lui ont été posées, il a compris que Hamada Ben Omar le rappeur « Al Général », Sofien Bel Hadj alias « Hamadi Kaloutcha » et Shems Eddine Ben Jemaa alias « Kangoulya » étaient aussi là. « Les agents qui m’interrogeaient me disait que Slim et Azyz avaient des fractures à force d’être frappés. Je les entendais crier. En allant aux toilettes je percevais Slim et en en revenant je percevais Azyz. Ça me rassurait ».

Privé de cigarettes, Skander arrive à passer un accord avec les policiers.

Le pacte était simple. Je pouvais fumer, mais il fallait qu’ils éteignent chacune des cigarettes sur mon corps. J’en garde 19 traces, dit-il, le regard furtif.

A la sûreté de l’Etat « le camp de concentration » selon Skander, tout était prétexte à torture, même les aveux. « C’est toi le gamin qui a écrit sur Facebook : Un policier Bouchalta [sous-gradé] agresse un avocat qui a passé sa vie à défendre les droits de l’homme ? Je disais : C’est moi. Et ils commençaient à me frapper à tour de rôle. Comme dans un jeu pourri de gamins », déplore-t-il. Quand Skander pensait que son calvaire était fini, les tortionnaires passaient au stade supérieur « les coups, les ongles arrachés, la position du poulet rôti. Ce sont des choses que je n’oublierai jamais », Avoue-t-il.

Le code protège l’enfant de toute forme de torture, aux violations répétées de son intégrité physique, à l’atteinte psychique, ou sa détention, ou l’habitude de le priver de nourriture, ou de commettre tout acte de brutalité [Article 2].

« Je n’avais pas le droit de dormir. Un agent m’interdisait toutes les nuits de m’allonger ou de fermer les yeux », se rappelle-t-il, avec beaucoup de mépris. Ses journées lui semblaient interminables. « Je ne savais plus où j’étais et ce qui allait m’arriver. Un tortionnaire était venu me dire que j’avais dépassé l’étape du poste de police, du district, des centres de détention, d’El Gorjani, du ministère de l’Intérieur. Et que j’étais dans le dernier stage. Que là où j’étais, ils pouvaient me tuer sans que personne n’en sache rien. J’ai appelé ce stage, celui du Tinnin[dragon] », raconte Skander, l’amateur de jeu vidéo.

20 ans de prison ferme dans le meilleur des cas

C’est à sa quatrième journée, qu’un agent l’avait enfin informé de ses chefs d’accusation : Terrorisme électronique, constitution d’une association de malfaiteurs, complot contre la sécurité de l’Etat, incitation à la sédition et la rébellion, diffamation à l’égard du président et de sa famille, piratage de sites web gouvernementaux.

Je risquais 20 ans de prison dans le meilleur des scénarios. C’est ce qu’on m’avait dit. J’étais accusé d’avoir participé à la création de Takriz en 1998. Moi qui est né en 1994, ironise-t-il.

Mais en réalité Skander était à bout, terrorisé. Il pensait au procès, aux longues et dures années de prisons, à la rencontre des bandits de son quartier qui pourraient le protéger.

Il faisait nuit quand un agent haut gradé avait invité Skander à son bureau pour regarder le discours de Ben Ali. « Il était plutôt correct cet agent. Il m’a même proposé des cigarettes. Je l’ai invité à aller se faire foutre, lui, ainsi que son président. J’étais vraiment très grossier. Je n’en pouvais plus. Je voulais aller en prison pour enfin pouvoir dormir », avoue Skander. Il signe une vingtaine de papiers sans les lire. Une fois au bureau du directeur, Skander aperçoit son père lui aussi forcé de signer des papiers. Le téléphone sonne. Il est invité à y répondre. Au bout du fil, c’est la présidence de la République :

Tu vas sortir, mais il va falloir que tu fermes ta gueule sur les réseaux sociaux. Nous gardons ton dossier sous la main, et au premier faux pas, on ne te ratera pas.

C’est le délégué à la protection de l‘enfance qui bénéficie de la qualité d’officier de police judiciaire [Article 36]. Les officiers de la police judiciaire ne peuvent procéder à l’audition de l’enfant inculpé, ni à entreprendre aucune procédure à son encontre qu’après avoir donné avis au Procureur de la République compétent. Si les faits imputés à l’enfant sont d’une gravité majeure, le procureur de la République doit commettre d’office un avocat pour assister l’enfant, si celui-ci n’en a pas choisi un [Article 77].

Le 14 janvier 2011, Skander était parmi les manifestants devant le ministère l’Intérieur.