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Quatre jours de combats acharnés, 50 jihadistes (soit autant que le récent raid US sur Sabratha), 7 civils et 12 policiers et militaires tués… l’opération de Ben Guerdane constitue un évènement majeur de l’histoire de la lutte antiterroriste en Tunisie, le plus meurtrier, même s’il n’est pas unique en son genre. Et comme souvent dans ces cas-là, certains tentent d’importer la logique militariste dans le champ des idées, en œuvrant à museler tout début de réflexion sociologique ou éthique. A leur façon, ceux qui cèdent au chantage du procès en patriotisme sont aussi des déserteurs.

Un article du Mirror est venu mettre un bémol samedi à l’enthousiasme ambiant en révélant le rôle d’encadrement d’une quinzaine d’hommes des forces britanniques déployés dans le sud tunisien. Dès début janvier, des sources sécuritaires tunisiennes confirmaient qu’une vingtaine d’instructeurs militaires britanniques allaient être dépêchés sur le territoire tunisien, en zone frontalière avec la Libye, mais simplement « pour aider à la formation de la Garde nationale tunisienne ». Le 6 mars courant, le ministre de la Défense Farhat Horchani annonçait qu’un cadre légal était en préparation pour permettre la présence de troupes étrangères afin de former les forces armées tunisiennes. Mais son ministère a cependant démenti dimanche via son porte-parole que des forces spéciales britanniques aient supervisé l’opération contreterroriste de Ben Guerdane.

Objet de railleries sur les réseaux sociaux, l’archaïque « salle des opérations » de l’Aouina, à 5 km de Carthage, visitée par Béji Caïd Essebsi n’a pas eu l’effet escompté. Ce jour-là il parlera pour la première fois de « rats » à ce niveau de l’Etat. Le président remet ça samedi, en se déplaçant cette fois un peu plus loin, à un bureau postal du centre-ville de Tunis, pour faire don d’un mois de salaire à ce que d’aucuns comparent au feu compte postal « 26-26 », le fonds « 493 000 » cette fois dédié à la lutte antiterroriste.

L’idéologie sur le banc des écoles

Donné pour premier par des sondages en termes de popularité des hommes politiques, le ministre de l’Education Néji Jelloul reste cependant le champion toutes catégories de l’instrumentalisation. Prenant la défense du désormais célèbre selfie polémique pris par de jeunes soldats goguenards près de cadavres d’assaillants, le ministre a même promis d’acheter un T-shirt à l’effigie de la bavure pourtant sanctionnée par la hiérarchie de l’armée.

L’enthousiasme du ministre a fait des émules, puisqu’une campagne intitulée « selfie, avec les Daech derrière moi » était mise scène samedi à Monastir où de jeunes lycéens ont arboré le T-shirt en question. « Nous combattrons l’obscurantisme par l’obscurantisme », commente notamment Azyz Amami à propos de cette institutionnalisation de la profanation.

Pour avoir répondu au populisme du ministre dans un langage fleuri, le blogueur subit toutes sortes d’intimidations dans les médias. Certains appellent même à le poursuivre en justice, comme au bon vieux temps du bénalisme confronté au cyberactivisme.

Le « takhwin », ce grand cousin du takfirisme

Cette injonction inquisitoire à la suspension du débat d’idées, au motif que le pays « est en guerre », cela a déjà été traitée dans nos colonnes, notamment lors du vote de la nouvelle loi antiterroriste où toute voix dissidente à l’Assemblée était excommuniée par une partie de l’opinion publique, ou encore lors de la sortie de Majdouline Cherni dès février 2014, qui annonçait alors une doctrine de droite dure consistant en une simplification à l’extrême du discours.

Il y a presque 15 ans, le président américain néoconservateur George W. Bush n’hésitait pas à employer le ton de la menace au lendemain des attentats du 11 septembre :

Nous poursuivrons les nations qui fournissent de l’aide ou de la protection au terrorisme. Chaque nation, dans chaque région, a maintenant une décision à prendre. Soit vous êtes avec nous, soit vous êtes avec les terroristes.

Le « you’re with us, or you’re with the terrorists » venait alors d’être théorisé.

Pour autant, certains chercheurs à l’image de Michael Ayari n’ont pas été dissuadés d’esquisser une incursion analytique des évènements de Ben Guerdane :

C’est une tentative d’attaque insurrectionnelle, coordonnée notamment par environ une cinquantaine de membres de cellules dormantes de l’EI à Ben Guerdane. Le terme “terroriste” jette un voile sur les objectifs politiques du commando: rallier à sa cause une partie de la population de Ben Guerdane, réputée “frondeuse”, en l’incitant à l’insurrection, tout en s’assurant le contrôle militaire de la ville. Par exemple, l’EI a diffusé un message révolutionnaire jihadiste des hauts parleurs des mosquées et tenté de distribuer des armes. Dans cette mesure, ceci rappelle l’attaque de Gafsa du début des années 1980 et a donc un sens politique.

Pragmatique, Wajdi Limam explique quant à lui dans une tribune en quoi l’attaque de Ben Guerdane est le signe patent de l’échec d’un État que les logorrhées nationalistes ne sauraient faire oublier.

Endossant le costume du sociologue, l’opposant historique Gilbert Naccache explique quant à lui que :

La Tunisie est la pire expérience de Daesh, le début de ses revers : c’est le premier lieu où la population, dans sa grande majorité, forces populaires et forces armées confondues, a refusé que ses choix lui soient dictés par d’autres. Cela, c’est l’essence de la révolution de la dignité, cette révolution qui n’est pas toujours apparente, mais dont les prolongements sont la garantie de la vie du peuple libre de Tunisie.

Si l’organisation jihadiste semble effectivement avoir péché par excès de confiance, victime de sa mégalomanie et aveuglée par sa propre littérature (accueil populaire à Mossoul en Irak, etc.), l’accueil en grande pompe de Habib Essid le 12 mars et la communion ponctuelle d’une partie des habitants locaux avec les forces armées saurait-elle en revanche constituer un prolongement de la révolution de la Dignité, comme l’explique Naccache particulièrement enthousiaste ? L’avenir le dira.

En attendant, une forme nouvelle de perpétuation de l’esprit de la révolution de la Dignité se manifeste incontestablement aujourd’hui. Minoritaire mais bien ancrée, elle s’exprime à travers l’adhésion commune de jeunes de divers bords politiques à la pensée universelle des droits de l’homme, un idéal inaliénable qui fait de la résistance.