Il y a des cercles vicieux ; pourquoi n’y aurait-il pas des spirales vicieuses ? Notre histoire récente semble attester que c’est bien le cas. Depuis la Révolution – vous me permettrez de mettre un « r » majuscule – la Tunisie n’est assurément plus la même. Pourtant, elle semble identique à elle-même. Par bien des aspects qui intéressent la Révolution, elle progresse. Pourtant, tout indique qu’elle subit l’attraction apparemment irrésistible de son point de départ. Son point de départ, c’est un régime politique dont le peuple voulait la chute ; non seulement l’éviction du dictateur mais la dissolution de toutes les institutions sur lesquelles reposaient la dictature. L’élection de l’Assemblée constituante a représenté le point d’orgue ou plutôt l’apogée du premier moment révolutionnaire. Son décroît a commencé juste après. Il n’est pas nécessaire ici d’en retracer les étapes ni de pointer les responsabilités des uns et des autres. Ce qui importe, c’est de constater que la nouvelle Assemblée, le nouvel exécutif et le nouveau et fringant président, n’ont qu’une idée en tête, nous ramener sinon au 13 janvier, du moins au 15.
Cette obsession a pour nom la « réconciliation ». Un temps mise en sourdine dans les discours officiels, voilà qu’elle resurgit subrepticement aujourd’hui, enrobée dans la reconnaissance du rôle de l’IVD comme semble le signifier cette récente déclaration du ministre des Domaines de l’Etat selon lequel l’Etat doit accepter « le principe de la réconciliation et il l’acceptera » et qu’un accord dans ce sens serait signé, sous peu, avec l’IVD (La Presse, 21/04/16). Allez savoir ce qui se cache sous cette déclaration ! Mais il y a tout lieu de se méfier. Présenté comme une simple « réconciliation économique », moyennant finance, cette réconciliation aurait pour but, nous dit-on, de nourrir l’économie en rassurant les investisseurs, comme si, idiots de naissance, nous ne savions pas que « ce qui sent bon chez l’épicier peut très bien puer dans la marmite » (Jim Thomson) et que derrière une déjà scandaleuse « réconciliation économique », c’est bien une réconciliation politique avec les suppôts de l’ancien régime que l’on veut nous faire avaler.
Beaucoup d’entre nous, cependant, dont le bulbe olfactif frétille de plaisir dès qu’il est question d’unité nationale et de miséricorde, sont tentés d’y croire et se laissent aller aux séductions du pardon et de la concorde. La réconciliation qui réunit ceux qui s’étaient désunis alors que tout devrait les unir, c’est beau. Mais ce n’est beau que dans une histoire d’amour. Et pour qu’il y ait réconciliation, il faut qu’il y ait eu auparavant « conciliation ». Or, le moins qu’on puisse dire c’est que la Révolution n’a pas été une simple fâcherie entre gens disposés à s’aimer et qui rapidement oublieraient cette brouille inopportune sous l’effet d’une sorte d’immanence nationale. Il n’y a pas eu, en effet, d’état de « conciliation » entre le peuple et les hommes de Ben Ali qu’une réconciliation se devrait de rétablir.
La réconciliation, si elle venait à être institutionnalisée ou entérinée sous une forme ou une autre par l’entourloupe d’un accord avec l’IVD, ne serait, en vérité, qu’une réconciliation de la Révolution avec le contraire d’elle-même. Autrement dit, un oxymoron. C’est bien pourquoi elle serait nécessairement amenée à sonner le glas de la justice transitionnelle ou à la vider de son sens. Celle-ci était déjà une concession consentie par la Révolution, une formule bien douce, à mon avis, pour les chenapans de l’ancien régime. Car, avouons-le, beaucoup méritent la potence sans transition. Mais, même cette concession ne saurait être tolérée par les réconciliateurs. Ce n’est pas l’impunité seulement qui les motive mais la restauration.
Mais que dis-je ? La réconciliation en cours n’est pas du tout une contradiction dans les termes. Cette réconciliation ne vise qu’à réconcilier le même avec le même. Avec qui donc nos gouvernants actuels, ceux qui tiennent véritablement l’Etat – et ce n’est pas, quoi qu’on dise, Ennahdha, malgré sa stratégie de la carpette -, avec qui donc ceux-ci escomptent-ils se réconcilier sinon avec eux-mêmes, c’est-à-dire ceux et ceux qui ont fidèlement servi et se sont assidûment servis de l’ancien régime ? Du reste, cette réconciliation a déjà eu lieu : réconciliation avec les hommes et les réseaux de l’ancien régime, réconciliation avec le bourguibisme, réconciliation avec la police politique, réconciliation avec la misère et le mépris du peuple, réconciliation avec la répression… Tout cela nous le voyons déjà en acte. La supervision du prochain Congrès de Nidaa Tounes par d’anciens responsables du RCD n’en est que le piètre aveu et on ne serait qu’à moitié surpris si, demain, Ghannouchi nous annonçait que des hommes qui ont commandité les tortionnaires de Ben Ali ou qui les ont couvert, devaient se voir confier la supervision du Congrès d’Ennahdha.
La solution ? Elle existe. Vous ne la trouverez pas dans un très sérieux traité de science politique mais sur un site qui n’a rien de bien sérieux : le « dictionnaire des verbes qui manquent ». On y découvre avec bonheur l’indispensable verbe « déconcilier » dont la conjugaison au conditionnel devrait être interdite. Comment pense la Révolution ? Elle pense déconciliation.
Cinq ans sont déjà passés, on trouvera toujours quoi mettre sur ce volet qui n’arrête pas d’animer la vie médiatique et politique, les bons esprits et les mauvais esprits. Repenser un modèle à la réconciliation en dehors de la justice transitionnelle à mon avis c’est faut et c’est incohérent avec l’histoire et avec la justice, donc c’est impossible. Repenser un modèle de justice transitionnelle et de réconciliation nationale, ça parait impossible pour le mental tunisien (le mental collectif, et le mental qui gouverne)… quand un parti, ou une majorité arrive au pouvoir, son mental se transforme bizarrement… hier ou avant-hier Sakher el Materi, a dit des choses, il ose, oui, il OSE. Il a sur quoi se reposer, pour dire ce qu’’il veut, comme plusieurs dans son cas.
Pour moi, il y a essentiellement trois choses qui ont fait que ce volet des exigences de la révolution, la réconciliation, est demeuré, la proie facile à un grand nombre d’intervenants publics et privés. Le temps, la division, l’incapacité de la justice.
– Le temps, cinq années après, la majorité des parties concernées se sont mieux organisées dans la gestion des richesses publiques détournées. Les sommes mal acquises sont injectées dans l’économie mondiale, d’une manière que ce sera difficile à les identifier et à les quantifier… De plus, entre temps, beaucoup d’argent a été gagnée, à travers des investissements multiples, et des opérations diverses sur le marché international,
– La division politique en Tunisie, n’a pas joué pendant ces cinq dernières années, pour une réconciliation nationale. En somme tout ce qu’’a été fait par les différents intervenants, que ce volet, la réconciliation, devient un outil politique à la solde des partis, des majorités, …,
– Et puis, le corps judiciaire tunisien, à l’heure actuelle, et au fond, il ne sait pas, qu’est ce qu’on lui demande exactement. Le message politique n’est pas clair… Ni les objectifs d’une réconciliation nationale, ne sont clairement identifiés pour une grande partie de la classe politique, ni des mécanismes transparents sont posés, ni les critères sur lesquels va se poser cette réconciliation sont réfléchis, ça nage dans le vague et dans tous les sens.
Par conséquence, Shaker el Materi, et autres, pourront dire ce qu’ils veulent, et à leur convenance, le champ est libre à tous les laboureurs et dans les sens, et à même à toutes les transactions, sur le dos du peuple… Ils pourront encore brouiller les pistes comme ça leur semble, rien, aujourd’hui, ne pourra les empêcher…
Faire durer le plaisir, c’est aussi une spécialité, du monde de la finance, et pas que des politiciens, … et quand les deux ça se mélange, la jouissance durera plus longtemps. Que cherche un voleur ?